RussEurope
Le moment Chevènement
Jacques Sapir
Photo:
D.R.
Mercredi 28 mai 2014
La France et
l’Union européenne connaissent une crise
sans précédant. Elle laisse les
politiciens déboussolés, à l’image –
significative – du Président François
Hollande qui, dans son allocution du
lundi 26 au soir a commis un énorme
lapsus, les mots « partis européens »
sortant de sa bouche quand il fallait
dire « partis eurosceptique ». Ce lapsus
est révélateur de l’état de confusion
dans lequel il se trouve, et l’on peut
ajouter, il se perd[1].
Mais, au-delà du constat, il nous faut
réfléchir à ce « moment » de crise
particulier que nous connaissons. De
telles situations, où tout d’un coup les
représentations acceptées antérieurement
sont révoquées et mises en cause, sont
caractéristiques de crises graves,
combinant non seulement une situation
exceptionnelle mais aussi l’inefficacité
des discours tenus sur cette crise.
C’est ce que nous avons connu lors de la
crise de 2007-2008 et, très justement,
on a parlé d’un « moment Minsky » ou « Minsky
moment »[2].
La crise des représentations qui vient
s’ajouter à la crise réelle, donnait
raison aux thèses d’un grand économiste
américain, Hyman P. Minsky, spécialiste
des crises financières[3].
Une crise globale de
l’idée européenne
Aujourd’hui, nous
vivons l’équivalent de ce « moment ».
Les gouvernants sont confrontés à
l’équivalent électoral d’une
insurrection contre l’Union européenne.
Si l’on regroupe les principaux partis
en trois groupes, celui des
« fédéralistes » dont le slogan est
toujours et partout « plus d’Europe »,
celui des « euro-résignés », qui disent
« l’Europe, oui, mais il faut la
changer » et les « eurosceptiques », les
résultats de l’élection du 25 mai,
confrontés à ceux de l’élection de 2009,
nous disent l’ampleur du mouvement[4].
En 2009 les « fédéralistes » du
MODEM/UDI et de EELV avaient réalisés
24,7% des suffrages. Ils n’en réalisent
plus que 18,7%. Les « euro-résignés »,
soit le PS et l’UMP, étaient à 44,4% en
2009 ; ils ne sont plus qu’à 35%. Quant
aux « eurosceptiques », soit DLR, le FdG
et le FN, ils passent de 13,5% en 2009 à
35,6% aujourd’hui. Si nous sortons des
frontières de la France, le triomphe de
UKIP en Grande-Bretagne, mais aussi de
la nouvelle formation eurosceptique au
Danemark (27,5% des voix) ou de Syriza
en Grèce (26,5%), confortent cette
analyse. Il n’est pas jusqu’à l’Italie,
où l’ensemble de la classe
politico-médiatique salue le succès du
PD et de son chef Matteo Renzi, ou en
réalité la montée de l’euroscepticisme
est importante, non seulement avec le
score réalisé par le M5S, mais aussi
avec le basculement dans
l’euroscepticisme de Forza Italia ; si
l’on additionne à ces deux partis les
résultats de la Ligue du Nord, on voit
qu’il dépasse en réalité le score du PD.
L’abstention est un autre signe de cette
crise. Elle atteint 87% en Slovaquie,
80,5% en République Tchèque, 77,3% en
Pologne, 75,7% en Croatie, 70,8% en
Hongrie et 65,3% en Roumanie. L’Europe
ne fait plus recette ; l’Union
européenne ne fait plus rêver. Ou alors,
ce serait bien plus un cauchemar.
Un moment social et
national
Ce moment que nous
vivons peut se caractériser dans une
demande forte de souveraineté nationale.
Cela se comprend aisément dans les pays
dont l’électorat a été volé des
résultats du référendum de 2005. Mais,
cette demande est bien plus profonde que
la seule mémoire de cette blessure. Elle
s’articule avec une demande pour ce
qu’un collègue a appelé « l’État
Social », dont les populations voient
qu’il est attaqué par l’UE, voire
carrément détruit comme en Grèce ou dans
les pays d’Europe du Sud. Si le Front
National réalise ses meilleurs résultats
chez les ouvriers et chez les jeunes, il
n’y a donc pas de miracle ni de
surprise. Son discours s’est adapté à
cette demande et l’a relayée dans des
mots d’ordres clairs, en particulier sur
l’Euro, ce que n’a pu ou su faire le
Front de Gauche. Nous vivons donc un
« moment Chevènement ». C’est
Jean-Pierre Chevènement qui a porté,
depuis maintenant plus de quarante ans
dans la politique française cette double
aspiration à un « État social » mais
aussi à un État-nation pleinement
souverain. Toutes les pleureuses de la
« gauche » officielle, qui aujourd’hui
se lamentent sur le score du Front
National et nous cassent les oreilles
avec leurs sanglots imbéciles, devraient
avoir le minimum d’honnêteté de le
reconnaître. La pensée de Jean-Pierre
Chevènement ne s’est d’ailleurs pas
limitée à cette double aspiration à plus
de protection et plus de Nation. Il a
très finement analysé la dialectique des
relations franco-allemandes et la
logique de destruction de l’Europe à
laquelle nous conduit la logique de
l’Union européenne. Il parle aujourd’hui
d’un « vote d’exaspération ». La formule
est juste. Mais il faut se souvenir que
ce qui vient après l’exaspération, c’est
la colère et la violence.
Se soumettre ou se
démettre
Il est de moins en
moins sûr que François Hollande pourra
terminer son mandat. Désormais
déshabillé de toute légitimité, il
risque à tout moment d’être emporté par
un mouvement de rejet massif qui
pourrait être violent et qui porte en
lui le risque de la guerre civile. Il
doit se souvenir que l’une des
responsabilités de sa tâche est
justement d’éviter à la France une telle
épreuve et un tel drame. Il doit aussi
mesurer l’ampleur du « moment
Chevènement » qui monte aujourd’hui, et
que l’on retrouve sur la totalité du
spectre politique français. Il est donc
urgent que François Hollande en prenne
la mesure et modifie en profondeur sa
politique pour s’y conformer.
Aujourd’hui, le peuple a parlé. Comme un
de ses prédécesseurs, le Maréchal Mac
Mahon, il doit se soumettre ou il devra
se démettre.
[1] Voir
Freud S.,
Psychopathologie de la vie
quotidienne (1904), Payot, coll.
« Petite Bibliothèque Payot », 2004.
[2]
Cassidy J., « The Minsky Moment » in
The New Yorker, 4 février 2008,
http://www.newyorker.com/talk/comment/2008/02/04/080204taco_talk_cassidy
[3]
Arestis P. et Sawyer M. C., article
« Hyman P. MINSKY », dans A
biographical dictionary of dissenting
economists, Edward Elgar Publishing,
2000.
[4] Sapir J., « Stupeur et
tremblement », note publiée sur
Russeurope, le 26 mai 2014,
http://russeurope.hypotheses.org/2320
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