Actualité
Pourquoi on ne peut appeler Israël
un Etat démocratique
Joseph Massad
Chaim
Weizmann is sworn in after being elected
as Israel's first president in 1949
(AFP)
Mercredi 4 septembre 2019
Joseph Massad, 23 août 2019
La démocratie en
Israël a été établie pour les Juifs
après que les sionistes aient expulsé
90 % de la population palestinienne.
Les élections
israéliennes du printemps dernier ont
été vues par la presse occidentale et
par certains politiques occidentaux
comme une confirmation du fait qu’Israël
est en train de devenir moins
démocratique et plus raciste et chauvin.
On nous dit que
cela discrédite Israël en tant que
« Etat juif et démocratique ». Le New
York Times a écrit : « Pour la gauche,
la démocratie israélienne est sur la
défensive. Pour la droite
ethnonationaliste, qui a réussi l’année
dernière à entériner l’auto-définition
d’Israël en tant qu’Etat-nation des
Juifs dans une loi fondamentale, elle a
besoin d’un ajustement. »
La ligne générale
commémorative comme quoi Israël a été
capable d’équilibrer ses deux importants
idéaux et principes fondamentaux – à
savoir qu’il est « un Etat juif et
démocratique » – a été récemment
bousculée, certains se désolant
maintenant que ce prétendu équilibre ait
été désaxé par la « récente » bascule à
droite du pays.
Engagement dans le
nettoyage ethnique
Le fait essentiel
que ce genre de tableau ignore
délibérément, c’est que la
« démocratie » en Israël a été instituée
pour les Juifs israéliens après que les
sionistes aient expulsés 90 % de la
population palestinienne au moment de la
création d’Israël en 1948, se
transformant du jour au lendemain en
majorité dans ce pays ethniquement
nettoyé.
Ils ont choisi une
gouvernance démocratique libérale pour
la majorité juive coloniale, tout en
instituant un apartheid juridique pour
les Palestiniens qu’ils n’avaient pas pu
expulser, avec entre autres des dizaines
de lois racistes.
Cet engagement dans
le nettoyage ethnique et l’autorité
suprémaciste juive a été une pierre
angulaire idéologique du mouvement
sioniste depuis ses débuts.
Heodor Herzl, le
père du Sionisme, a conçu des projets
sur ce qu’il fallait faire des
Palestiniens autochtones. Dans son écrit
fondateur, L’État des Juifs, il a
mis en garde contre tout engagement
démocratique et a averti que « une
infiltration [de Juifs en Palestine] est
condamnée à aboutir à un désastre. Elle
se poursuit jusqu’au moment inévitable
où la population autochtone se sent
menacée et oblige le gouvernement [en
place] à mettre fin à l’invasion des
Juifs. L’immigration est donc vaine si
elle n’est pas fondée sur une suprématie
assurée ».
La dite formule d’un
‘Etat juif et démocratique’… a toujours
été fondée sur une arithmétique de
suprématie juive et de nettoyage
ethnique.
Les colons juifs, a
écrit Herzl dans son journal, devraient
« essayer d’encourager la population
sans le sou de l’autre côté de la
frontière en lui procurant de l’emploi
dans les pays de transit, tout en lui
refusant tout emploi dans notre pays…
« Le déplacement
des pauvres doit se faire avec
discrétion et circonspection. Faisons
croire aux propriétaires de biens
immobiliers qu’ils nous trompent en nous
vendant des choses pour plus qu’elles ne
valent. Mais nous n’allons pas leur
vendre quoi que ce soit en retour. »
Parallèlement à la
multiplication des colonies s’est
développée l’expulsion des Palestiniens.
Un agronome et colon polonais, Chaim
Kavarisky, directeur de l’Association de
la Colonisation Juive, a raconté en 1920
qu’en tant que faisant partie de ceux
qui ont dépossédé les Palestiniens
depuis les années 1890, « la question
des Arabes m’est apparue pour la
première fois avec tout son sérieux
immédiatement après le premier achat de
terre que j’ai fait ici. Je devais
déposséder les résidents arabes de leur
terre dans le but d’y installer nos
frères ».
Kalvarisky s’est
plaint de ce que le « douloureux chant
funèbre » de ceux qu’il obligeait à
partir « n’a cessé de résonner à mes
oreilles très longtemps par la suite ».
Opposition
catégorique
La peur des
sionistes de la démocratie universelle
et leur engagement dans le nettoyage
ethnique étaient si forts que, après la
Première Guerre Mondiale, quand les
Britanniques – inquiets devant trop de
responsabilités – ont voulu demander aux
Etats Unis d’assumer une partie de la
responsabilité de la Palestine, ceux-ci
s’y sont catégoriquement opposés.
L’Organisation
Sioniste Mondiale (WZO) a répondu avec
véhémence à l’implication américaine :
« La démocratie en Amérique signifie
trop communément la règle de la
majorité, sans tenir compte de la
diversité des catégories ou des étapes
de la civilisation ou des différences de
qualité… La majorité numérique en
Palestine aujourd’hui est arabe, pas
juive. Qualitativement, le constat est
simple, les Juifs sont maintenant
prédominants en Palestine et, dans de
bonnes conditions, ils seront également
prédominants quantitativement dans une
génération ou deux », a déclaré la WZO.
« Mais s’il fallait
appliquer, maintenant ou dans un proche
avenir, la grossière conception
arithmétique aux conditions
palestiniennes, la majorité qui
arriverait au pouvoir serait arabe et la
tâche pour installer et développer une
grande Palestine juive serait infiniment
plus difficile. »
Remarquez que la
WZO n’a pas tenu compte du fait que les
Amérindiens et les Afro-américains,
entre autres, n’étaient pas inclus dans
la version américaine de la
« démocratie ».
La même année,
Julius Kahn, membre juif américain du
Congrès, a envoyé une déclaration
appuyée par environ 300 personnalités
juives – rabbins et laïcs – au président
d’alors, Woodrow Wilson, dont
l’administration soutenait les
sionistes.
Cette déclaration
dénonçait les sionistes pour tentative
de ségrégation des Juifs et de
renversement de la tendance historique
vers l’émancipation et s’opposait à la
création d’un Etat nettement juif en
Palestine comme contraire « aux
principes de la démocratie ».
‘Transfert
obligatoire’
La peur fondatrice
de la démocratie qu’avait Herzl a été
adoptée par ses disciples sionistes. A
droite, le fondateur du Sionisme
Révisionniste, Vladimir Jabotinsky, a
plaidé en 1923 contre les Travaillistes
sionistes « de gauche » qui voulaient
expulser la population palestinienne par
la ruse, expliquant qu’il n’y avait
aucun moyen d’échapper à la formule
violente et que la colonisation juive et
l’expulsion des Palestiniens faisaient
partie du même processus.
Pro-sionisme et
antisémitisme sont inséparables et l’ont
toujours été.
« Aucun peuple
autochtone.. n’acceptera volontairement,
non seulement un nouveau maître, mais
même un nouveau partenaire. Et il en est
ainsi pour les Arabes », a fait
remarquer Jabotinsky. « Les partisans du
compromis parmi nous essaient de nous
convaincre que les Arabes sont des
sortes d’imbéciles qu’on peut tromper…
[et] qui abandonneront leur droit
d’aînesse sur la Palestine pour des
gains culturels et économiques. Je
rejette carrément cette façon de voir
les Arabes palestiniens »
Dans les années
1920 et 1930, les sionistes ont planifié
des stratégies pour le nettoyage
ethnique (qu’ils ont appelé
« transfert ») des Palestiniens.
D’accord avec Jabotinsky, David Ben
Gurion, chef sioniste travailliste des
colons, a déclaré en juin 1938 : « Je
soutiens un transfert obligatoire. Je
n’y vois rien d’immoral. »
Sa déclaration
suivait la politique adoptée par
l’Agence Juive, qui a mis en place son
premier « Comité de Transfert de
Population » en novembre 1937 pour
organiser l’expulsion forcée des
Palestiniens. Deux comités
supplémentaires ont été créés en 1941 et
en 1948.
Ennemis des
Palestiniens
Chaim Weizmann,
chef de la WZO, a conçu en 1941 des
plans pour expulser un million de
Palestiniens vers l’Irak et pour les
remplacer par cinq millions de colons
juifs polonais et d’autres pays
européens. Il a parlé de ses projets à
l’ambassadeur soviétique à Londres, Ivan
Maisky, dans l’espoir d’obtenir le
soutien des Soviétiques.
Lorsque Maisky a
exprimé sa surprise, Weizmann a répliqué
avec un argument raciste, pas différent
de celui utilisé par les fascistes
contre les Juifs européens à la même
époque : « La paresse et le
primitivisme » des Palestiniens
« transforment un jardin florissant en
désert. Donnez moi la terre occupée par
un million d’Arabes et j’y installerai
facilement cinq fois plus de Juifs. »
D’autres colonies de
peuplement ont été capables, après des
siècles de nettoyage ethnique,
d’instituer une suprématie démographique
blanche.
La dite formule
d’un « Etat juif et démocratique », dont
tant d’apologues d’Israël craignent
qu’elle ne soit maintenant en danger, a
toujours été fondée sur une arithmétique
de suprématie juive et de nettoyage
ethnique – sans différence avec les
démocraties libérales suprémacistes
blanches établies après nettoyage
ethnique aux Etats Unis, au Canada, en
Australie et en Nouvelle Zélande
Mais tandis que
d’autres colonies de peuplement ont pu,
après des siècles de nettoyage ethnique,
instituer une suprématie démographique
blanche – bien que l’actuelle politique
d’immigration contre les non blancs aux
Etats Unis montre combien cet équilibre
est devenu délicat – la population
coloniale juive d’Israël est redevenue
minoritaire face à une majorité
d’autochtones palestiniens.
Cette majorité
continue de résister au nettoyage
ethnique et à l’autorité suprémaciste
juive, que les supporters d’Israël et
les ennemis des Palestiniens célèbrent
comme un « Etat juif et démocratique ».
Les idées
exprimées dans cet article sont celles
de l’auteur et ne reflètent pas
nécessairement la politique éditoriale
du Middle East Eye.
Joseph Massad
Joseph Massad
est professeur de Politique et
d’Histoire Intellectuelle Arabe Moderne
à l’université Columbia de New York. Il
est l’auteur de nombreux livres et
d’articles universitaires et
journalistiques. Parmi ses livres, on
trouve Colonial Effects, The Making of
National Identity in Jordan, Desiring
Arabs, The Persistence of the
Palestinian Questions : Essays on
Zionism and the Palestinians et, plus
récemment, Islam in Liberalism. Ses
livres et articles ont été traduits dans
une douzaine de langues.
Traduction : J. Ch.
pour l’Agence Média Palestine
Source :
Middle East Eye
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