Belgique
Etat d’exception sans
état d’urgence
Jean-Claude Paye
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Jean-Claude Paye
Jeudi 29 décembre 2016
La « lutte contre
le terrorisme » bouleverse en
permanence l’environnement juridique. En
Belgique, ce 1ier décembre
2016, la Chambre vient, dans
l’indifférence générale, d’adopter la
loi « modifiant le code pénal en ce
qui concerne la répression du
terrorisme », une législation qui
accentue fortement la subjectivation du
droit. En détachant l'incrimination de
la matérialité de l'acte, les
législations antiterroristes constituent
une rupture dans l'écriture du droit
pénal. Il s'agit moins de s'attaquer à
des faits qu'à des intentions. Toute
l'évolution législative va consiter à
abstraire toujours d'avantage l'objet
véritable de l'incrimination du
terrorisme, son élément intentionnel,
d'en faire une chose en soi détachée de
la réalité des faits. C'est dans cette
perspective, de mise en place
d’incriminations politiques, qu'il faut
lire les notions successives de
participation, de préparation ou
d'incitation « indirecte » au
terrorisme, en Belgique ou dans tout
autre pays membre de l'Union européenne.
Le 13 et 15
décembre 2016, l’Assemblée nationale et
le Sénat français ont adopté la loi
prolongeant l'état d'urgence jusqu'au 15
juillet 2017. Ce régime
d'exception est en vigueur depuis les
attentats du 13 novembre 2015 et a déjà
été prorogé à quatre
reprises. Si la France est engagée dans
un état d’urgence devenu permanent, il
n’existe pas dans la Constitution belge,
de disposition analogue au régime de
l'état d'urgence, tel qu'il résulte de
la loi française de 1955. L'article 187
de la loi fondamentale prévoit au
contraire que « la
Constitution ne peut être suspendue en
tout ni en partie ». Seul
l'« état de guerre » est visé à
l'article 167 de la loi fondamentale.
Des dispositions relevant de l’état
d’exception.
Pourtant, suite
aux attentats dans les deux pays, le
gouvernement belge a bien adopté des
dispositions relevant de l’état
d’exception. Douze mesures ont été
rendues publiques en janvier 2015[1]
et dix-huit en novembre de la même année[2],
tel le retrait de documents d’identité
pour les personnes, présentant « un
risque pour l’ordre public ou la
sécurité », la possibilité
d'effectuer des perquisitions, de jour
comme de nuit, pour les infractions
terroristes ou le port du bracelet
électronique pour les personnes fichées
par les services d'analyse de la menace.
Les perquisitions de nuit seront
légalisées par la loi du 27 avril 2016.[3]
Elles sont désormais autorisées en cas
d’association de malfaiteurs ou en cas
d’organisation criminelle, s’il existe
des « indices sérieux de possession
d’armes prohibées ».
Cette loi crée
aussi la base juridique pour une
centralisation des banques de données
des services de police et de
renseignement
concernant les
combattants
terroristes étrangers qui sont ou ont
été résidents en Belgique. Cependant,
cette liste est extensible, car
dépendante de la subjectivité des
opérateurs et de l’intention attribué
aux personnes concernées. Ainsi, elle
contiendra également des données de
personnes qui ont « volontairement ou
non » été empêchées de se rendre
dans la zone de conflit ou qui ont « l’intention »
de s’y rendre, et de personnes qui ne
remplissent pas ces critères, mais « pour
qui il existe certaines indications
qu’elles pourraient être considérées »
comme des combattants terroristes
étrangers.[4]
La différence
entre l’Hexagone et la Belgique se
mesure au nombre de perquisitions et
d’assignations à résidence,
proportionnellement beaucoup plus
important en France, ainsi que du
caractère administratif des mesures.
C’est aussi dans la réduction des
libertés publiques que la mise en place
d’un état d’urgence a fait la
différence, en permettant d’interdire
régulièrement manifestations et
rassemblements sur la voie publique.
Déplacement à
l’étranger « à
des fins terroristes ».
En ce qui concerne
l’attaque contre les libertés privées,
la Belgique a aussi été saisie d’une
frénésie législative qui peut, dans
certains cas, dépasser le modèle
hexagonal. Présentée comme devant faire
face à des attentats comme ceux de
Charlie Hebdo à Paris et en rapport avec
les mesures antiterroristes de janvier
2015, la loi du 20 juillet 2015[5]
incrimine les déplacements à l’étranger
et le retour en Belgique « à des fins
terroristes ». Elle modifie
également les règles relatives à la
déchéance de nationalité, en cas de
condamnation pour infraction terroriste.
Ainsi, un
nouveau comportement terroriste est
inséré dans le Code pénal, à savoir le
déplacement à l’étranger et le retour en
Belgique, aux fins de commettre une
infraction terroriste. Par ailleurs, les
écoutes téléphoniques, en cours
d’instruction, sont désormais autorisées
pour ce type de délit. Enfin, toutes les
infractions « terroristes »
peuvent désormais mener à une déchéance
de nationalité. Ces comportements
seront punis indépendamment de la
réalisation ou non de l’acte lui-même,
puisque le but serait de « prévenir
un résultat dommageable ». La
législation ne se contente de s’attaquer
aux organisations terroristes, mais
poursuit également les « loups
solitaires », des personnes qui
agiraient de façon isolée, mais
qui seraient virtuellement liées au « terrorisme
international ».
La possibilité,
pour le juge, de prononcer la déchéance
de la nationalité belge, est désormais
étendue à toutes les infractions
terroristes prévues par le Code pénal,
en cas de condamnation, comme auteur,
coauteur ou complice, à une peine
d'emprisonnement d’au moins cinq ans
sans sursis. Il existe toutefois une
exception, pour le cas où la déchéance
aurait pour effet de rendre le prévenu
apatride.
Incitation « indirecte »
au terrorisme.
Ensuite, la
loi du 3 août 2016
« portant sur des dispositions diverses
en matière de lutte contre le terrorisme »[6]
rend punissable l’incitation au
déplacement à l’étranger « à des fins
terroristes », ainsi que le
recrutement, pour voyager à l’étranger
ou pour revenir en Belgique, « à des
fins de terrorisme ». Auparavant,
seule l’incitation ou le recrutement,
afin de réaliser un “attentat
terroriste,” étaient visés.
Surtout, la loi
supprime un des éléments constitutifs de
l’infraction existante, à savoir la
nécessité qu’ « un tel comportement,
qui préconise directement ou non la
commission d’infractions terroristes,
‘’crée le risque’’ qu’une ou plusieurs
de ces infractions puissent être
commises ». Cette formulation,
contenue dans la loi de 2013, provient
de la Convention du Conseil de l’Europe
sur la prévention du terrorisme. On
notera que cet élément constitutif de
l’infraction n’est pas non plus repris
dans l’infraction de « provocation
publique au terrorisme », contenue
dans le Code pénal français.
La loi du 3 août
2016 modifie profondément
l’incrimination d’incitation au
terrorisme, contenue
dans la loi du 18 février 2013[7].
Celle-ci poursuivait le fait de diffuser
ou mettre à la disposition du public un
message, avec l’intention d’inciter, « directement
ou indirectement », à la commission
d’une infraction terroriste.
L’incrimination d’incitation indirecte
permet d’autonomiser l’écrit ou la
parole émise de la réalisation de
l’acte.
Auparavant, cette
possibilité, offerte par la loi de 2013,
avait été refusée, début 2008, par les
parlementaires belges, majorité et
opposition confondue, lors d’un contrôle
de subsidiarité de la proposition de
Décision cadre 2008/919/JAI du Conseil
de l’Union européenne qui impose la
poursuite de l’incitation au terrorisme.
Pourtant, le texte qui a été adopté en
2013 n’est en rien différent de celui
refusé en 2008[8].
Le changement d’attitude du pouvoir
législatif est symptomatique du chemin
parcouru, en quelques années, dans le
processus d’abandon des libertés
fondamentales.
Dans le cadre de
la loi de 2013, l’incitation indirecte
au terrorisme était déjà d’une
incrimination particulièrement floue,
violant le principe de légalité. Le
magistrat doit spéculer sur les
intentions dissimulées de l’auteur,
ainsi que la sensibilité subjective de
ceux qui reçoivent ou peuvent recevoir
le message. Le juge devait aussi
déterminer si la diffusion du message « crée
le risque » qu’une infraction
terroriste aurait pu être commise, même
si il n’y a pas eu de passage à l’acte.
Il s’agit donc d’un élément purement
subjectif qui ne doit être confronté à
aucune objectivation.
Incitation au terrorisme comme délit
d’opinion.
C'est pourtant
cette évaluation qui est supprimée par
la loi de 2016. La notion de risque ne
serait donc plus nécessaire pour nommer,
une parole ou un écrit, d’incitation
indirecte au terrorisme, renforçant
ainsi la possibilité de créer un pur
délit d’opinion.
De même que son
modèle, la loi française sur la
provocation publique au terrorisme, le
nouveau projet de loi viole la
Convention du Conseil de l’Europe sur la
prévention du terrorisme. Cette dernière
est particulièrement explicite : « …
Pour évaluer '' si un tel risque’’ est
engendré, il faut prendre en
considération la nature de l’auteur et
du destinataire du message, ainsi que le
contexte de l’auteur et du destinataire
du message, ainsi que le contexte dans
lequel l’infraction est commise...[9] »
Ainsi, la parole
ou l’écrit contesté sont en soi
criminalisés, même s’ils ne conduisent
pas, ni ne présentent aucun risque d’un
passage à l’acte terroriste. Cette
incrimination pourrait, par exemple,
permettre de s’attaquer à une
contestation radicale de la politique
extérieure de Belgique, à une parole ou
à des écrits qui encourageraient les
populations syriennes à se défendre face
aux bombardements des forces de l’OTAN
sur leur territoire.
La commission de
cette infraction requiert toujours un
dol spécial, comme le précise l’usage
des termes “avec l’intention
d’inciter directement ou indirectement à
la commission d’une infraction
terroriste.” C’est une nouvelle
fois, au détriment de tout élément
objectif, l’aspect subjectif qui est
valorisé.
La « participation »
à un délit terroriste.
Le processus de
subjectivation du droit pénal se
poursuit. Le 1ier décembre
2016, la Chambre vient d’adopter le
projet de loi « modifiant le code
pénal en ce qui concerne la répression
du terrorisme »[10].
Le texte modifie la notion de
participation à
une organisation terroriste. Cette
dernière incrimination, introduite par
la loi du 19 décembre 2003, punit « toute
personne qui participe à une activité
d'un groupe terroriste ….en ayant
connaissance que cette participation
contribue à commettre un crime ou un
délit du groupe terroriste.» La loi de
2016 remplace les mots « en ayant
connaissance » par « en ayant eu ou en
ayant dû avoir connaissance » et le
verbe « contribue » par « pourrait
contribuer ». L’élargissement de
l’incrimination est considérable. Elle
crée une notion de connaissance
potentielle qui se substitue à un savoir
réel. Tout dépendra d’un pouvoir très
large d’appréciation du juge.
Une telle
incrimination s’oppose à la sécurité
juridique qui nécessite que,
pour qu'un acte soit
punissable, il faut que l'auteur soit en
mesure de savoir, au moment où il agit,
que cet acte constitue une infraction.
Ainsi, la loi suggère qu’il vaut mieux
s’abstenir de tout acte de solidarité
envers des groupes engagés, sur le
terrain, contre la politique
internationale de la Belgique.
Les parlementaires
viennent d'accepter ce qu’ils avaient
auparavant refusé. Rappelons que, au
cours des travaux parlementaires de la
loi du 10 janvier 1999 “relative aux
organisations criminelles”, une
législation qui anticipe les lois
antiterroristes, les mots “ou doit
savoir” ont été omis de l’article
qui incrimine la participation à
certaines activités de l’organisation
criminelle. Au cours de la discussion,
il avait été indiqué que on « renversait
ainsi la charge de la preuve », que
le juge risquerait de se voir
accorder une marge d’appréciation
trop étendue et qu’il soit conduit à
déduire la culpabilité d’un suspect « in abstracto,
sans référence à son vécu ».[11]
La « préparation »
d’un délit terroriste.
La loi
de décembre 2016 prévoit aussi la
poursuite des actes préparatoires à une
infraction terroriste, actes qui
consistent à « faciliter et rendre
possible » l’exécution de l’action,
mais « ne constituent pas des actes
matériels de ladite infraction.»
L’exposé des motifs précise que les
actes préparatoires sont à distinguer de
la tentative. Incriminer les premiers
permettrait d’intervenir en amont à la
commission de l’infraction, au stade
préparatoire de l’acte. La tentative se
caractérise, en revanche, par la
manifestation d’actions extérieures qui
forment un commencement d’exécution du
délit.
Contrairement à la
tentative qui porte sur des actes
matériels, l’essentiel de la notion de
préparation d’une infraction terroriste
se fonde sur un élément subjectif,
l’intention attribuée au prévenu. Ainsi,
cette incrimination peut porter sur des
actes qui peuvent n’avoir rien
d’illégal, mais qui deviennent
constitutifs d’une infraction, car ils
sont couplés à une “intention” de
commettre un acte terroriste.
Le gouvernement
s’est inspiré des législations française
et allemande. Mais, celles-ci prévoient
une liste de comportements qui doivent
être considérés comme des actes
préparatoires. On notera que la loi
française requiert la combinaison d’un
acte préparatoire (le fait de détenir,
de rechercher, de se procurer ou de
fabriquer des objets ou des substances
de nature à créer un danger pour autrui)
avec un autre (par exemple : recueillir
des renseignements sur des lieux visés
par une action). Cette solution n’a pas
été retenue, car considérée comme
« trop restrictive ». En Belgique,
c’est l’élément subjectif, l’intention
criminelle attribuée à l’auteur, qui
permettra de déterminer si l’action
posée est illégale, sans aucune
tentative, contrairement à la France,
d’objectiver quelque peu l’incrimination
des actes préparatoires.
La subjectivation
du droit pénal belge peut, dans certains
cas, dépasser son modèle hexagonal.
L’attaque contre les libertés privées y
est donc, au moins, aussi prégnante. La
France garde seulement un avantage, en
ce qui concerne le démantèlement des
libertés publiques, grâce à
l’installation d’un état d’urgence
devenu permanent.
Rapport Vandenberghe, Doc. parl.,
Sénat 1997-98, n° 1-662/4, pp.
13-14 et pp. 28-29.
Jean-Claude Paye,
sociologue, auteur de
L’emprise de l’image. De
Guantanamo à Tarnac.
Editions Yves Michel.
Le
dossier Monde
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