Actualité
Ficher les Musulman·e·s :
« L’idée est
excellente, mais un peu prématurée »
Julien Salingue
Mercredi 16 octobre 2019
Au milieu de la
déferlante islamophobe de ces dernières
semaines, avec notamment une énième «
polémique » raciste à propos des mères
voilées accompagnant les sorties
scolaires, la « fiche de remontée des
signaux faibles » élaborée par
l’université de Cergy et envoyée à
l’ensemble de ses personnels a certes
fait parler d’elle, mais force est de
constater que le scandale qu’auraient dû
susciter l’existence et la diffusion
d’un tel document n’a pas eu lieu. On
parle pourtant bien d’un formulaire
administratif destiné à ficher les
MusulmanEs, accompagnant un courrier
encourageant les salariéEs d’une
administration publique à la délation.
Il est peut-être nécessaire de le
répéter : un formulaire administratif
destiné à ficher les MusulmanEs,
accompagnant un courrier encourageant
les salariéEs d’une administration
publique à la délation. Délation civique
La lecture de la «
fiche » est atterrante. Une longue liste
de « signaux faibles [de
"radicalisation"] liés au comportement
d'une personne connue » est établie,
parmi lesquels un « changement de tenue
vestimentaire » avec, pour les hommes, «
port d'une djellaba » ou « port de
pantalon dont les jambes s'arrêtent à
mi-molets » (sic) et, pour les femmes, «
apparition du port d'un voile » ou «
port d’un niqqab ». Autres « signaux
faibles », le « changement de
physionomie » avec « port de la barbe
sans moustache », mais aussi « [l’]arrêt
soudain de consommation de nourriture à
base de porc » et/ou « [la] consommation
récente de produits hallal » (re-sic).
En d’autres termes, tout comportement
assimilable à une pratique de l’islam
est un « signal faible » qui doit faire
l’objet d’une notification à
l’administration.
Un formulaire
administratif destiné à ficher les
MusulmanEs, accompagnant un courrier
encourageant les
salariéEs d’une
administration publique à la délation.
En effet, comme le
rapporte France Info, « le mail
[accompagnant la fiche] précise que,
s'il est constaté qu'un étudiant
présente un ou plusieurs de ces signaux,
il faut renvoyer le formulaire rempli à
l’administration. » Le pire n’étant
jamais certain mais toujours possible,
l’appel au fichage se fait au nom du «
civisme », le mail stipulant que « la
sécurité étant l’affaire de tous,
signaler des événements qui pourraient
avoir des conséquences graves est un
acte de civisme. » Aucun doute, les
rédacteurs de cette fiche et de ce mail
ont dû, à défaut de s’interroger sur le
sens d’une démarche consistant à
encourager le fichage administratif des
musulmanEs, lire avec beaucoup
d’attention l’Islam pour les nuls et la
Délation expliquée aux enfants.
« Maladresse » ?
Plusieurs
enseignantEs de l’université de Cergy
ont rendu publique la fiche, ce qui n’a
pas manqué de déclencher, au vu de
l’énormité de la chose, un petit buzz.
La direction de la fac a alors
rétropédalé, présentant ses excuses et
évoquant « une formulation inappropriée
et source d’incompréhension ». Qu’en des
termes délicats ces choses-là sont dites
! Courageusement, la direction parle «
[d’]un message diffusé en interne »,
sans préciser les conditions de son
élaboration et de sa validation, tandis
que le président François Germinet
assure qu’il s’agit de « [l’]initiative
personnelle » d’un fonctionnaire de
l’université, comme si ladite initiative
avait pu être prise sans une discussion
préalable et sans l’assentiment de la
présidence.
Frédérique Vidal,
ministre de l’Enseignement supérieur et
de la Recherche, a de son côté brillé
par la modération de ses propos, se
contentant d’un tweet dans lequel elle
affirme qu’elle « désapprouve » la fiche
de l’université de Cergy. Une enquête ?
Des sanctions éventuelles ? Que nenni !
Une « désapprobation », et on passe à la
suite… Interviewée sur BFM-TV le 15
octobre, la députée Laetitia Avia,
porte-parole de LREM, a fait preuve de
tout autant de fermeté : « Le fichier
qui a été produit par l’université de
Cergy est maladroit ». Lorsque l’on
connaît la propension du gouvernement et
de la majorité à « s’émouvoir », à «
condamner » et à « faire preuve de
fermeté » dans d’autres circonstances,
nul doute que les réactions
particulièrement mesurées de ces
derniers jours n’ont qu’un seul but :
relativiser les choses et étouffer «
l’affaire ».
Du Castaner en
fichier Excel
Une attitude qui,
somme toute, n’a rien de surprenant.
Difficile en effet de ne pas voir que
l’envoi d’une telle fiche à l’ensemble
des personnels de l’université de Cergy,
accompagnée d’un appel à la délation
civique, n’est rien d’autre qu’une mise
en musique, certes peut-être un peu
zélée, des préconisations de Macron et
Castaner. Le premier avait ainsi été
évoqué, lors de l’hommage aux quatre
policiers assassinés à la préfecture de
Paris, la nécessité de « faire bloc »
contre le « terrorisme islamiste » et,
pour ce faire, de construire une «
société de vigilance » dans laquelle
chacunE est invité à repérer « les
relâchements, les déviations, ces petits
gestes qui signalent un éloignement avec
les lois et les valeurs de la république
».
Entendu par une
commission de l’Assemblée nationale,
Castaner avait précisé les choses : «
Parmi les signes qui doivent être
relevés, un changement de comportement,
comme le port de la barbe, la pratique
régulière et ostentatoire de la prière
rituelle, une pratique religieuse
rigoriste, particulièrement exacerbée en
matière de Ramadan. Ce sont des éléments
qui doivent permettre de déclencher une
enquête approfondie ». Interviewé sur
BFM-TV le 13 octobre, Blanquer y était
lui aussi allé de sa contribution, en
rangeant parmi les « signaux faibles »
le fait qu’il y ait à l’école « des
petits garçons qui refusent de tenir la
main d’une petite fille. » Difficile
pour le gouvernement et la majorité,
dans de telles conditions, de s’insurger
face à l’initiative prise par
l’université de Cergy, qui n’est en
réalité rien d’autre que du Castaner
transposé dans un fichier Excel,
accompagné d’un mail traduisant en
langage administratif les appels de
Macron à la « vigilance » collective.
Loin d’être un «
dérapage », l’élaboration et l’envoi de
la « fiche de remontée des signaux
faibles » de l’université de Cergy ne
sont rien d’autre qu’un aperçu de ce qui
nous attend si la riposte et la
contre-offensive ne sont pas à la
hauteur : une accélération de la fuite
en avant dans une société de la
stigmatisation, de la suspicion et de la
délation organisées par l’État, dans
laquelle les Musulman·e·s seront
constitués, non seulement
idéologiquement, mais aussi socialement
et administrativement, comme un corps
étranger à la collectivité. Soit la
légitimation « par en haut » d’une
logique d’épuration de l’espace public,
dans lequel les seuls Musulman·e·s
tolérés – au nom de la « sécurité » –
seront les Musulman·e·s « invisibles »,
et donc une légitimité de facto accordée
à ceux qui agiront – par « civisme »
bien sûr – pour s’assurer que les
récalcitrant·e·s se soumettent, par la
force s’il le faut.
Exagération ? Ou
pas.
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