Loi française sur
le renseignement
Société de surveillance ou société
surmoïque?
Jean-Claude Paye
©
Jean-Claude Paye
Samedi 28 novembre 2015
Les attentats du
13 novembre à Paris ont montré, si c’est
encore nécessaire, que la Loi sur le
renseignement n’a pas pour objet de
prévoir les attentats terroristes, mais
simplement de supprimer la vie privée
des Français. Les déclarations du
Président Hollande, expliquant que les
retards concernant les décrets
d’application de la loi seraient à la
base du «raté»
des services, sont un déni du fait que
cette législation ne fait qu’entériner
des pratiques existantes.
La loi française sur
le renseignement, votée en juin 2015[1],
est la concrétisation d’un projet vieux
de plus d’un an. Elle fait partie
d’une suite rapprochée de lois
antiterroristes : d’abord la Loi
de programmation militaire, promulguée
le 19 décembre 2013[2]
et ensuite la Loi renforçant les
dispositions relatives à la lutte contre
le terrorisme du 14 novembre 2014.[3]
Cette
série de textes législatifs, promus par
le gouvernement socialiste, a conduit à
un recul considérable des libertés en
France. Celle-ci se trouve désormais à
la pointe de l'offensive contre les
droits humains sur le continent
européen, à peine dépassé par le modèle
anglais.
La loi sur le
renseignement, comme la loi de
programmation militaire s’attaquent
principalement aux libertés privées. La
liquidation des libertés publiques sera
l’affaire de l’état d’urgence. Il a déjà
été prolongé pour une période de trois
mois, en attendant une modification
constitutionnelle installant un état
d’urgence permanent. Il permet
d’interdire les manifestations et
rassemblements publics. il s’attaque à
la liberté de circulation et , grâce aux
arrêts domiciliaires, il réduit
l’Habeas Corpus
des ressortissants français.
De plus, suite aux
massacres du 13 novembre, le
gouvernement pense déjà à modifier la
loi sur le renseignement. Il s’agirait «d’alléger
les procédures imposées aux services qui
souhaiteraient utiliser des moyens de
surveillance[4]».
Or, cette loi n’instaure aucun contrôle
des activités des services secrets. Elle
met bien en place une
Commission
nationale de contrôle
qui ne dispose
d’aucune possibilité effective de
remplir sa mission et qui ne peut
émettre que des avis. Il ne s’agit donc
pas de supprimer l’existence d’un
contrôle absent, mais de signifier qu’il
faut abandonner l’idée même de
surveillance de l’exécutif, indiquant
ainsi qu’aucune limite ne peut être
posée à ses actes.
« Je
suis Charlie »
et « je
suis sous surveillance ».
Cette loi n’est
pas une conséquence des évènements de
Charlie Hebdo. Elle ne se réduit pas une
série de dispositions destinées à
prévenir des attentats. Cependant,
elle est, dans son expression,
particulièrement liée à cette affaire,
plus précisément à la marche du 11
septembre pour «la
liberté d’expression»
qui consacre l'effacement du politique
et du langage au profit de
l'omniprésence de l'affect. Cette «manifestation»,
convoquée et mise en scène par le
pouvoir, ne crée aucun lien social, au
contraire, les individus ont été réduits
a des monades n’ayant d’autre expression
que l’ exhibition de leur fusion avec le
pouvoir. Le «je
suis Charlie»
est la reprise volontariste de
l’injonction surmoïque : tu es Charlie
et tu n’es que cela. Entièrement
déterminés par la langue des médias, les
«manifestants»
du 11 janvier sont installés dans une
psychose collective. Celle-ci a pour
effet de supprimer tout mécanisme de
défense, non seulement face à des propos
ou des actes particuliers, mais vis à
vis de n’importe quelle déclaration ou
action du gouvernement, par exemple face
aux conséquences de cette loi sur le
renseignement qui rejette la vie privée
hors des libertés fondamentales.
L’objet de cette législation n'est pas
d'installer une surveillance globale
déjà effective, mais de la légitimer,
d’inscrire dans le droit le consentement
par les populations de l’abandon de leur
intimité et leur acceptation de la perte
des libertés privées.
La loi sur le renseignement.
Le 23 juillet
2015, le Conseil constitutionnel
français a, à une large majorité, validé
la majeure partie de la "Loi
sur le renseignement".
Il a ainsi légitimé une loi considérée
comme particulièrement attentatoire aux
libertés fondamentales, si bien qu'un
groupe de 106 députés, de la majorité et
de l'opposition, lui avait adressé un
recours après l'adoption définitive de
la loi le 24 juin. Les
députés demandaient à l'institution
d’examiner quelques points
particulièrement litigieux, telle
l'installation des "boites
noires"
chez les fournisseurs d'accès Internet.
Le
Conseil constitutionnel avait été aussi
saisi par le Président de la république,
ainsi que par le président du Sénat, qui
cherchaient une légitimation en ce qui
concerne la constitutionnalité de la
loi.
Dans les deux
Chambres, les débats n'ont pas été très
animés, puisque le parti socialiste et
la droite étaient d'accord sur
l'essentiel. Le texte final de la loi a
d'ailleurs peu bougé par rapport à la
version première, présentée à la
commission des lois et préalable à la
discussion en séance plénière.
L'utilisation de la procédure accélérée,
qui procède à une seule lecture par
assemblée, empêche toute discussion de
fond. La justification avancée, celle de
l'urgence n'est pas crédible, puisque la
loi ne fait que d'inscrire, dans le
droit, des pratiques existantes, mais
illégales et qui ont aussi montré leur
totale inefficacité dans les dernières
affaires terroristes. Afin de justifier
la légalisation de ces mesures
attentatoires aux libertés, le
gouvernement affirme leur efficacité en
s'exonérant de toute référence aux
faits. Il s'oppose à ce que préconise la
Cour européenne des Droits de l'homme, à
ce que toute ingérence dans le droit,
veillant au respect de la vie privée, ne
peut se faire que sur la base d'une "loi
d'une précision particulière", c'est
à dire sur base de règles claires et
détaillées.
Une mutation des services de
renseignement.
Les services de
renseignement pourront installer chez
les fournisseurs d'accès une « boite
noire »
surveillant le trafic Internet. Seront
captées, les métadonnées : origine ou
destinataire du message, adresse IP d'un
site visité, durée de la conversation ou
de la connexion. La possibilité de
lever, en cas de besoin, l'anonymat des
données montre que celles-ci sont bien
identifiantes[5].
Le
texte étend au renseignement des
techniques jusqu'ici réservées aux
enquêtes judiciaires : micros, caméras,
balises de géolocalisation, logiciels
espions. La loi autorise également
l'installation de fausses antennes
relais permettant de capturer, dans un
périmètre déterminé, les données de
connexion, ainsi que le contenu des
conversations de toutes les personnes
communiquant par téléphone, ordinateur…
La décision et le
contrôle de la mise en œuvre de ces
dispositifs secrets est confiée à
l'exécutif. Il supprime toute garantie
judiciaire. En bref, cette loi met à la
disposition de l'exécutif, un dispositif
permanent, clandestin et quasiment
illimité de "surveillance"
des citoyens. Il ne s'agit plus
d'accéder à des informations concernant
une personne devant faire l'objet d'une
attention particulière, mais de
permettre la collecte
systématique, généralisée et
indifférenciée d'un volume important de
données qui peuvent, le cas échéant,
être relatives à des personnes
totalement étrangères à la mission.
Le travail
des services de renseignement change
donc de nature, il ne porte plus sur les
agents d'une puissance étrangère, mais
principalement sur les ressortissants de
l'Hexagone.
Absence de contrôle.
La loi instaure
une autorité consultative de contrôle :
la Commission nationale de contrôle
des techniques de renseignement
(CNCTR), se composant de neuf membres (
deux parlementaires, deux sénateurs,
deux membres du Conseil d'Etat, deux
magistrats de la Cour de cassation et "une
personnalité qualifiée"). Elle a
pour fonction de vérifier le respect des
critères autorisant les pouvoirs
d'investigation accordés aux agences de
renseignement. Cependant, ses membres ne
disposent que d'un temps très limité et
n'ont pas la formation technique
nécessaire pour effectuer une
vérification. Comme l'exprime la
Commission nationale consultative des
droits de l'homme, on ne voit pas
comment la CNCTR « pourra vérifier si
l'utilisation du dispositif
algorithmique est réalisé conformément
aux missions » et le contrôle de
cette nouvelle commission « risque
fortement de ne pas être effectif .»
La commission de
contrôle fonctionne selon une logique
renversée. Pour s'opposer à la mise en
œuvre d'une procédure, la majorité
absolue des membres de la commission
doit se prononcer en ce sens. Mais, même
dans ce cas, il ne s'agit que d'un avis,
l'exécutif demeure libre de mettre en
oeuvre la mesure. Ce n'est qu'à
posteriori, après que la disposition
prise soit d'abord passée par la
commission, que des recours
juridictionnels pourront être formés et
exclusivement devant le Conseil d’État.
Ce qui a peu de chances de se produire,
puisque l'action de ces services est par
nature secrète.
A l'inverse pour
autoriser une technique, l'avis d'un
seul membre de la commission suffit et,
« en cas d'urgence, » aucun avis
n'est nécessaire. En l'absence de
réaction, dans les vingt quatre heures,
du président ou du
membre de la commission qu'il a désigné,
l'avis est réputé rendu. Ce délai passe
à trois jours ouvrables si la commission
a été saisie.[6]
Le système semble
d'ailleurs parfaitement verrouillé :
mettre au grand jour des mesures
illégales est devenu un délit. Pour la
Secrétaire Générale du Syndicat
de la Magistrature, Laurence
Blisson : « si vous révéler des
surveillances illégales, ce serait une
infraction pénale. Il y a un risque
d'impunité totale pour les agents du
renseignement.[7] »
En effet, l'article 7 du projet de loi,
devenu article 13,[8]
étend la pénalisation à la révélation de
mesures de surveillance, même illégales.
Les citoyens ennemis du gouvernement?
Ainsi, les
missions ne sont plus centrées sur
la « défense
du territoire »
ou sur la « prévention
de toute forme d'ingérence étrangère ».
D'ailleurs, il y a bien longtemps que la
question de l'indépendance nationale ne
fait plus partie des préoccupations des
services de renseignement français ou
européens. Des documents secrets US
montrent que la France participe bien au
« chalutage
» de la NSA, donc à l'espionnage de ses
propres ressortissants, ainsi que ceux
des autres pays européens pour le compte
de l'agence US. Un article « top
secret »,
datant de 1989 et récemment déclassifié,
provenant de la revue interne de la
NSA
Cryptologic Quarterly,
dévoile la coopération renforcée des USA
avec des pays appelés «
Third Party
Nations »,
dont la France fait partie dès les
années 1980.[9]
Ce qui est vrai pour la France l'est
également pour les autres pays membres
de l'UE.
La réorganisation
des services de renseignements autour de
la
« surveillance »
de leur ressortissants s'intègre dans
une structure impériale ayant pour
ennemis, non seulement les quelques
nations qui échappent partiellement à
son contrôle, mais surtout leurs propres
populations. La possibilité, pour le
citoyen étasunien ou pour tout
ressortissant d'un pays qui n'est pas en
guerre avec les USA, d'être nommé comme
"ennemi
combattant"
ou "belligérant
non protégé"
par son gouvernement existe déjà dans le
droit US. Cette possibilité nous
concerne directement grâce aux accords
d'extraditions signés entre l'UE et les
USA. La militarisation croissante de
l'armement des forces de police US est
aussi un symptôme révélant de la
mutation du rapport entre gouvernants et
gouvernés, de la non distinction
existant actuellement entre intérieur et
extérieur de la nation.
La fin de la vie privée.
La nouvelle loi
française sur le renseignement s'inscrit
dans cette tendance. Les missions des
services ne se limitent pas à la « lutte
contre le terrorisme »,
mais portent sur tous les crimes et
délits commis « en
bande organisée »,
sans que cette notion soit définie. Elle
permet aussi de s'attaquer aux « violences
collectives de nature à porter atteinte
à la sécurité nationale »,
c'est à dire aux mouvements sociaux.
L'insertion, dans la loi, de « la
prévention des atteintes à la forme
républicaine des institutions »
laisse rêveur. Comme le danger d'un
complot royaliste ne fait sûrement plus
partie des menaces portant sur la
République, qui pourrait être concerné
par cette phrase, sinon les tenants
d'une mutation radicale du pouvoir ou
simplement.. les femmes porteuses d'un
« foulard
islamique. » ?
Les boites noires,
destinées à enregistrer nos
comportements, sont justifiées par la
croyance que « les
groupes ou les individus engagés dans
des opérations terroristes ont des
comportements numériques
caractéristiques.»
Les algorithmes mathématiques utilisés
pour repérer ces attitudes procèdent par
analogie avec le "datamining"
commercial. Or, celui-ci se fonde sur
des modèles conçus à partir d'un grand
nombre d'expériences répétitives. Les
attentats terroristes, au contraire, ne
présentent pas la fréquence nécessaire
et ne respectent aucun protocole
prédéfini. Même la NSA, l'agence de
renseignement US qui capture l'ensemble
des communications de la planète, après
avoir prétendu avoir évité 55 attentats
en 2013, a dû, devant la commission du
Sénat réduire ses prétentions à un seul
acte terroriste déjoué.[10]
Cet aveu des services de renseignement
US confirme
l'enquête
effectuée par des journaliste de
Rue89
auprès de chercheurs en informatique qui
réfléchissent à la question de la vie
privée, du stockage des données, ou bien
encore à l’intelligence artificielle.
Les résultats sont univoques : "quelle
que soit la forme de l’algorithme
choisie, le dispositif sera coûteux,
intrusif et inefficace"[11].
La fonction de cette loi n'est donc pas
d'assurer une surveillance des
populations, mais que celles-ci
acceptent l’intrusion dans leur
intimité.
Alors qu'elle est un droit fondamental,
consacré au niveau européen par
l’article 8 de la Convention européenne
des droits de l’homme, pour le
ministre Cazeneuve, le droit à une vie
privée n'est pas une liberté
fondamentale.[12]
Une société panoptique.
Le nécessaire
consentement des populations à
l'abolition de leurs libertés explique
pourquoi cette suppression s'inscrit
dans le droit et ne procède pas
simplement à une suspension de la
Constitution, comme, par exemple, dans
l'Allemagne nazie. Le ministre se pose
ainsi en défenseur, non d'un état
d'exception, mais d'un ordre permanent,
celui d'une société panoptique, ou
chacun est placé sous le regard du
pouvoir et se soumet à
l'injonction de dévoiler son intimité en
faisant offrande de son être.
Ce
projet n'est pas nouveau, il existe
depuis le début du capitalisme.
Il avait
déjà été théorisé, à la fin du 18ième
siècle en Angleterre par Jérémy Bentham.
Voulant créer une prison modèle, il
avait développé un modèle d'architecture
carcérale appelée « Panopticon »
permettant à un gardien, logé dans une
tour centrale, d'observer tous les
prisonniers, enfermés dans des cellules
individuelles autour de la tour, sans
que ceux-ci puissent savoir s’ils
étaient observés.
Grâce à
l'installation des « boites
noires »,
le principe « de
voir sans être vu »
est maintenant généralisé à l'ensemble
du Net. Bentham montre que la présence
des yeux de l'autre n'est pas
nécessaire à l'omniprésence du regard.
« Il suffit
que quelque chose
(ici la loi)
me signifie
que autrui peut être là »
disait Lacan. Le détenu, comme
l'internaute, doit être entièrement
soumis au regard qui est porté sur lui
et l'intérioriser. En l'absence de
perception, l'individu est réduit à être
objet de la pulsion scopique, à" se
regarder être regardé", à imaginer la
réprobation ou la bienveillance du
pouvoir à son égard .
Une société scopique.
Le règne de la
pulsion scopique[13] procède à une
désintégration de tout rapport social.
Cette domination correspond à une
société monadique, dans laquelle
l'individu n'a plus d'Autre.
L'articulation des différentes monades
est alors assurée par l'Etat. Elle
correspond à un capitalisme pur qui ne
doit faire face à aucune opposition.
Soumis à la pulsion scopique, le corps
ne parle plus, il n'affronte plus.
Devenu transparent, il n'est plus qu'une
forme vide que l'autre, la puissance
publique, peut investir de ses affects
et lui imposer, par exemple, "tu es
Charlie". Le sujet est alors aboli et se
confond avec l'objet-regard, avec le
désir de l'Autre. Il devient l'objet de
sa jouissance, ici objet de la toute
puissance de l'Etat.
Le droit a déjà
enregistré la prégnance de la loi
intérieure, c'est à dire le remplacement
de la loi par les valeurs. Les
législations et dispositions
antiterroristes suppriment l'intime et
ainsi toute possibilité de distinction
de l'individu d'avec les institutions.
La monade forme une unité avec l'Etat
maternel, elle n'est plus que le
résultat du regard de l'Autre. Ainsi, la
Loi sur le renseignement
n'a
pas pour but de lutter contre le
"terrorisme", de faire face à un ennemi
ou même d'exercer une surveillance des
populations hexagonales, mais de
signifier au citoyen qu'il n’ y a pas
d'autre lieu que celui de la langue du
pouvoir.
Parler de "société
de surveillance,"
pour caractériser cette mutation du
rapport entre l'Etat et le citoyen, ne
permet pas de comprendre l'ampleur de la
transformation. Cette notion porte sur
une structure antérieure de la société
et non pas sur la phase actuelle. Les
nouvelles législations "antiterroristes"
n'ont pas pour objet de contrôler les
individus, mais que ceux-ci
intériorisent le pouvoir absolu de
l'administration concernant leur vie
publique et privée. Elles s'attaquent
pas à des actes ou des paroles
déterminées, mais "au
désir même de résistance".
Un gouvernement algorithmique.
La « boite
noire », légalisée par la Loi sur
le renseignement, est emblématique
de cette perte d'emprise des populations
sur leur vie. Comme le résume Claire
Richard, nous sommes dans « une
société de transparence asymétrique, où
la majorité des gens sont surveillés au
travail ou par le gouvernement, tandis
que le secret est le privilège des plus
puissants ».[14]
Aujourd'hui, le
pouvoir
s’exprime de plus en plus de manière
algorithmique. Ainsi, la mise en oeuvre
des boites noires repose sur la croyance
que l'on peut avoir accès au réel en se
passant de la médiation du langage et de
l'interprétation de la réalité.
Il s'agit de détecter
d'éventuels terroristes, avant même
qu'un début de préparation d'une action
puisse avoir lieu. Ainsi, "c’est le"
réel qui va parler de lui-même : les
terroristes vont se trahir par leurs
propres données, sans qu’on ait vraiment
à traduire leurs motivations, les causes
de leurs actions."[15]
L'algorithme, devenu automatique,
construit des profils de terroristes à
partir la masse d'informations saisies.
En combinant les données brutes, il
donne un score, une certaine quantité de
dangerosité à chaque individu, un score
élevé révélant la nature terroriste de
la personne incriminée.
Non seulement, la
mise en oeuvre des dispositifs de
« surveillance » sont extrêmement
vagues et laissent toute la place à
l'interprétation de l'administration,
mais ils prétendent échapper à toute
subjectivité. L'automaticité de
l'algorithme conduit à ce que celui-ci
devienne auto-apprenant, c'est à dire
qu'il génère de lui-même les critères
selon lesquels s'opère la désignation de
terroriste.
Le caractère non
prévisible des effets de la loi fait
partie des objectifs de cette
législation. Il s'agit de placer les
individus dans une incertitude
permanente en ce qui concerne l'action
des services de renseignement à leur
égard. La population se demandant
constamment, si elle est observée et
quels comportements elle doit
préventivement adopter, par exemple,
quels sites Internet elle peut visiter.
Bref, il ne s'agit pas d'identifier des
comportements particuliers, révélateurs
d'une intention particulière, mais
d'enfermer l'ensemble des citoyens dans
le regard du pouvoir?
Enfermement dans le Réel.
Ainsi, les nouvelles
législations antiterroristes, comme la
loi sur le renseignement, suppriment
tout ordre symbolique et ont pour
fonction d'enfermer l'individu dans la
sidération. Si la marche du 11 janvier
énonce «tu es Charlie» et tu n'es
que cela, la dernière loi sur le
renseignement identifie la personne à la
quantification de ses données, au score
qui lui est attribué par l’algorithme.
L'individu est réduit au rapport
quantitatif établi entre ses bons et
mauvais comportements. Enlever la
batterie de son GSM, crypter ses
messages, c’est à dire vouloir se
soustraire au regard du pouvoir, sont
des attitudes notées négativement. Un
certain score de tels comportements
inadéquats conduit à la qualification de
terroriste.
Alors, le terroriste
existe parce qu'il est désigné comme
tel, c'est à dire que sa nature est
révélée par le traitement algorithmique
des données. Ce dispositif automatique
et secret, qui produit lui-même ses
propres principes d'évaluation fait que
l'acte de nommer du pouvoir échapperait
à tout arbitraire et à toute erreur.
L'utilisation de
métadonnées permettrait d'épuiser les
possibles et de supprimer toute
incertitude. L'automaticité de la
procédure nous place hors langage. Elle
révélerait
directement le réel, en supprimant la
subjectivité humaine et la question du
choix des informations. L'objectivité de
la machine, du travail de l'algorithme,
permettrait de prédire les évènements,
de prévoir la préparation d'attentats,
même si l'individu surveillé n'est pas
encore pleinement conscient de "son
parcours de radicalisation" et ainsi
agir préventivement sur celui-ci. Grâce
à la croyance d'une
maîtrise de la potentialité, la simple
possibilité devient immédiatement
réelle. La
virtualité s’incarne, la parole du
pouvoir et le réel du terrorisme sont
alors confondus.
Une
société surmoïque.
La loi sur le
renseignement, comme la marche du 11
janvier, s'inscrivent bien dans une
problématique surmoïque, celle d'un
surmoï archaïque de type maternel qui
incarne un savoir absolu sur le réel du
sujet. Ce dernier n'est plus que le
résultat de la manière dont il est
nommé, aussi bien dans le « tu es
Charlie » que dans l'aspect
logarithmique du dispositif de « surveillance »
qui le désigne comme terroriste. Dans
les deux cas, ce n'est pas la question
de la réalité ou de la vérité qui se
pose, mais celle du Réel. Le sujet est
automatiquement révélé par le chiffre,
par le score qui lui est attribué en
rapport à ses données téléphoniques et
informatiques.
La loi sur le
renseignement ne pose pas d'interdit,
elle ne règle pas l'existence des
populations, mais porte sur leur être.
Elle n’interdit pas formellement de
crypter ses messages et de visiter des
sites labellisés djihadisres ou
complotistes. Elle exprime simplement « tu
n'es rien d'autre que ce qui se donne à
voir », que
les traces que tu as laissé ou que tu
n’as pas laissé sur le Net. Selon cette
conception, grâce à l'algorithme aucune
altérité ne pourrait être soustraite au
regard des institutions.
L'attestation de la vérité ne suffit pas
pour faire face à l'injonction
surmoïque. Ce qui confère sa force
irrésistible à ce jugement, c'est qu'il
ne tire pas sa force d'un quelconque
rapport à la réalité, mais bien au réel[16]
du sujet;. Il « incarne
un savoir absolu sur ce qui du sujet est
réel, c'est à dire ce qui du sujet est
soustrait au règne du signifiant, en
tant qu'il permet de poser la question
de la vérité »[17] .
Ainsi l'individu n'est que la somme de
ce qui est capturé et quantifié
par la machine . L’algotithme
“véhicule un réel et vide le réel de
signifié”, “il le transforme en une
chose inimaginable et sans concept ...”[18]
La loi sur le
renseignement est aussi une loi
surmoïque, dans la mesure où elle n'a
aucune précision dans sa formulation et
son objet. Elle ne mentionne pas de
sites ou de personnes interdites, c'est
à l'usager de présumer de lui-même les
recherches qu'il sera autorisé à
effectuer sur le Net, sans en subir des
conséquences pénales ou administratives,
et évaluer en permanence l'évolution des
exigences du pouvoir. Ainsi, comme
l'écrit Jean-Daniel Causse à propos de
la loi intérieure du surmoi : « Comme
elle ne donne pas de contenu à
l'interdit, la loi devient infinie et
totalement arbitraire lorsqu'elle se
trouve dictée par le surmoi. »[19]
Elle est l’expression d’une société
totalitaire.
[1]
LOI n° 2015-912 du 24
juillet 2015 relative au
renseignement,
http://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2015/7/24/PRMX1504410L/jo/texte
[2]
«
Loi n° 2013-1168 du 18 décembre
2013 relative à la programmation
militaire pour les années 2014 à
2019 et portant diverses
dispositions concernant la
défense et la sécurité nationale
», Journal officiel de la
République française n°0294 du
19 décembre 2013, page 20570.
Lire : Jean-Claude Paye,
« L’État français est-il en
guerre contre les Français ? »,
Réseau Voltaire, le 26 mars
2014,
http://ww.voltairenet.org/article182979.html
[3]
« Loi
n° 2014-1353 du 13 novembre 2014
renforçant les dispositions
relatives à la lutte contre le
terrorisme », Journal officiel
n° 263 du 14 novembre 2014.
Lire : Jean-Claude Paye, « La
criminalisation du Net en
France », Réseau Voltaire, le 13
septembre 2015,
http://www.voltairenet.org/article188676.html#nb1
[4]
Medhi atmadi, «Les
attentats de Paris ont
définitivement tué la vie privée
sur Internet», Le Temps,
le 17 novembre 2015,
http://www.letemps.ch/monde/2015/11/17/attentats-paris-ont-definitivement-tue-vie-privee-internet
[5]
Article
L. 851-4 aliéna 2 du Code de la
sécurité intérieure note 3 et
48.
[8]
Texte
adopté, dans les conditions
prévues à l'article 45, alinéa
3, de la Constitution par
l'Assemblée nationale le 24 juin
2015 (texte de la CMP)
[11]
Andréa
Fradin, "L’algorithme du
gouvernement sera intrusif et
inefficace. On vous le prouve",
Rue89nouvelobs.com, le 15 avril
2015,
http://rue89.nouvelobs.com/2015/04/15/lalgorithme-gouvernement-sera-intrusif-inefficace-prouve-258672
[13]
Jacques Lacan, Le séminaire,
Livre XI, Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse,
Le Seuil 1973.
[14]
Claire Richard, « Surveiller,
tout en se cachant, est la forme
la plus haute du pouvoir »,
rue89.nouvelobs.com, le
15 février 2015,
http://rue89.nouvelobs.com/2015/02/15/surveiller-les-autres-tout-cachant-est-forme-plus-haute-pouvoir-257575
[15]
Antoinette Rouvroy , interview,
in Andréa Fradin et Xavier
Delaporte, « Au moins, dans un
système totalitaire, on sait à
quoi on a affaire »
rue89.nouvelobs.com,
http://rue89.nouvelobs.com/2015/03/28/moins-systeme-totalitaire-sait-a-quoi-a-affaire-258343
[16]
Lacan distingue le Réel de la
Réalité. Seule la réalité nous
est accessible grâce au langage.
C’est le monde tel que nous le
percevons. Le Réel ne peut être
appréhendé, mais plutôt cerné et
déduit. On y a accès par la
construction imaginaire de la
Réalité qui le voile en même
temps qu’elle le révèle.
Le Réel, pour l’enfant in
utero, c’est l’unité avec la
mère. Quand, hors de la coupure
et de la médiation du langage,on
ne fait qu’un avec la mère ou
qu’un avec le monde et que ainsi
il n'y a pas de manque, on est
dans le Réel. La fusion avec le
pouvoir maternel est
enfermement dans le Réel.
Lire Jean-Pierre Bègue,
«Réel, imaginaire et
symbolique,« Le réel... n’est
pas la réalité »,
Psychanalyse-Paris.com, le
21 mai 2005,
http://psychanalyse-paris.com/Reel-imaginaire-et-symbolique.html
[17]
Alain
Didier Weill, « Les trois temps
de la loi, les trois surmois »,
Apertura-Congrès surmoi,
http://apertura.chez.com/Didier-Weill.html
[18]
Miquel Bassols, «Dans la
psychanalyse, il n’y a pas de
savoir dans le réel,
Association mondiale de
psychanalyse, Un réel pour
le XXI ième siècle,
IXe
Congrès de l'AMP • 14-18 avril
2014 ,
http://www.congresamp2014.com/fr/template.php?file=Textos/Dans-la-psychanalyse-il-ny-a-pas_Miquel-Bassols.html
Jean-Claude
Paye, sociologue, auteur de
L'Emprise de l'image. De
Guantanamo à Tarnac. Yves Michel
2012.
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