Politique
Élections Françaises
« Pas ça ! »
Jean-Claude Paye
©
Jean-Claude Paye
Jeudi 4 mai 2017 Lors d'un
meeting à Arras, ce 26 avril, Emmanuel
Macron a réutilisé une procédure
habituelle, fonctionnant comme une
compulsion de répétition. Il a fermement
condamné le Front National comme un
parti incarnant la guerre, la vraie :
celle de 14-18, et, dans un élan exalté,
s'est emporté contre la perspective
d'une venue au pouvoir de Marine Le Pen
en s'écriant : « pas ça !, pas ça !, pas
ça !».[1]
Cette opposition à l’image de la guerre,
dont le Front National serait
l’incarnation, contraste à sa volonté
proclamée de s'engager dans la guerre
actuelle, d’intervenir en Syrie, même
sans mandat de l’ONU, en violation du
droit international, pour renverser
Bachar el Assad[2].
Ainsi, Macron propose la guerre réelle
comme programme électoral, afin de
conjurer le danger de l'image de la
guerre.
Un effet
de sidération.
Ce double
discours a un effet de pétrification,
car la raison et les structures
logiques, tel le principe de
non-contradiction, y sont absentes. Le
malaise est encore renforcé par les
images données à voir.
Elles montrent quelque chose
d’obscène qui relève, à la fois, des
mouvements hystériques du corps de
l’orateur et de l’attitude sidérée des
personnes que l’on a placé derrière,
afin qu’elles soient au centre de
l’image. L'effroi résulte de la
« grimace du réel », de la vision de
leur exaltation compulsive, orchestrée
et mécanique. Ces personnes incarnent un
message que le pouvoir nous adresse :
« vous êtes cela ! », « vous n’êtes que
cela !», faisant ainsi preuve d’un
savoir absolu en ce qui concerne l’être
des citoyens. Alors, « l’obscène a à
voir avec l’explicite absolu[3] » qui
est accompli aux seules fins d’être
montré. La monstration devient capture
du sujet.
Le
discours des médias est un paradiscours,
« un faire voir » une exhibition
pour obtenir l'abandon des populations à
l'injonction surmoïque. Ici, ce n'est
pas seulement la représentation qui est
attaquée, mais la capacité même de
penser. La conscience n'est pas
modifiée, mais anéantie. C'est le
processus même de la formation d'une
conscience qui est démantelé, afin
d'annuler le possible et de nous
enfermer dans la sidération. Ainsi,
l'obscène n'est plus ce qui « se
représente, mais ce qui se présente
absolument ».
La procédure
délivre un nouveau réel, dont on peut
décrypter l'enjeu grâce à une phrase de
Jacques Lacan : « Tu veux
regarder ? Eh bien, vois donc ! Il
donne quelque chose en pâture à l'oeil,
mais il invite celui auquel le tableau
est présenté à déposer là son regard
comme on dépose les armes[4] ».
Un « déjà-vu », un « déjà-su ».
Les résultats, plaçant Macron en tête du
premier tour, ne sont pas une surprise.
Ils étaient déjà donnés depuis longtemps
par les sondages. Ils se sont réalisés
au pourcentage près. La pré-science du
pouvoir nous pétrifie. Ils nous
détournent de la vision, afin de laisser
la place au regard intérieur, à la
remémoration d'un déjà su. Alors, le
chemin qui mène au questionnement et à
la parole est supprimé.
La sidération vient de la perte de la
capacité d’être étonné. Elle se
constitue en donnant toujours
l’impression d'un « déjà-vu » ou d'un « déjà-su ».
Elle résulte de l'action sur surmoi qui
« est précisément cette instance qui,
tendant à dépouiller l’homme de son
aptitude à l’étonnement, le laisse
déchoir dans le déjà connu »[5]
À travers leur
passage en boucles, les images du 11
septembre fonctionnaient déjà comme une
reconnaissance d'un déjà vu. Elles
faisaient obstacle à la perception même
des objets, selon un mécanisme déjà mis
en évidence par le théoricien de la
littérature Victor Chklovski qui a
construit sa procédure de « défamiliarisation »,
en mettant l'accent sur une distinction
entre vision et reconnaissance. La
psychanalyse parlerait de différence
entre l'oeil et le regard. Il avait
indiqué que les objets régulièrement vus
le sont par un dispositif de
reconnaissance et que, de fait, ils ne
sont pas entièrement perçus. Pour lui,
afin de libérer la perception de
l'automatisme, la vision doit être
construite de manière à ce que « la
perception s'arrête sur elle et arrive
au maximum de sa force et de sa durée. »
Au contraire du « procédé de l'art »
mis en avant par Chklovski, les images
du 11/9 et le paradiscours construit par
les médias sur les élections
présidentielles, par leur répétition
organisée, enferment la vision dans un
automatisme, annulant toute
perception et ainsi toute possibilité de
s'étonner, de saisir ce qui est nouveau.
L’œuvre
d’un surmoi archaïque.
L’injonction
de voter Macron repose sur la
diabolisation d’un parti politique, le
Front National, devenu pourtant
semblable aux autres, depuis son
aggiornamento de parti fasciste en
organe du meilleur des mondes. Tout
candidat, battu au premier tour, se doit
impérativement de lancer un appel à
voter, contre le FN et en faveur de
Macron, c’est à dire contre le fascisme
et pour la démocratie. Il s’agit là de
la répétition d’un scénario bien connu.
Cet impératif catégorique est l’oeuvre
d’un surmoi archaïque qui apparaît en
particulier quand l’individu est amené à
s’énoncer ou à poser un choix. Il s’agit
d’une injonction absolue, à laquelle il
ne peut s’opposer. Ainsi, l’obscène
consisterait à renvoyer au spectateur
une image de son regard dans laquelle il
ne peut que refuser de se reconnaître,
mais dans laquelle il est contraint
temporairement d’adhérer.
A quel surmoi
a-t-on affaire dans l’injonction de
voter Macron ? Il ne s’agit pas du
surmoi d’ordre paternel, héritier de
l’œdipe, et ce malgré l’insistance du
commandement à se présenter comme un
devoir, comme une conscience morale. Il
ne s’agit là que d’un faux-semblant, car
aucune alternative n’est posée. Alors,
l’impossibilité de dire non au vote
utile pour Macron n’est pas un véritable
oui, étant l’impossibilité de contester
ce qui est dit. Une nette majorité des
électeurs, ayant l’intention de voter
pour lui, déclarent le faire par défaut
et non par adhésion. En fait,
l’impératif de voter Macron, surtout en
ce qui concerne le deuxième tour,
n’entraîne généralement ni véritable
oui, ni véritable non. Cela semble
répondre à un fonctionnement de
structure psychotique, dans laquelle
aucune contestation ne peut faire face à
la voix.
Prisonnier
du regard.
La candidat
Macron dit tout et son contraire[7].
C'est la structure même du langage qui
est bouleversée. George Orwell a déjà
décrit dans 1984, à travers la
« novlangue », le dispositif de « double
pensée » destiné à empêcher la
représentation une chose. Cette
procédure est nommée clivage par la
psychanalyse. Elle interdit tout
jugement et entraîne une
indifférenciation des éléments de la
réalité. Le pouvoir séparateur du
langage est annihilé par le caractère
englobant et d'indifférenciation de
l'image. Le langage ne fait plus
qu'attester de la vérité de l'image.
Il ne s'agit
plus de modifier notre perception des
faits afin d'obtenir notre adhésion,
mais de nous enfermer dans le spectacle
de la toute puissance du pouvoir. Cette
procédure ne porte pas sur la capacité
de percevoir et de représenter une
chose. Elle est installation d'un surmoi
ordonnant de jouir de ce qui est « donné
à voir ». Elle est enfermement dans
le regard, dans la pulsion scopique.
La psychanalyse
distingue le regard de la vision. Si la
vision est de l'ordre de la perception
des objets de la réalité. L'objet-regard
n'est pas soumis à l'observation du
sujet, ce dernier est au contraire agit
par l'objet pulsionnel. Le regard est
appréhendé par Lacan comme l'objet
propre de la pulsion scopique. Il est
immatériel, en dehors de tout sensible.
En tant qu'objet lié à la jouissance,
insaisissable par la conscience, il est
l'envers de celle-ci.[8]
L'affaire
Macron à travers le déroulement
d'élections présidentielles sans
véritable affrontement, nous permet de
réactiver le questionnement du
psychanalyste Jean-Paul Hiltenbrand :
« comment se fait-il et pour quelle
raison le regard est venu
progressivement à se substituer au
politique ?[9]
L'interrogation a aussi une perspective
historique liant passé et avenir : « Si
l'on sait avec la majorité des
historiens, que le régime fasciste,
nazi, s'est installé et maintenu au
pouvoir grâce à la représentation imagée
et la voix, à quel nouvel ordre de fer
nous préparons nous sous le règne du
regard ? »[10]
Que nous
prépare l'ère Macron ? L'omniprésence,
de la pulsion invocante et de son objet
la voix, a exercé, dans les régimes
fasciste et nazi, un effet mobilisateur
sur les populations en les transformant
en troupeaux. Le règne actuel de la
pulsion scopique a un effet
demobilisateur, d'enfermement de
l'individu dans son intériorité en le
séparant des autres. Elle a un effet
désintégrateur de tout rapport social ;
Cette domination correspond ainsi à une
société monadique dans laquelle
l'individu n'a plus d'autre et devient
son propre référent. Nous entrons dans
un capitalisme pur, tel que Leibniz
l'avait anticipé.
« Tu n’es
que ça !».
Ce surmoi
maternel primordial qui vient en amont
du surmoi d’essence paternelle, issu du
complexe d’œdipe et que Jacques Lacan
qualifie « d’obscène et de féroce »,
commande du dedans. Il ne dit pas « sois
ceci !, ne sois pas cela ! » ou « Fais
ceci !, ne fais pas cela ! Le surmoi
commande « jouis ! »[11]
il ordonne de jouir de la fusion
avec le pouvoir et de la toute puissance
de ce dernier. Cette toute puissance est
à rechercher dans « la complétude de
l’autre maternel primordial, avec lequel
le Moi tend alors à se confondre dans un
rapport illusoire d’aliénation
foncière.»[12]Ainsi,
il y a dans cette injonction surmoîque
quelque chose comme un inceste par
ordonnance.
Comme dans
l’affaire Charlie, l’impératif absolu de
la puissance surmoïque place le sujet
dans une impossibilité radicale de dire
non à l’injonction qui lui signifie :
« ‘Tu n’es que ça !’, c’est à dire ‘rien
d’autre que ça !’. [13]»
L’impossibilité de contredire le dire
surmoïque se donne comme un savoir
absolu sur l’être du sujet. Comme nous
le confirme le résultat des élections
présidentielles ou la revendication « je
suis Charlie », c'est dans cette mesure
que le « sujet peut vouer sa vie à la
jouissance mortifère d’incarner ‘l’être’
d’une telle déchéance. »[14]
Un acte de
ré-engendrement.
L'impératif de
voter Macron nous confirme que le surmoi
a bien une double exigence, d’une part
il commande la chute dans le rien, il
enjoint à la déchéance, d’autre part, il
commande « un acte de ré-engendrement. »[15]
D’un côté, il opère une fusion avec la
toute puissance du lobby Macron, de
l’autre, il suscite une reconstruction
de l’image de soi à travers la « lutte
antifasciste ». Le mot d’ordre : « d’abord
battre Le Pen, puis s’occuper de Macron »,
répond à cette double injonction, la
fusion avec la toute puissance de
l’Autre, puis l’expression d’une
maîtrise de soi, celle « d’un ‘’dense
et sûr Moi’’ renvoyant le sujet à
la culpabilité et à la honte de ne pas
être plus consistant »[16] .
Cette inconsistance tient à l’image,
celle d’une lutte contre un fascisme du
passé, permettant d'accepter le meilleur
des mondes présent, afin de « s’assurer
d’une maîtrise de soi et de son image
pour conjurer la dépendance à l’égard de
l’Autre. »
L’acte de
soumission à la double exigence du
surmoi, à la fois l’impossibilité de
s’opposer et le renoncement
volontaire à tout acte résistance comme
choix d’un «fort et sûr Moi », a pour
conséquence la « liquidité [17]»
du sujet, son abandon aux exigences de
la machine économico-politique. Il
s’agit d’un acte de servitude volontaire
à la structure perverse du double
discours du pouvoir : il n’y a pas
d’autre choix, mais celui-ci doit être
fait volontairement !
[2]
« Et donc si je suis élu
président de la République, je
prendrai les dispositions en
lien avec la coalition et, si
possible sous mandat de l’ONU,
mais même
sans mandat de l’ONU,
pour neutraliser ses capacités
chimiques du régime de Bachar
el-Assad » in
Olivier
Delemeulenaere, « Emmanuel
Macron, candidat à la guerre en
Syrie »,
Mondialisation.ca,
le 27 avril 2017,
http://www.mondialisation.ca/emmanuel-macron-candidat-a-la-guerre-en-syrie/5587521
[4]
Jacques Lacan,
Les quatre
concepts fondamentaux de la
psychanalyse,
Livre XI, Seuil Essais Points,
p. 113.
[5]
Alain Didier Weill, « Les trois
temps de la loi », Paris, Seuil,
1995, p. 26.
[6]
Pour Chklovski, « le procédé de
l'art [...] consiste à obscurcir
la forme, à augmenter la
difficulté et la durée de la
perception », ce qui a pour
effet d'engendrer un sentiment
d'étrangeté (« ostranénie »).
L'art comme procédé est
nécessaire car "L'automatisation
de la perception avale les
objets, les habits, les meubles,
la femme et la peur de la guerre".
Ainsi,
"les
objets perçus plusieurs fois
commencent à être perçus par une
reconnaissance: l'objet se
trouve devant nous, nous le
savons mais nous ne le voyons
plus".
Le but de l'art est donc
"de
donner une sensation de l'objet
comme vision et non pas une
reconnaissance"
In
Théorie de la littérature,
Textes des Formalistes russes
(réunis, présentés et traduits
par Tzvetan Todorov, Préface
Roman Jakobson,) Paris, Seuil,
"Tel Quel", 1965(1925), pp. 76,
83 et 84.
[8]
Jacques Lacan,
Op. Cit.,
p.97.
[10]
Jean-Paul Hiltenbrand,
psychanalyste, « Editorial : Le
Regard »,
Journal
Français de Psychanalyse
N°16,
2002.
[12]
B. Penot, « L’insistance du
surmoi dans les écrits de J.
Lacan, in « Surmoi II », Paris,
édit. RFP, 1995,, p. 71.
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