Vladimir Lepekhine : un nouveau projet
global
contre la Russie ?
Karine Bechet-Golovko
Jeudi 5 décembre 2019
Dans la lignée de
notre publication d'hier, je voudrais
attirer votre attention sur l'interview
de Vladimir Lepekhine, directeur de
l'Institut EvroAzEs concernant la
situation politico-économique de la
Russie, le caractère totalement
volontaire des réformes aussi
improductives qu'impopulaires menées par
le bloc néolibéral du Gouvernement russe
et la préparation d'un projet global
devant largement chambouler l'équilibre
politique, portant à nouveau le risque
d'une disparition des institutions
étatiques. Ces perturbations sont
inévitables, car les décisions centrales
de la politique intérieure, selon
Lepekhine non pas en fonction des
intérêts nationaux, mais d'intérêts
extérieurs. Les grandes lignes en
français pour les non russophones.
Le directeur de
l'Institut d'étude des problèmes du
développement de l'Union eurasienne (EvroAzEs)
a donné une interview, passablement
détonante, à la chaîne en ligne DenTV,
qui a en substance été reprise sur le
site
wec.ru, disponible ici en russe.
L'intégralité de
l'interview est disponible ici :
Selon Vladimir
Lepekhine la Russie est actuellement
dans une impasse, notamment économique,
liée à l'affaiblissement des
institutions politico-étatiques. En ce
sens, des analystes russes établissent
un parallèle entre la situation actuelle
et celle de la fin des années 80. De
leur côté, les politiciens font des
déclarations principalement
émotionnelles, mais pour autant leurs
décisions sont parfaitement rationnelles
et ne s'excusent pas par l'incompétence.
En 2004, la
décision d'implanter la monétarisation
de l'économie, ce qui est le point de
départ de la situation actuelle, le
Président Poutine a demandé à deux
groupes d'établir les critères
d'évaluation de l'efficacité des
politiques dans les régions. Le premier
groupe, celui du ministère du
développement régional alors créé, sous
la direction de Elvira Nabiullina
(elle dirige depuis 2013 la Banque
centrale, son époux est le président de
l'Ecole supérieure d'économie -
radicalement néolibérale), a traduit en
russe les exigences du FMI, mais sans
que ces critères proposés n'aient le
moindre lien avec le but affiché, celui
de l'évaluation de l'efficacité des
régions. 64 critères financiers
techniques ont été retenus, le PIB a par
exemple était écarté. Le second groupe,
celui dont faisait parti Lepekhine,
proposait d'intégrer des critères
sociaux et économiques, mais qui ne
furent pas retenus, car ils
n'intéressent pas le FMI - ni le
Gouvernement. Ainsi, il est impossible
de mettre en évidence la carte du
développement réel des régions. Il
semble bien, par cet exemple notamment,
que quelque chose n'aille pas dans le
système de gouvernance.
En ce qui concerne
le système politique, rappelons-le
centré autour d'une personnalité, dont
c'est le dernier mandat, il démontre une
faiblesse interne importante. Selon
Lepekhine, ce système est programmé pour
disparaître (justement parce qu'il n'a
pu devenir système) et les tentatives
pour renforcer le système social sont
vouées à l'échec. Pour s'en convaincre,
il suffit de regarder la manière dont le
Gouvernement sabote la réalisation des
projets nationaux et des décisions
présidentielles. "La catastrophe est
en ce qu'ils ne peuvent être réalisés,
car un système n'est pas constitué par
une seule personne". Or, la plupart
des individus qui travaillent à des
postes de direction, "ne
réfléchissent pas avec leur coeur ou
leur esprit, mais avec leur estomac",
je cite.
La question
centrale est finalement de savoir s'il
s'agit d'une incompétence ou d'une
volonté ?
Ici, pour Lepekhine,
la réponse est claire : c'est un
sabotage - volontaire. Pour lui, le
Gouvernement ne semble pas intéressé à
ce que le pouvoir d'achat s'améliore,
que l'économie reparte : les prêts des
particuliers sont facilités et
favorisent l'endettement, quand les
entrepreneurs ont les plus grandes
difficultés à obtenir un emprunt pour
développer leur affaire.
"Tout se qui se
passe aujourd'hui en Russie ne l'est pas
en raison de la stupidité des
fonctionnaires. Ce manque d'entrain
qu'ils démontrent laisse penser qu'il
existe en Russie des barrières cachées
au développement de l'économie, parce
que tout est fait pour cela, si ce n'est
même plus. Et c'est justement pour cela
que nous entrons dans l'OMC, que nous
augmentons l'âge de la retraite,
augmentons les impôts (augmentation
récente de la TVA - note du traducteur),
l'on peut donner beaucoup d'exemples.
Il est aussi
possible de jeter un oeil sur les
recommandations du FMI, qui conseillent
au Département d'Etat américain
d'investir de l'argent dans leur
industrie, quand, à la Russie, il est
recommandé d'investir ses capitaux à
l'étranger. Et que font les pouvoirs ?
Nous remarquons une fuite constante de
capitaux vers l'étranger, en
obligations, actions etc., et
maintenant voila l'Afrique qui
s'approche. La classe dirigeante en
Russie n'a pas de motivation. (...)
Si l'on s'appuie
sur ce qui vient d'être dit, il n'y a
qu'une conclusion qui s'impose : quelque
chose se prépare à l'égard de la Russie.
On a la sensation que le pays retient
son souffle, en attente de quelque
chose. Je pense que ces prochaines
années va émerger un projet global de
forces politiques extérieures, mais dont
nous serons un des participants. Et je
suis certain que l'Occident a déjà
déposé ses hameçons où il faut".
Cette vision de la
situation est particulièrement noire et
suppose l'existence d'une réelle force
politique en Occident, ce qui est
largement discutable. Mais il est vrai
que le sentiment d'impasse du cours
politique néolibéral mené oblige à
s'interroger. Nous avons plusieurs fois
soulevé la douloureuse question du rôle
de certaines élites dans les choix
politiques les plus contestés, que ce
soit à l'égard des sanctions
économiques, sportives (JO), de la
difficulté à capitaliser politiquement
les victoires acquises (Syrie, Crimée).
A ce sujet,
je vous rappelle ce texte, dans lequel
il nous semble aussi que la Russie se
trouve à un tournant, qu'elle doive
choisir entre 1941 et 1991.
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