Russie politics
L'interview du directeur du FSB
russe (Partie 1)
Karine Bechet-Golovko
A.
Bortnikov, à gauche, et V. Fronine,
rédacteur en chef de Rossiïskaya Gazeta
Mardi 2 janvier 2018
Sortant de sa réserve habituelle, le
directeur du FSB Alexandre Bortnikov a
donné une interview à contre-courant fin
décembre en raison du centenaire des
services de sécurité russes. Ce qui a
provoqué une montée de colère et
d'indignation de la part de la "bonne
société progressiste". Toujours la même.
Toujours dans le même rôle: celui de la
conscience sociale autoproclamée,
remplissant tout à la fois les fonctions
du juge et de l'exécuteur. Un peu la
tchéka des temps modernes, finalement.
Quel fut le crime commis par le
directeur du FSB? Ignoble.
Impardonnable. Imaginez un peu, à
l'heure de la victimisation de masse, il
ose replacer les phénomènes dans leur
contexte. A l'heure des slogans, il ose
l'analyse. A l'heure de l'assimilation
du communisme au nazisme, quelle honte,
il ne recherche pas de racines dans
l'Ancien régime, mais assume pleinement
l'acte de naissance soviétique du
système du renseignement en Russie. A
l'heure du faux culte de la
"transparence totale ciblée", il ose
légitimer le droit de l'Etat à l'ombre.
A l'heure du demi-dieu Individu, il
rappelle l'intérêt public. Même la
question de la glorieuse démocratisation
du pays conduite par Gorbatchev rappelle
à quel point il y a eu volonté de ne pas
résoudre les problèmes du pays, le
conduisant à sa chute.
A lire. A déguster. A réfléchir.
Première partie aujourd'hui de la
traduction en français de l'interview
de A. Bortnikov du 19 décembre 2017
donné à Rossiïskaya Gazeta: "Le FSB
remet les accents". Vu la taille du
texte, la suite sera publiée demain.
Alexandre Vassilievitch, le 20 décembre
les organes russes de sécurité vont
fêter une date importante. Pourquoi vous
ne voyez pas, comme par exemple la
Procuratura ou le ministère de
l'Intérieur, vos racines dans la Russie
pétrovienne, puisqu'il existait bien
alors un système de renseignement et de
contre-espionnage?
A. B. : En effet,
il existait des structures exerçant des
fonctions de renseignement et de
contre-espionnage, garantissant la
protection de l'ordre public et la
protection des frontières dès le moment
de l'apparition d'un Etat centralisé,
mais c'est il y a 100 ans qu'est apparu
pour la première fois un système
centralisé de renseignement et de
contre-espionnage.
L'arrivée de cette
date anniversaire est une très bonne
occasion pour remettre les accents à
leur place et répondre à un certain
nombre de questions litigieuses,
notamment concernant les évènements de
ces années passées. Puisqu'il est bien
connu que l'examen des faits en dehors
de leur contexte historique nous ôte la
possibilité d'examiner objectivement le
passé, de comprendre le présent et de
prévoir le futur.
Donc, tout ce
que le public connaît de l'activité de
vos services ne correspond pas à la
réalité?
A. B. : Beaucoup de
mythes ont été créés au sujet des
organes de sécurité, certains très
résistants. Le caractère spécifique de
l'activité des services de sécurité ne
permet objectivement pas d'informer en
temps réel la société sur les opérations
menées. Cela favorise l'apparition,
disons, d'une "auréole de secret" autour
de l'activité des organes compétents et
renforce l'intérêt du public pour les
sources secondaires, pas toujours
favorables à notre égard. Certains, dans
la course au sensationnel, augmentent le
rôle des services de sécurité dans les
évènements qui se produisent, d'autres
mentent ouvertement, remplissant leur
mission de propagande. L'ouverture
postérieure de l'information, la levée
du secret sur certains faits, ne permet
pas toujours de revenir sur ces mythes
bien ancrés.
Les relations de
la société aux organes de sécurité ne
sont pas linéaires, elles ont beaucoup
évolué en fonction de la conjoncture
politique. Sur quoi se base le FSB pour
apprécier l'activité de ses
prédécesseurs?
A. B. : Pour
répondre à cette question, j'aimerais
mettre l'accent sur trois moments
importants.
Tout d'abord, il
faut tenir compte des conditions
historiques. Plusieurs fois, les
puissances étrangères ont porté atteinte
à notre Patrie. Notre adversaire a tenté
de remporter la victoire contre nous
soit dans un combat ouvert, soit en
mettant l'accent sur les traitres à
l'intérieur du pays, et tentant avec
leur aide de semer la confusion, de
diviser le peuple, de paralyser la
possibilité de l'Etat de réagir à temps
et efficacement aux dangers qui se
présentent. La destruction de la Russie
reste pour certains une idée
obcessionnelle.
En tant
qu'organe de sécurité, nous sommes
obligés de mettre à nu les intentions de
l'adversaire, anticiper ses actions et
dûment réagir aux attaques. En ce sens,
le critère principal de l'activité de
nos services est l'efficacité.
Ensuite, les
missions réalisées par les organes de
sécurité changent en fonction des enjeux
et des dangers, que rencontre l'Etat aux
différentes périodes de son existence.
Autrement dit, les missions de la Tchéka
étaient très différentes de celles du
KGB, sans même parler du FSB.Cela a
conditionné et la logique des
transformations organisationnelles des
services spéciaux, et des méthodes de
travail.
Et enfin, il ne
faut pas considérer les membres des
services spéciaux indépendamment de la
société, avec tous ses avantages et ses
inconvénients. Lorsque la société
change, nous changeons aussi.
Aujourd'hui
encore, les membres des services de
sécurité sont souvent appelés
"tchékistes". Cela ne vous dérange pas
ce parallèle avec la Tchéka, qui avait
été créée comme "l'épée punitive de la
Révolution"?
A. B.: Aujourd'hui,
non ça ne dérange pas. Le terme de
'tchékiste" est depuis longtemps devenu
une figure de style. Il tire ses racines
non seulement dans notre jargon
professionnel, mais il est également
largement employé dans les milieux
journalistiques et dans la société en
général. Et il faut comprendre que
l'activité des organes de sécurité
actuels n'a rien à voir avec celle
"exceptionnelle" des premières années du
pouvoir soviétique. Je rappelle que la
Commission russe d'exception (Tchéka)
pour la lutte contre l'activité
contre-révolutionnaire et le sabotage
auprès du Soviet des Commissaires du
Peuple, dirigée par F. Dzerjinsky, a été
créée comme un organes temporaire avec
des compétences extraordinaires, à une
époque où le pays se trouvait dans une
situation critique, avec le début de la
guerre civile et de l'Intervention
étrangère, de la paralysie de
l'économie, du règne du banditisme et du
terrorisme, de l'augmentation des actes
de sabotage, du renforcement du
séparatisme. Comme vous le comprenez, le
caractère exceptionnel de la situation
obligeait à prendre des mesures
exceptionnelles.
La Tchéka
regroupait alors des missions de
renseignement, de contre-espionnage,
d'enquête, d'instruction et de jugement
avec droit de prononcer la peine de
mort, plus tard ont été ajoutés les
fonctions de protection des frontières
étatiques, des sites de gouvernement et
des premières personnes de l'Etat.
Les tchékistes ont
efficacement mis à jour et contré les
activités destructrices des services
étrangers, des organisations
terroristes, criminelles et de
l'émigration blanche et ont également
participé à la garantie de la sécurité
alimentaire.
Dans le même temps,
la guerre était menée contre les
vestiges de la guerre civile, à savoir
le "banditisme rouge", du despotisme
d'extrême gauche dans l'activité du
Parti et des membres des organes de
sécurité qui, sous couvert d'"idée
révolutionnaire"pratiquaient la justice
sommaire, des arrestations et des
réquisitions illégales. Les mesures
violentes prises en 1923 ont permis
globalement d'y mettre fin.
L'unité du système
des organes de sécurité a dans une
grande mesure permis de préserver la
gouvernementabilité du pays dans une
situation de guerre. En 1922, la Tchéka
a été réorganisée en Département de la
politique d'Etat auprès du NKVD de la
RSFSR et en 1923, en raison de la
création de l'URSS, en Département
unifié de la politique d'Etat (OGPU),
ayant les droits du Commissariat général
(ministère avant la guerre). Il avait
alors d'autres missions, la garantie de
la sécurité et du développement paisible
du jeune Etat soviétique. Pourtant, au
cours des décennies suivantes, leurs
membres ont gardé le nom de tchékiste.
Autrement dit, l'histoire, l'expérience
et les traditions qui transparaissent
dans les différentes appellations ne se
réduisent pas uniquement à la période de
la Tchéka ni, comme vous l'avez dit, à "l"épée
punitive de la Révolution". Elle est
beaucoup plus large. Et renoncer
au terme de tchékiste est comme reléguer
aux oubliettes toute une génération de
nos prédécesseurs.
C'est alors en
1920 que les organes de la sécurité
étatique ont acquis leur première
expérience en matière de
contre-espionnage et ont même pu battre
des espions occidentaux expérimentés?
A. B. : Le travail
s'est déroulé sans la préparation
professionnelle nécessaire et
l'expérience a été acquise à partir de
zéro. La première grande réussite du
contre-espionnage soviétique est la mise
à jour en septembre 1918 du "Complot des
ambassadeurs" des pays de l'Entente sous
la direction du chef de la mission
diplomatique britanique P. Lockhart, qui
ont tenté d'organiser un soulèvement
armé à Moscou et de soutenir le
débarquement d'une Intervention anglaise
à Arkhanguelsk
En 1919, les
tchékistes ont mis à jours un groupe de
résidents à Pétrograd et à Moscou,
dirigé par un officier du MI6, connu
comme "l'homme aux cent visages", P.
Dukes. Pour comprendre l'importance de
ce groupe pour Londres, il suffit de
connaître ce fait. Le Gouvernement
anglais a inclus les compensations
financières pour l'arrestation et
l'exécution de toute une série d'espions
du Groupe de Dukes dans l'"ultimatum de
Curzon" de 1923, qui a sérieusement
compliqué les relations bilatérales avec
l'URSS et a conduit les pays au bord de
la guerre.
Dans le milieu des
années 20, en résultat des opérations "Sindikat-2"
et "Trest", qui ont duré quelques
années, les tchékistes ont mis fin à
l'activité hostile de toute une
organisation souterraine terroriste
contre-révolutionnaire, liée aux réseaux
de l'émigration et des services spéciaux
étrangers. En même temps a été mis à
jour et défait un nouveau groupe
d'agents britanniques.
Soyez d'accord,
pour de tous jeunes services spéciaux,
ce sont de brillants résultats.
Mais pour
autant, pour beaucoup ces organes Tchéka-OGPU-NKVD
sont surtout associés aux répressions
des années 30. Est-ce que vraiment les
tchékistes n'ont pas compris dans quoi
ils ont pris part?
A. B. : A nouveau
reportons notre attention sur la réalité
de ces années. La Paix de Versailles
n'était considérée par les pays
vainqueurs que comme un répit
temporaire. Ils travaillaient sur des
plans d'attaque de l'URSS dès les années
20. Le danger d'une guerre à venir
exigeait de l'Etat soviétique la
concentration de toutes ses ressources
et la tension de ses forces à la limite
de la rupture, l'accélération de
l'industrialisation et de la
collectivisation. Mais la société
n'avait pas encore récupéré après la
guerre civile et la dévastation du
territoire. La mobilisation fut
extrêmement douloureuse. La dureté des
méthodes de l'Etat a provoqué le
mécontentement d'une partie de la
société soviétique. Même à l'intérieur
de l'OGPU est apparu un conflit entre le
directeur G. Iagoda et son adjoint S.
Messing, qui avec un groupe de personnes
de même sensibilité s'est prononcé en
1931 contre les arrestations de masse.
Des purges ont été
réalisées dans les organes de sécurité,
qui furent encore renforcées après
l'assassinat de S. Kirov en 1934. Au
moindre soupçon de "manque de
fiabilité", des collaborateurs qualifiés
étaient relégués en périphérie,
démissionnaient ou bien étaient arrêtés.
Ils étaient remplacés par des gens sans
expérience pratique, mais qui étaient
prêts pour faire carrière à exécuter
n'importe quel ordre. C'est en partie
par cela que l'on peut expliquer les
"excès" des organes de l'OGPU-NKVD.
En tout, entre 1933
et 1939, ont été victimes de répression
22 618 tchékistes, notamment les
premiers membres du contre-renseignement
comme A. Artouzov, K. Zvonarev et
d'autres. Uniquement à l'époque de N.
Iejov (septembre 1936 - novembre 1938 -
note traducteur), le conseil de
direction du département
contre-espionnage du NKVD a été
renouvelé trois fois. En mars 1938, il a
même été liquidé.
Evidemment parmis
les tchékistes qui, je le répète était
pour la majorité au coude à coude avec
la société, il y avait à cette époque
des personnes très différentes. Il y
avait de ceux pour qui "la fin justifie
les moyens", mais en même temps il y a
avait ceux qui s'appuyaient sur les
motifs idéoligiques désintéressés. Ces
derniers, et parmi ceux-mêmes qui ont
subi des répressions, n'ont pas pour
autant perdu la foi dans le Parti et
personnellement en Staline. Avec L.
Béria (qui a succédé à Iejov - note
traducteur), une partie d'entre eux a
été réintégrée dans les organes de
sécurité.
Est-ce qu'il y
avait de réels fondements à ces
"purges"?
A. B. : Même si
pour beaucoup cette époque est associée
à la fabrication de masse des
accusations, les documents d'archives
démontrent l'existence d'une part
d'objectivité dans un grand nombre
d'affaires, notamment reflétées par les
procès ouverts célèbres. Les plans des
partisans de Trotsky en vue du
remplacement, voire de la liquidation,
de Staline et de ses collaborateurs à la
direction du PC US sont loin de
ressortir de l'imaginaire, tout comme
les liens des conspirateurs avec les
services secrets étrangers. Par
ailleurs, une grande partie des
figurants de ces affaires sont des
figures de la nomenclature du Parti et
de la direction des organes de la force
publique, compromis dans des affaires de
corruption, convaincus d'arbitraire et
de justice punitive.
Pour autant, je ne
veux blanchir personne. Les noms des
tchékistes concrets ayant commis des
actes criminels sont connus et dans
l'ensemble ils furent punis après le
remplacement et l'exécution de Iejov.
Ils sont également passés au tribunal de
l'histoire: dans la période de
réhabilitation de masse des années 1950
et 1980, leur condamnation a été jugée
définitivement.
Les répressions
politiques de masse ont pris fin à
l'adoption de l'arrêté par le Comité
central du Parti sur "les arrestations,
la surveillance exercée par le procureur
et l'instruction préparatoire" du 17
novembre 1938. Nommé au poste de
Commissaire du Peuple aux affaires
intérieures L. Béria a rétabli la
direction principale de la sécurité
d'Etat du NKVD et a purgé les organes
des carriéristes dernièrement arrivés.
Les exigences du travail d'enquête ont
été augmentées, ce qui a permis de
diminuer de plusieurs fois le nombre de
condamnations aux plus hautes peines.
Des sources
diverses annoncent des chiffres
différents quant aux répressions. Le FSB
a des données exactes?
A. B. :
Encore à la fin des années 80 a été
sorti du secret défense la circulaire de
1954 sur la quantité de personnes
condamnées pour activité
contre-révolutionnaire ou autres crimes
contre l'Etat, notamment pour banditisme
et espionnage militaire, de 1921 à 1943
ont été condamnées 4 060 306 personnes.
Parmi eux, ont été condamnées à la plus
haute peine 642 980 personnes, à des
mesures d'exil ou à des expulsions - 765
180. Tous les autres chiffres sont
sujets à discussion.
(...)
Autrement dit,
Staline savait que la guerre se
préparait?
A. B. : Bien sûr.
Grâce au travail des services de
renseignement et du service du code, les
organes de direction de l'URSS
recevaient à temps les informations sur
ce qui se passait en Europe de l'Ouest
et dans l'Extrême Orient, sur les
ambitions des pays de l'Axe
Rome-Berlin-Tokyo et également sur les
efforts faits par la Grande-Bretagne et
les Etats-Unis pour pousser Hitler à
étendre la guerre vers l'Est.
Notamment, à partir
de 1940, l'on a obtenu différentes
informations sur le déplacement de
forces militaires allemandes vers la
frontière soviétique. Le renseignement a
signalé la construction accélérée de
différentes fortifications,
d'aérodromes, de réserves et de routes,
la mobilisation partielle ou totale de
la population locale, l'activation des
réseaux d'espionnage dans les zones
frontalières. Uniquement du 18 au 22
juin 1941, dans la direction de Minsk,
ont été arrêtés et neutralisés 211
groupes de renseignement et de sabotage,
ou bien d'individus idolés remplissant
ces fonctions. L'intensification des
échanges radios codés a été notée.
L'information sur la création par
l'Allemagne de dictionnaires de poche
germano-ukrainiens pour les troupes a
été révélée. Par ailleurs, l'information
capitale de la non-volonté de l'Espagne
franquiste et de la Turquie de déclarer
la guerre à l'URSS a été obtenue, tout
comme l'intérêt de l'Allemagne d'obtenir
des renseignements sur les contacts
entre les organes de direction de l'URSS
et les Britanniques et les Américains
mis à jour.
(...)
Dans quel but
a-t-il été nécessaire de créer les
célèbres divisions "Smersh" ("mort
aux espions" - note traducteur)?
A. B. : Après
l'échec de la guerre éclair, les
services spéciaux allemands - "Abver" et
RSHA - ont profondément modifié leur
tactique. L'adversaire a fait le pari de
"l'espionnage total" et de la
préparation de masse de réseaux
d'agents, basés sur les personnes
restées sur les territoires occupés, les
détenus dans les camps de concentration,
les prisonniers de guerre et les
représentants des groupes d'émigration.
Cela a nécessité une autre approche
également de la part des organes de
sécurité. En avril 1943, sur la base de
la Direction des départements spéciaux
(le contre-renseignement militaire) du
NKVD de l'URSS ont été créées deux
divisions "Smersh", dans le cadre du
Commissariat du Peuple ( ministère -
note traducteur) de la défense et de
celui de la marine militaire. Ils furent
dirigés par V. Abakoumov, qui était sous
les ordres du Commandant en Chef des
armées, et P. Gladkov. Peu savent qu'une
division Smersh a également été créée
dans le système du NKVD, sous la
direction de S. Iourimovitch, qui était
en charge de l'approvisionnement
opérationnel des contingents frontaliers
et à l'intérieur, de la milice (police -
note traducteur) et des autres
formations armées du Commissariat du
Peuple.
Dans une période
relativement courte, sur le front, les
Smersh ont réussi à s'infiltrer dans les
structures de renseignement militaire
allemandes et des écoles de préparation
des agents infiltrés, à neutraliser
beaucoup de saboteurs et à retourner des
agents, à établir des canaux
opérationnels pour faire passer la
désinformation et renforcer le système
de contre-espionnage de l'Armée rouge.
En même temps, les services spéciaux
allemands n'ont pas réussi à avoir un
seul agent parmi les Smerch, ni dans les
Etats-majors et autres organes de
direction militaire. (...)
Pour toute la
période de la Grande Guerre Patriotique
(Seconde Guerre mondiale - note
traducteur), les organes de sécurité ont
arrêté pour espionnage au profit de
l'Allemagne 15 976 personnes, au profit
du Japon - 433 personnes, et au profit
des autres services de renseignement - 2
204 personnes. (...)
A partir de 1944,
ont commencé de grandes opérations
menées par les tchékistes à l'égard de
bandes très importantes, que l'on
pourrait comparer aux opérations
antiterroristes actuelles. La
liquidation des chefs nationalistes et
de nombreux combattants a été rendue
possible grâce à la création extrêmement
rapide de tout un réseau d'agents,
composé à parmi les populations locales.
Vers le milieu des années 50, ce réseau
souterrain a été liquidé. Pour autant,
la recherche et le renvoi devant les
tribunaux des criminels de guerre a
continué jusque dans les années 80.
Finalement, pour
les collaborateurs des services de
sécurité soviétiques le combat n'a pas
pris fin avec la Victoire?
A. B. :
Indépendamment de la collaboration lors
de la Seconde Guerre mondiale, la
confrontation géopolitique et
idéologique entre la Grande-Bretagne,
les Etats-Unis et l'URSS a repris. Dès
avril 1945, le Comité des états-majors
du commandement militaire britannique a
commencé la préparation de l'opération
"Inconcevable", concernant l'agression
de l'URSS. Plus tard, dans son discours
de Fulton, W. Churchill a formulé le
début de la "guerre froide", puis la
création de l'OTAN a encore compliqué la
situation.
Les Etats-Unis
envisageaient d'employer contre notre
pays la bombe atomique utilisée à
Hiroshima et Nagasaki. Des dizaines de
sites étaient marqués pour le
bombardement. Pour septembre 1945, 15
sites de première importance étaient
recensés et 66 de seconde importance.
L'établissement en 1949 du Plan Dropshot
prévoyait le déploiement d'une agression
par l'OTAN qui devait commencer par le
bombardement de 100 villes soviétiques
par 300 bombes atomiques.Ces
informations obtenues par les réseaux
d'agents ont été à temps transmises à
Staline.
Mais ces mêmes
Américains nous ont dépassés dans la
création de la bombe atomique?
A. B. : Le
renseignement a transmis tout au long de
la guerre les informations sur les
travaux de l'Allemagne fasciste, des
Etats-Unis et de la Grande-Bretagne pour
créer la bombe atomique. Le
programme soviétique atomique a été
lancé en 1942, même si des travaux
étaient conduits dans ce domaine depuis
les années 30. En avril 1945, a été créé
un Comité spécial auprès du Comité
d'Etat pour la défense afin d'organiser
rapidement les travaux autour de la
création de la bombe atomique ("Problème
N°1"), dirigé par le Commissaire du
Peuple Béria.
A partir de mars
1946, des agents expérimentés du
contre-espionnage ont été affiliés aux
Instituts de recherche travaillant à la
bombe atomique.
Ces officiers
étaient nécessaires pour surveiller les
chercheurs?
A. B. : Non, ils
avaient une autre mission. Ils devaient
à tout prix assurer les besoins
matériels, garantir le secret des
recherches, organiser la protection des
sites, des chercheurs et des
constructeurs. Par ailleurs, le
renseignement et le contre-renseignement
faisaient régulièrement passer aux
chercheurs des informations importantes
sur les avancées à l'étranger et des
échantillons techniques. C'est ainsi
qu'avec l'aide des services spéciaux a
été réalisé le bouclier nucléaire
soviétique. (...)
Est-ce vrai que
c'est justement sous Andropov qu'a été
prise la décision d'une plus grande
transparence du KGB et des résultats de
ses opérations pour la société
soviétique?
A. B. : C'est
exactement cela. Il était indispensable
de montrer le rôle réel de nos
collaborateurs dans la garantie de la
sécurité de la Patrie. Sont apparus de
nombreuses publications dans les revues,
des ouvrages et des films sur l'activité
des organes de sécurité, fondés sur des
documents retirés du secret d'Etat.
Sous sa présidence,
les organes de sécurité ont connu de
nombreuses réussites. Une approche
systématique des services de
contre-espionnage a été réalisée. Le
niveau de professionnalisme de ses
membres a été fortement renforcé.
Les méthodes de
défense des fondements de l'ordre
étatique sont devenues plus souples.
L'accent a été mis sur la prévention et
les mesures de réaction administratives.
Pour autant, il était impossible de
renoncer totalement aux mesures fortes.
Les attentats de 1977 commis par des
nationalistes arméniens ont montré qu'il
n'y a qu'un pas entre l'appel aux
activités anti-étatiques et les actes
sanglants. Les coupables furent arrêtés
et condamnés à la plus haute peine
pénale.
D'une manière
générale, le KBG avait commencé un
travail systématique de lutte contre le
terrorisme après les attentats de Munich
lors des JO de 1972. Le Comité a alors
établi, sur la base d'informations
obtenues, une liste de personnes
soupçonnées de sympathie pour le
terrorisme ou l'extrémisme et également
liées à des groupes criminels ou
radicaux. En 1974 a ainsi été créé le
célèbre groupe "A" de la 7e Direction du
KGB pour les opérations antiterroristes.
La lutte contre la
corruption dans les organes de pouvoir
et dans les structures du Parti a été
une des grandes réussites d'Andropov. A
la fin des années 60-70 ont été montées
deux grandes opérations dans les
républiques socialistes d'Azerbaïdjan et
de Géorgie, en conséquence de quoi ont
été arrêtés des centaines de
fonctionnaires locaux du Parti. En
revanche, un certain nombre
d'informations sur des liens de
corruption n'ont pu donner lieu à des
poursuites juridiques en raison des fils
qui conduisaient au sein du Comité
central du PC URSS. Par exemple, après
l'interrogatoire du premier secrétaire
du Parti de Moscou Kuïbychevsky en
présence du directeur du KGB, arrêté
pour une enveloppe d'un million et demi
de roubles, L. Brejnev a personnellement
adressé ses reproches à Andropov.
Le Secrétaire général a indiqué que la
mission du KGB est de protéger la
nomenclature du Parti et non pas de
réunir des informations compromettantes
contre elle.
Dans cette
situation, les collaborateurs du KBG
étaient conduits à se concentrer
uniquement sur la rupture des canaux
d'enrichissement illicite de l'élite du
Parti. Un coup dur a été porté à la
"mafia du commerce". Lorsqu'il a dirigé
ensuite le Comité central du PC US,
Andropov a purgé les rangs du Parti. A
Moscou, dans les Républiques socialistes
soviétiques d'Ukraine ou d'Ouzbékistan a
été remplacé plus du tiers des organes
de directions.
Après la mort
d'Andropov, ont commencé des processus
qui ont conduit au bout de quelques
années à la chute de l'URSS. Le KGB
aurait-il pu influencer la situation et
conserver le pays?
A. B. : Le groupe
de réformateurs arrivés au pouvoir sous
la direction de M. Gorbatchev, malgré la
déclaration de la "Perestroïka", de
l'ouverture et de la transparence, a
conservé l'interdiction faite aux KGB de
réunir des informations sur les
représentants de l'élite du Parti.
Le Comité Central du Parti n'a même
pas réagi à l'information du
contre-espionnage sur l'acquisition par
les services spéciaux étrangers d'agents
d'influence au sein des organes de
pouvoir au niveau fédéral.
"Agent
d'influence", ce n'est pas un terme
contemporain?
A. B. : Non, ce
terme a été pour la première fois
employé par Andropov en 1977 dans
le rapport pour le Bureau Politique sur
"Les activités hostiles de la CIA visant
à la décomposition de la société
soviétique et à la désorganisation de
l'économie socialiste à travers des
agents d'influence".
Finalement, à la
fin des années 80, l'élite du Parti ne
faisait plus confiance au KGB?
A. B. : Il
semblerait plutôt qu'elle ne le
considérait plus comme utile et
nécessaire pour elle. Nombre
d'informations et de documents
analytiques envoyés au Comité Central
concernant toute une série de problèmes
restaient sans réactions. Et les
problèmes ne cessaient d'augmenter: sur
fond de crise économique en pleine
aggravation, se développaient le
mécontentement social et politique de
toute une partie de la population, les
conflits interethniques et
interreligieux se sont intensifiés, les
tendances séparatistes se sont
renforcées. Dans différentes régions du
pays, explosaient des révoltes et des
pogroms. Et inévitablement, les groupes
opérationnels du KGB et d'autres
structures envoyés dans ces "points
chauds" pour régler la situation se sont
retrouvés dans un piège: le pouvoir
central ne voulait prendre la
responsabilité de la résolution des
conflits, envoyait des ordres contraires
et finalement abandonnait ses
collaborateurs à leur sort. Cela a
conduit à la crise de confiance des "siloviki"
(représentants des forces de l'ordre -
note traducteur) dans les organes de
pouvoir du pays. L'on peut dire que le
dernier bastion de protection du pays
s'est écroulé.
Autrement dit,
les tchékistes, malgré toutes leurs
ressources et expérience, sont restés en
dehors des évènements?
A. B. : A ce
moment-là, le démontage du KGBavait déjà
commencé. Dans leur combat pour le
pouvoir, les élites du Parti des
républiques, en tirant vers eux les
organes locaux du KGB, escomptaient
renforcer leur position et affaiblir
celle du Centre. En mai 1991 a été pris
la décision de créer le KGB RSFSR, sous
prétexte qu'en Russie, à la différence
des autres républiques, il n'y avait pas
d'organes propres de sécurité, et
ensuite en sa transformation en Agence
de sécurité fédérale. L'appareil central
du KGB a été transmis à cette Agence,
pour être finalement liquidé à la fin de
l'année.
Une nouvelle vague
de transformations et de prises de
contrôle a alors commencé. Formellement,
les fonctions de coordination des
organes de sécurité ont été transférées
vers un Département inter-républiques de
sécurité. Le renseignement extérieur a
été autonomisé, tout comme les
gardes-frontières, le service de
protection, la communication du
Gouvernement et bien encore d'autres.
Une grande partie des départements est
entrée dans le Ministère de la sécurité
et ensuite dans le Service fédéral du
contre-espionnage de la Fédération de
Russie.
Il est
surprenant qu'en Russie à ce moment-là
un quelconque système de sécurité d'Etat
ait pu rester opérationnel.
A. B. : Comprenant
toute la complexité de la situation du
pays, les collaborateurs ont fait le
maximum pour résoudre les problèmes qui
se posaient à eux. Par ailleurs, le
pouvoir confronté à la montée
incontrôlable des tendances centrifuges
locales, mettant le pays au bord de la
guerre civile et de l'éclatement de la
Fédération, en a conclu la nécessité de
la restauration d'un système complet de
sécurité.
En 1995 a été fondé
le FSB de Russie. La législation a
précisément fixé les compétences des
organes de sécurité et fixé l'obligation
de respecter les droits et libertés des
citoyens lors des opérations pro-actives.
Tout cela a permis le renforcement de
l'efficacité du travail opérationnel.
Simplement en 1995-1996, le
contre-espionnage a sorti de l'ombre et
pris sous son contrôle opérationnel plus
de 400 collaborateurs des services
spéciaux étrangers, notamment de
l'ancien espace post-soviétique, et 39
de leurs agents.
Les services
spéciaux étrangers faisaient leur
possible pour obtenir des informations
concernant l'industrie militaire et
également concernant le potentiel et
l'état de l'armée. Dans la réalisation
de leurs missions, les services
étrangers ont beaucoup été aidés par
l'augmentation de la quantité des
"initiatives privées" d'une partie des
citoyens russes, qui étaient prêts à la
trahison pour un enrichissement
personnel - la trahison d'Etat était
devenu un acte de commerce.
V. Poutine, nommé à
la direction du FSB en juillet 1998 a
beaucoup apporté au renforcement des
organes de sécurité. Sous sa direction,
la structure a été optimisée, le
financement augmenté et posées les bases
pour une modernisation profonde, ce qui
a permis de remplir avec plus
d'efficacité les missions posées.
En août 1999, le
FSB a été dirigé par N. Patrouchev. En
2003, le FSB a récupéré les
gardes-frontières et le service de la
communication d'Etat. Cela a largement
enrichi les instruments de garantie de
la sécurité du pays et renforcé la
systématicité de l'action du FSB. Par
ailleurs, les informations concernant
les résultats des opérations menées par
le FSB font de plus en plus l'objet
d'une communication publique, ce qui a
posé les bases d'un discours constructif
entre les organes de sécurité et la
société.
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