RussEurope
Les relations entre l’UE et la Russie
Jacques Sapir

© Jacques
Sapir
Jeudi 21 avril 2016
Ce texte constitue le résumé de la
conférence donnée le mercredi 20 avril
au MGIMO (Moscou) sur les relations
entre l’Union européenne et la Russie.
La crise ouverte que connaissent les
relations entre la Russie et l’Union
européenne entre dans sa troisième
année. Le récent voyage à Moscou de
Jean-Marc Ayrault, le Ministre des
Affaires Etrangères de la France, a
cependant donné un signal clair que,
pour certains pays de l’UE cette crise
n’a maintenant que trop durée. Les
déclarations très claires de M. Ayrault
sur la situation en Ukraine et dans le
Donbass, indiquant que la responsabilité
principale de la non application des
accords de Minsk incombait à l’Ukraine,
mais aussi l’invitation qu’il a
transmise au Président Poutine à se
rendre en France au mois d’octobre, sont
des éléments importants qui indiquent la
volonté de la France de trouver une
issue rapide à cette crise[1].
De même, la déclarations des autorités
russe qui annoncent vouloir ratifier les
résultats de la conférence sur la climat
de Paris en 2015 est un geste dans la
bonne direction et il montre que la
Russie cherche, elle aussi à sortir de
cette crise.
Cette crise, cependant, a largement
affectée les représentations de la
Russie en France ainsi que dans
plusieurs pays européens. Pourtant, on
doit noter que cette crise n’est qu’une
étape dans une lente dégradation des
relations entre la Russie et l’UE. Et,
dans cette dégradation, la
responsabilité de l’UE est indéniable,
même si elle résulte fort souvent des
conséquences non intentionnelles de ses
actions. Dans le même temps, les
relations économiques entre la Russie et
l’UE sont en train de changer. Ceci met
en question la capacité tant pour l’UE
que pour la Russie de prendre place dans
un monde multipolaire qui est
aujourd’hui une réalité après avoir été
pendant longtemps un simple souhait.
La crise
n’est pas un accident
La crise actuelle entre la Russie et
l’UE n’est nullement accidentelle. En
réalité, les relations entre l’Union
européenne et la Russie se sont
dégradées depuis maintenant plus de
quinze ans. Et, on doit constater que
cette dégradation est absolument
symétrique avec le processus de
reconstruction de la Russie qui s’est
mis en place à la suite de la crise
d’août 1998. On a utilisé, pour décrire
ce processus, l’expression de « retour
de la Russie »[2].
C’est une réalité, mais elle n’implique
aucune volonté « impériale » de la part
de ce pays. La Russie, sous ses
différentes incarnations, a toujours été
une grande puissance européenne.
L’effacement qu’elle avait connu à la
suite du choc de la dissolution de
l’Union soviétique et de la crise
économique induite par la transition ne
pouvait être que temporaire. Si des
acteurs politiques ou de diplomates ont
pu penser le contraire, ont pu croire
qu’il s’agissait d’un changement
permanent, il est clair qu’ils ont
dangereusement errés.
Les dirigeants russes, et au premier
chef Vladimir Poutine, ont donné maintes
et maintes preuves de leur volonté de
revenir dans le jeu international, et
donc aussi européen. Ils ont signalé au
reste du monde que certaines politiques
pouvaient entraîner des conflits
importants. De ce point de vue, il y a
une continuité entre le « Stratégie de
Moyen Terme » présentée par Vladimir
Poutine, alors Premier ministre de la
Russie en 1999, les déclarations qu’il
fit, en tant que Président, aux sommets
Russie-UE de Saint-Pétersbourg et de
Rome en 2003, et son fameux discours
prononcé en 2007 lors de la conférence
de Munich sur la sécurité en Europe[3].
Mais, il faut aussi constater que la
position de la Russie ne fut jamais
entendue. Les différents discours de
Poutine ont été déformés dans leurs
représentations pour les grands médias
occidentaux. Il n’y a jamais eu la
volonté de prendre en compte ces
positions pour en discuter et chercher à
aboutir à un modus vivendi. Les
termes qu’il avait employés en 2007
raisonnent aujourd’hui avec une force
particulière : « Nous sommes témoins
d’un mépris de plus en plus grand des
principes fondamentaux du droit
international. Bien plus, certaines
normes et, en fait, presque tout le
système du droit d’un seul Etat, avant
tout, bien entendu, des Etats-Unis, a
débordé de ses frontières nationales
dans tous les domaines: dans l’économie,
la politique et dans la sphère
humanitaire, et est imposé à d’autres
Etats. A qui cela peut-il convenir? »[4].
Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement
les normes politiques, mais bien les
normes économiques et culturelles que
les Etats-Unis cherchent à imposer au
monde.
Or, il faut rappeler que le droit
international est nécessairement un
droit de coordination et non un droit de
subordination[5],
ce que Vladimir Poutine nous avait
rappelé, à sa façon dans son discours de
Munich. Plus fondamentalement, l’idée
d’opposer la souveraineté de la norme
juridique des traités internationaux à
la souveraineté démocratique des États
renvoie à une ignorance profonde des
origines du concept de souveraineté[6].
Ce problème git à la base du conflit qui
oppose la Russie aux conceptions tant
européennes que étatsuniennes depuis
maintenant une bonne quinzaine d’années.
La question
des normes
Car, les Etats-Unis ne sont pas les
seuls à chercher à imposer leurs normes.
En réalité, l’Union européenne ne se
conduit pas de manière très différente
sur ce point, même si les normes qu’elle
cherche à imposer sont moins
géopolitiques qu’économiques ou
sociétales. Ce problème fut évident d’ès
qu’il s’est agit d’appliquer l’accord de
partenariat et de coopération signé
entre l’UE et la Russie au milieu des
années 1990. Là où les russes voyaient
un accord international traditionnel,
les dirigeants de l’Union européenne, et
surtout les services techniques de l’UE,
avaient une vision plus extensive des
normes, et tentaient d’imposer les
normes de l’UE comme normes
internationales. La question de la
« Charte de l’Energie », que l’UE a
beaucoup poussée, a symbolisé cette
différence d’interprétation des traités
et des normes entre la Russie et l’UE[7].
Il faut ici savoir que si les traités
sont perçus, à juste titre, comme des
obligations absolues au nom du principe
Pacta sunt servanda[8],
ce principe n’est rien d’autre
qu’une mise en œuvre d’un autre
principe, celui de la rationalité
instrumentale. Les traités sont donc
naturellement révisables, et ils
imposent un accord commun sur
l’interprétation de certaines normes et
nullement une unification complètes des
principes du droit entre les Etats.
Le recours à une vision relativiste
de la politique, où il s’agit désormais
de trouver le dénominateur commun entre
différents discours, tous susceptibles
d’interprétations en permanence
ouvertes, est une congruence entre
l’intégration d’une situation de fait
(l’hégémonie américaine) et une
idéologie diffuse, le postmodernisme. On
aura noté que tel n’est pas le point de
vue de Vladimir Poutine. Ce dernier se
refuse à croire que « tout se vaut »,
donc que « tout est contestable ». Il y
a bien pour lui des valeurs qui ne sont
pas contestables.
Mais il ne croit pas davantage que
l’existence de telles valeurs (comme,
par exemple, la sécurité collective)
puisse induire la disparition des
conflits d’intérêts et donc du
politique. En ce sens, il refuse
fondamentalement la vision américaine
d’une unidimensionnalité de l’échelle
des valeurs, qui justifierait alors une
dépolitisation de certains débats. Il
est donc clairement opposé aux thèses
encore défendues en 2004 par Francis
Fukuyama[9].
La position de la Russie, telle
qu’elle est exprimée par Vladimir
Poutine, se situe ainsi dans le double
rejet et de l’essentialisme du
néoconservatisme américain, qui prétend
que « nos valeurs justifient notre droit
de les imposer à autrui », et du
relativisme méthodologique dont s’est
imprégnée l’idéologie européenne, pour
laquelle il ne s’agit que de construire
des procédures et des normes techniques
en faisant abstraction de toute
légitimité de ces dernières.
La récente décision de la Court
Constitutionnelle de la Fédération de
Russie de rejeter une décision de la
Court Européenne des Droits de l’Homme
constitue ici un exemple évident de
cette interprétation divergente de la
question des normes entre l’UE et la
Russie[10].
La question
des frontières
Mais, les relations entre la Russie
et l’UE se sont aussi dégradées parce
que ni l’Union européenne ni la Russie
ne savent précisément où se trouvent
leurs frontières.
La question est évidente quand on
regarde l’Union européenne. Cette
dernière s’est engagée il y a maintenant
vingt-cinq ans de cela dans un processus
d’élargissement qui ne fut jamais
réellement pensé et qui, en conséquence,
n’a pu être maîtrisé. Ce processus à
nourri des illusions dans plusieurs pays
et a été à la naissance de la crise en
Ukraine. Si l’union européenne avait
clairement dit où se trouvaient ses
propres limites et comment elle
concevait les relations avec les pays se
trouvant au-delà de ses limites, la
situation aurait certainement été
différente. Cette question de
l’élargissement se trouve démultipliée
par le liens, implicite mais réel, qui
existe entre l’UE et l’OTAN.
Non que ce lien soit nouveau. En
fait, on sait que la construction
européenne de l’après-1945 fut largement
une idée américaine pour servir de base
économique à l’OTAN. Mais, la fonction
de l’OTAN dans le cadre de la guerre
froide n’était pas seulement de garantir
l’Europe occidentale contre les menées
de l’Union soviétique. Suivant l’adage
américain, l’OTAN avait trois
fonctions : « keep the US in, keep
Germany down and keep Soviet out ».
Autrement dit, l’OTAN devait garantir la
présence en Europe des Etats-Unis, et
prévenir un possible retour vers les
politiques isolationnistes des années
1930, l’OTAN était aussi une garantie
contre le retour de la puissance de
l’Allemagne, et enfin l’OTAN avait
naturellement pour fonction de contenir
l’Union soviétique.
Or, aujourd’hui, de ces trois
fonctions, celle concernant l’Union
soviétique n’a plus de raison d’être,
celle concernant l’Allemagne est frappée
de caducité par la réunification de ce
pays, et enfin le danger d’un
isolationnisme américain s’est
définitivement éloigné, mais les
Etats-Unis ne font plus de l’Europe leur
priorité et sont de fait bien plus
intéressés par ce qui pourrait se passer
dans le bassin du Pacifique. Ceci a
imposé, dans les faits un changement de
nature pour l’OTAN. Dans les années
1990, il était concevable que l’OTAN
devienne le « bras armé » des Nations
Unies. Mais, la politique
néo-conservatrice adoptée par les
Etats-Unis, et surtout leur engagement
dans l’unilatéralisme (avec
l’intervention en Irak de 2003[11]),
a transformé l’OTAN en un instrument de
la puissance américaine à un niveau en
réalité bien plus grand que ce que l’on
avait connu du temps de la « Guerre
Froide ».
Fondamentalement, l’UE ne sait pas ce
qu’elle est. Elle a abandonné en réalité
l’idée de se constituer un futur Etat,
sur le modèle des « Etats-Unis
d’Europe » et elle ne veut certainement
pas être une simple structure de
coopération institutionnalisé entre les
pays membres. D’où découlent les idées
de « construction sui-generis »
qui sont actuellement en vogue à
Bruxelles. Mais, le concept même de
construction sui-generis est
trop vague pour fournir une identité
réelle à l’Union européenne. Cette crise
existentielle de l’Union européenne,
crise aujourd’hui rendue évidente par le
constat qu’il n’existe pas de « peuple »
européen et que le projet européen est
ouvertement en crise, provoque des
incertitudes multiples chez ses
partenaires, et elle porte une
responsabilité importante dans la
dégradation des relations avec la
Russie.
Mais, le problème des frontières, et
donc celui de l’existence, est aussi
posé en ce qui concerne la Russie. La
Russie s’est constituée en décembre
1991, lors de la dissolution de l’Union
soviétique, sur la base du découpage
administratif adopté du temps de l’URSS.
Ce découpage était largement arbitraire,
et on a eu un bon exemple de ses
conséquences avec les événements qui ont
conduit au rattachement de la Crimée à
la Russie en 2014. Fondamentalement la
Russie a le choix entre s’affirmer comme
l’héritière de l’Empire tsariste ou
s’affirmer comme la patrie des « russiens »
(autrement dit tous les gens parlant
russe). Les autorités russes ont plutôt
choisi la première option, et même si le
discours « russien » existe il n’est pas
le discours officiel. Mais, le fait
qu’il puisse être présent indique que le
travail sur l’identité russe est
toujours en cours. Or, ce travail sur
l’identité a des répercussions évidentes
sur la question des frontières. D’ou
l’incertitude qui règle actuellement, du
moins en Europe, sur la position exacte
des frontières de la Russie. Et, cette
incertitude a aussi joué son rôle dans
la dégradation des relations entre la
Russie et l’UE.
L’Union
européenne contre la paix en Europe ?
Fondamentalement, la crise que
connaît aujourd’hui l’UE ne laisse pas
présager un changement important dans
les relations avec la Russie. Paralysée
tant par les problèmes politiques, de la
crise des réfugiés à l’éclatement des
accords de Schengen, de la possibilité
du Brexit au conflit entre groupes de
pays au sein même de l’UE, mais aussi
par des problèmes économiques (et la
crise de l’Euro est loin d’être
achevée), l’UE est aujourd’hui
parfaitement incapable de jouer un rôle
dans ce que l’on appelle le monde
multipolaire. Cela constitue une
différence majeure avec la Russie. L’UE
n’est plus le sujet d’une histoire elle
est en train de devenir un simple objet.
Par contre, dans pays membres de
l’UE, que soit l’Allemagne, la
Grande-Bretagne, la France et l’Italie,
ont toujours la possibilité, et sans
doute la volonté, d’écrire – à leu
niveau – l’Histoire. En cela, ces pays
sont identiques à la Russie et ils
partagent avec elle des conceptions
communes. La question qu’il nous faut
alors peser et de savoir si l’Union
européenne ne serait pas un obstacle
insurmontable dans l’existence de bonnes
relations entre les pays européen. Si
tel était le cas, il faudrait y voir la
critique la plus terrible des
institutions européenne qui,
rappelons-le, furent aussi constituées
pour promouvoir la paix et la
coopération en Europe. Le fait que ces
institutions européennes soient devenues
aujourd’hui un obstacle à cette paix et
à cette coopération constitue
probablement le plus terrible constat
d’échec que l’on puisse tirer de la
construction européenne.

Notes
[1]
http://www.lepoint.fr/politique/vladimir-poutine-sera-l-invite-de-la-france-au-mois-d-octobre-20-04-2016-2033587_20.php
[2] Sapir J., « Le retour économique
de la Russie » in Géopolitique,
n°101, mars 2008, pp. 30-41.
[3] Voir Sapir J., Le Nouveau
XXIème Siècle, Le Seuil, Paris,
2008.
[4] On trouvera une traduction
complète et fidèle de ce discours dans
la revue La Lettre Sentinel,
n° 43-44, janvier-février 2007, p. 24-29
[5].René-Jean Dupuy, Le Droit
international, Paris, PUF, 1963.
[6].Voir Jacques Sapir, « L’ordre
démocratique et les apories du
libéralisme », Les Temps modernes,
n° 610, septembre-novembre 2000,
p. 309-331.
[7] Sapir J., « Energobezopasnost’
kak vseobchtchee blago » [La sécurité
énergétique comme bien collectif] in
Rossija v Global’noj Politike,
n°6/2006, Novembre-Décembre.
[8] Simone Goyard-Fabre, « Y a-t-il
une crise de la souveraineté ? »,
Revue internationale de philosophie,
vol. 45, n° 4, 1991, p. 459-498p. 485.
[9] F. Fukuyama, State-Building,
Governance and World Order in the Twenty-First
Century, Ithaca, NY., Cornell
University Press, 2004 ; trad. fr. de
Denis-Armand Canal, Gouvernance et
ordre du monde au xxie siècle,
Paris, La Table ronde, 2005.
[10]
http://www.vedomosti.ru/politics/articles/2016/04/19/638245-sud-otkaz-espch
[11] Sapir J., « Endiguer
l’isolationnisme interventionniste
providentialiste américain » in La
Revue Internationale et Stratégique,
n°51, automne 2003, pp. 37-44. Idem, « Vtoraja
iraskaja vojna i Franko-Amerikanskie
otnoshenija » (La seconde guerre d’Irak
et les relations franco-américaines) in
Vostok (Oriens), n°3/2004, pp.
107-115.
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