RussEurope-en-Exil
Les
Gilets Jaunes et la colère des masses
populaires
Jacques Sapir
Lundi 26 novembre 2018
La journée du 17
novembre des Gilets Jaunes s’est
donc soldée par un succès massif, avec
plus de 2000 points de blocage alors que
1500 avaient été annoncés. Les chiffres
de participation annoncés par le
Ministère de l’intérieur semblent
largement sous-estimés. Mais, ce succès
a hélas été endeuillé par le décès d’une
manifestante et par de nombreux blessés,
ce qui est dû dans la plupart des cas à
des véhicules ayant tenté de forcer les
barrages. Ce succès interpelle les
mouvements politiques et les syndicats.
Si la majorité (LAREM) et ses
journalistes à gages tiennent un
discours odieux, il convient de
s’interroger sur la signification de ce
mouvement et sur ses suites possibles. Jour de colère
Ce mouvement a été
déclenché par l’annonce d’une hausse des
prix du carburant. Il traduit cependant
une colère bien plus profonde, et des
causes bien plus complexes. La question
des prix du carburant renvoie, elle, à
ce que l’on appelle les « consommations
contraintes » des ménages des classes
populaires. Quand on n’a pas de moyens
de transports de substitution, quand on
doit faire tous les jours des dizaines
de kilomètres pour aller travailler,
oui, le prix du carburant représente une
contrainte. Dit en des termes
d’économistes, il n’y a aucune
élasticité de la consommation au prix
dans ce cas.
Mais, une simple
hausse du prix des carburants n’aurait
certainement pas provoqué une telle
colère si elle ne venait s’ajouter à des
hausses multiples, mais aussi à une
pression fiscale dont les classes
populaires ont l’impression de payer
bien plus que leur part. Les réformes
fiscales prises depuis un an par le
gouvernement – dont la suppression de
l’ISF – ainsi que les mesures prises par
les gouvernements précédents, et l’on se
souvient des 44 milliards du CICE donnés
aux grandes entreprises en l’échange de
quelques créations d’emploi, constituent
la base de cette colère. On parle d’un «
ras-le-bol » fiscal ; il peut exister en
certains cas. Mais, ce qui est en cause
c’est avant tout le sentiment d’une
injustice fiscale.
Ajoutons-y les
propos plus que malheureux d’un
Président de la République, qui à
l’évidence n’éprouve aucune empathie
pour les classes populaires, tout
fasciné qu’il est par les « start-upers
» et par la richesse des gens qui, pour
reprendre son expression, eux ne sont
pas rien. Les termes extrêmement
désobligeants qu’il a employés depuis
des années à l’encontre des classes
populaires sont connus. Ils n’ont pas
été oubliés par ceux auxquels ils
s’adressaient. Les français, dit-on, ont
la mémoire courte. Ils viennent de
démontrer exactement le contraire.
Tout cela a fait le
ciment d’une révolte qui monte des
tréfonds de la France périphérique
pour reprendre l’expression du géographe
Christophe Guilluy. La haine des
représentants organiques de la France
bobo indique bien où se trouve la
fracture, et cette fracture, n’en
déplaise à certains, est une fracture de
classe. Les slogans politiques que l’on
a, alors, pu entendre ne doivent rien à
la présence de militants de partis et
d’organisations, mais bien plutôt au
fait que ces classes populaires
identifient spontanément le gouvernement
et le Président comme leurs ennemis.
L’auto-organisation, ses précédents, ses
limites et son devenir
Cette révolte a été
largement inorganisée, ou plus
exactement auto-organisée. Elle a
commencé par des individus, s’est
amplifiée sur les réseaux sociaux. De
très nombreux manifestants du 17
novembre faisaient leur première
expérience de la manifestation, de la
lutte collective. Cette expérience là,
cette forme spécifique de socialisation,
est d’une extrême importance. Car, en
apprenant à se coordonner, en se parlant
ensemble, ces individus cessent
justement d’être des personnes isolées.
Elles prennent conscience de leur force.
C’est pour cela que ce mouvement, aussi
hétéroclite en soit l’idéologie, aussi
mélangés aient pu en être les
participants, représentait
fondamentalement un mouvement social
progressiste. Car, toute expérience
sociale qui sort les individus de leur
isolement aujourd’hui a un caractère
progressiste.
Le désarroi de
certains partis, mais aussi de certains
syndicats, face à cette manifestation a
été flagrant. La participation à ce
dernier de dirigeants de la France
Insoumise, comme Jean-Luc Mélenchon,
François Ruffin, ou Adrien Quatennens
montre bien que ce mouvement a compris
la nature profonde de ce qui se passait.
Que d’autres partis aient soutenu, soit
timidement soit de manière plus engagée,
la manifestation doit aussi être
constaté. Pour reprendre une expression
de mon excellent collègue Bruno Amable,
verra-t-on se constituer sur cette base
un « bloc anti-bourgeois » capable de
faire pièce au « bloc bourgeois » qui
est aujourd’hui aux commandes est bien
la question qui se pose.
Car, ce qui a fait
la force des Gilets Jaunes peut
aussi constituer leur faiblesse. Si la
mobilisation veut durer, et pour faire
face à l’intransigeance du gouvernement
il est clair qu’elle le doit, elle devra
se doter d’une forme de structuration.
Mais, alors, les moyens de pression du
dit gouvernement augmenteront d’autant.
Que l’on se souvienne comment Georges
Clémenceau, alors Ministre de
l’Intérieur, avait manipulé Marcelin
Albert, le dirigeant de la révolte
viticole du Midi et en particulier de la
région de Béziers en 1907, celle dont
nous est resté la chanson « gloire au 17ème
»[1],
célébrant la fraternisation des soldats
du 17ème de Ligne avec les
manifestants. Les Gilets Jaunes
auraient ainsi tout intérêt à adopter
une structuration en comités d’action
avec des coordinations régionales et
nationales, permettant un contrôle
démocratique au-delà de la préparation
d’une journée de manifestation.
Au-delà de ce
risque, toujours présent, la
mobilisation doit se poser les questions
de l’élargissement du mouvement, mais
aussi des formes qu’il doit prendre et
des objectifs qu’il doit se donner. La
persistance de mouvements de blocage et
de manifestation le dimanche 18
novembre, l’extension à l’outre-mer,
tous ces symptômes indiquent que nous
sommes peut-être à la veille de quelque
chose de bien plus important qu’une
simple protestation contre des taxes.
L’effacement des
syndicats et le potentiel de cette
mobilisation
Il faut cependant
revenir à l’effacement des syndicats, et
à son corolaire : l’absence de
représentants institutionnels des
Gilets Jaunes. De nombreuses raisons
expliquent cet effacement, et le
phénomène de bureaucratisation des
grandes centrales en est un. Mais, quand
le gouvernement fait tout pour faire
disparaître les syndicats en tant de
forces sociales, il est bien mal placé
pour regretter l’absence de
représentants institutionnels dans le
mouvement du 17 novembre, représentants
avec lesquels il pourrait, le cas
échéant, négocier.
En mai 1968, ce
sont les syndicats, et au premier lieu
la CGT, qui ont été les chevilles
ouvrières du compromis – les Accords de
Grenelle – qui a permis de trouver une
voie de sortie non révolutionnaire au
mouvement. Ces accords ont été
suffisamment exemplaires pour que le mot
« Grenelle » soit aujourd’hui mis à
toutes les sauces. Cela sera difficile à
reproduire, sauf récupération de cette
mobilisation.
Le gouvernement se
trouve donc en face d’un mouvement d’un
nouveau genre, un mouvement revendicatif
qui porte en lui directement sa nature
de contestation politique. Sauf à lui
donner très vite raison, et l’on voit
mal comment il le pourrait, il risque
deux écueils :
Le premier est que
cette mobilisation continue de monter et
qu’elle provoque, ici et là, des
mouvements de fraternisation avec les
forces de l’ordre. C’est, pour ce
gouvernement, le scénario du pire. Même
s’il est aujourd’hui peu probable, il
implique alors la transformation de
cette mobilisation en un mouvement de
fait insurrectionnel.
Le second, plus
probable, est que cette mobilisation
finisse par s’effilocher faute de
trouver des débouchés concrets et faute
d’avoir pu faire le pont avec d’autres
secteurs de la population. Mais, même si
ce mouvement retombe, il ne retombera
qu’en apparence. La colère, et cette
fois l’amertume, seront toujours là
n’attendant qu’un prétexte pour
ressurgir, et qu’une occasion, en
particulier électorale, pour s’exprimer.
Le gouvernement va
donc avoir à traiter soit un péril
immense à court terme, soit un péril
tout aussi immense à moyen terme. Mais,
quoi qu’il fasse, il ne se débarrassera
pas du péril.
Et pour les
amateurs, le premier couplet de la
chanson « Gloire au 17ème »
Gloire
au 17ème
Légitim’
était votre colère
Le refus
était un grand devoir
On ne
doit pas tuer ses père et mère
Pour les
grands qui sont au pouvoir
Soldats
votre conscience est nette
On n’se
tue pas entre Français
Refusant
d’rougir vos baïonettes
Petits
soldats oui vous avez bien fait
REFRAIN
Salut,
salut à vous
Braves
soldats du dix-septième
Salut
braves piou-pious
Chacun
vous admire et vous aime
Salut,
salut à vous
À votre
geste magnifique
Vous
auriez en tirant sur nous
Assassiné la République.
|
[1] Chanson que l’on
peut retrouver ici :
https://www.youtube.com/watch?v=jh0blLPg3z0
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