RussEurope
Décompositions
Jacques Sapir

Photo:
D.R.
Lundi 10 novembre 2014
L’affaire Jouyet-Fillon secoue durement
la sphère politico-médiatique. Elle en
révèle les défauts et les tares. Cette
affaire est le symptôme de l’état de
décomposition atteint par cette dite
sphère. Car, n’en doutons pas, ce ne
sont pas seulement Jean-Pierre Jouyet et
François Fillon qui sont en cause. Les
effets de ce scandale sont d’ores et
déjà bien plus profonds que les deux
principaux protagonistes. Quels sont
donc les faits qui nous sont connus à
l’heure actuelle ?
Les faits
Il est donc établi que M. Jean-Pierre
Jouyet, secrétaire général de l’Elysée,
aurait déjeuné avec M. François Fillon,
ancien Premier Ministre. Ce que se sont
racontés ces deux personnages relève de
l’hypothétique, mais ont peut penser que
les différentes affaires secouant l’UMP
(Bygmalion entre autres) furent
évoquées. Rien de scandaleux à cela. Il
est aussi établi que jean-Pierre Jouyet
a rencontré deux journalistes du Monde
et, dans une déclaration enregistrée
avec son accord à
proféré des accusations graves sur
François Fillon, affirmant que ce
dernier aurait fait pression sur lui
pour que des poursuites soient lancées
contre Nicolas Sarkozy. Notons ici que
ce qui pose problème dans les
déclarations de Jouyet n’est pas tant
que François Fillon ait mentionné
Sarkozy, ni même qu’il ait déclaré que
Nicolas Sarkozy pourrait être poursuivi
dans le cadre de l’affaire Bygmalion. En
l’état de ce qui nous en est connu,
cette affaire est effectivement
suffisamment grave pour que l’on puisse
considérer l’audition comme témoin
assisté de l’ex-Président, voire son
inculpation. Mais, ce qui pose un
véritable problème est la possible
instrumentalisation de la justice à des
fins politiques, ce que sous-entend
Jean-Pierre Jouyet. Quand on fait une
affirmation de cette gravité, on en
apporte les preuves. Sinon, on se tait.
Ici, nous sommes dans une situation
« j’affirme / il affirme » dans laquelle
nul ne peut, en raison, trancher. Notons
aussi que les deux journalistes, qui ont
recueilli ces confidences, et qui les
ont publiées dans un ouvrage, n’ont pas
réellement cherché ces preuves et ne
présentent pas ces propos pour ce qu’ils
sont, soit des déclarations hautement
hypothétiques. Ils ont cherché le
scandale, et bien entendu ils l’ont
obtenu.
Dans le comportement des uns et des
autres, on peut lire la décomposition
profonde de la sphère politique, mais
aussi de la sphère médiatique et
journalistique. Ces deux sphères, dont
les relations incestueuses ne sont plus
à démontrer, ont aujourd’hui sombré dans
le ragot et la manipulation de bas
étage.
Irresponsabilités
Il faut revenir sur
l’irresponsabilité démontrée par les
différents acteurs de ce « drame » qui
relève plutôt de la pantalonnade.
Irresponsabilité donc de M. Jean-Pierre
Jouyet, ci-devant secrétaire général de
l’Elysée, poste important s’il en est,
d’avoir tenu de tels propos. Car, de
deux choses l’une : soit il tient ces
propos sans y prendre garde, alors qu’il
est en entretien avec deux journalistes,
et c’est tout simplement irresponsable à
un point tel que l’on se demande
pourquoi on a laissé ce monsieur quitter
le jardin d’enfants ; soit il tient ces
propos en pleine conscience de leurs
conséquences, dans le but de nuire à
François Fillon, et il ne peut ignorer
que, tel un boomerang, ils lui
reviendront dans la figure. Il est
possible que M. Jouyet ait décidé de
« voter Sarkozy » dans une manipulation
très claire contre François Fillon.
Mais, il le fait avec un amateurisme et
une imbécillité consternante. Là encore,
c’est irresponsable, et tout juste digne
du jardin d’enfants. On ne voit pas
comment il pourrait rester à son poste.
Irresponsabilité, ensuite, des deux
journalistes d’une « grand quotidien »
(i.e. Le Monde) qui reprennent
ces propos, extrêmement graves, et qui
les publient sans aucune précaution et
sans indiquer qu’en l’état ils n’ont
aucune garantie sur leur véracité. Le
goût du scandale l’a emporté ici sur
l’information. C’est extrêmement grave
et parfaitement irresponsable quand on
connaît l’influence et le poids de ce
journal dont ces journalistes se
réclament.
Irresponsabilité, enfin, au plus haut
niveau, c’est à dire à celui du
Président de la République. Car François
Hollande est loin de sortir indemne de
ce scandale. Irresponsabilité dans le
choix de l’homme (Jouyet) donc, s’il
s’avère qu’il raconte n’importe quoi.
Mais aussi irresponsabilité dans la
réaction devant ce scandale. Du moment
que Jouyet doit admettre qu’il a tenu
les propos rapportés, et que les
journalistes en ont la preuve, il aurait
dû être renvoyé séance tenante par
François Hollande. A moins que ce
dernier ne veuille accréditer l’idée
qu’il ait trempé dans cette possible
manipulation…Mais cela, c’est
irresponsable.
Cela fait beaucoup ; cela fait trop.
Cadavres en
décomposition
Cette affaire, car elle est devenue
désormais une véritable « affaire
d’Etat », signe le fait que, de toute
part, nous sommes entourés de cadavres
politiques et que ces derniers se
décomposent sous nos yeux.
Il y a un cadavre évident à l’Elysée,
et il s’appelle François Hollande. Sous
quelque angle que l’on regarde cette
affaire, elle témoigne du fait que la
politique présidentielle qu’il était
censé incarner est morte. Que penser en
effet d’un Président qui choisit comme
secrétaire général un homme qui fut
ministre dans un gouvernement opposé et
qui se montre d’une telle
irresponsabilité, si c’est de cela qu’il
s’agit ? Que penser d’un Président qui
en serait à chercher de choisir ses
adversaires et, considérant Nicolas
Sarkozy comme plus vulnérable que
François Fillon déciderait de faire à ce
dernier un croche-pied mortel ? On reste
sidéré devant ce machiavélisme de cour
de récréation. La politique conduite par
le Président est morte, et chacun
d’entre nous le sait et le mesure. Le
mélange d’austérité à demi avouée et de
fausse compassion cachant mal un
véritable clientélisme entraîne la
France à la catastrophe. L’abandon des
intérêts de notre pays face aux demandes
des Etats-Unis relayées par l’Union
Européenne, que ce soit sur les
questions commerciales comme le Traité
Transatlantique ou sur l’Ukraine et nos
relations avec la Russie, sont venues de
surcroît manifester que cette mort d’une
politique allait bien au-delà de la
politique économique.
Mais, il y a un cadavre similaire à
l’UMP. Que François Fillon ait tenu ou
non les propos qui lui sont reprochés,
et pour l’instant rien ne prouve l’une
ou l’autre de ces hypothèses, ce qui est
dramatique c’est qu’ils soient crédibles
et que l’on puisse raisonnablement
supposer qu’il les ait tenus. Les
différences politiques entre Alain
Juppé, Nicolas Sarkozy et François
Fillon sont tellement minces que l’on
vise l’homme et non le projet. Et tel
est la vérité : il n’y a pas de projet à
l’UMP qui puisse être une politique
différente de celle menée par François
Hollande. Bien sûr, si l’un de ces trois
personnages arrivait au pouvoir nous
pourrions nous attendre à plus
d’austérité, et plus de soumission à
l’Union Européenne. Mais ceci n’est
qu’affaire de degrés et non de
principes. On nous propose alors de
choisir sur des traits de caractère, le
calme d’un Juppé, l’énervement d’un
Sarkozy ou la froideur austéritaire d’un
Fillon. Mais, en réalité, c’est pour
continuer la politique actuelle.
En fait, c’est le principe de
l’alternance qui est mort dans notre
pays. Et la trajectoire personnelle de
Jean-Pierre Jouyet en est la plus
magnifique preuve. Il a pu passer du
gouvernement de François Fillon, alors
Premier Ministre de Nicolas Sarkozy, au
secrétariat général de l’Elysée sans
problème, ni pour lui ni pour les
autres. Quelle meilleure illustration
des propos de Marine le Pen sur ce
qu’elle appelle « l’UMPS »… Comment
alors s’étonner qu’elle monte dans les
sondages alors que c’est bien la même
politique qui est proposée tant par le
P « S » que par l’UMP ? L’incapacité du
Front de Gauche à faire vivre une
alternative véritable et construite,
incapacité qui provient de ses
contradictions fondamentales au sujet de
la souveraineté et de l’Union Européenne
et de l’Euro, fait bien partie du même
problème. Et l’on peut y ajouter les
« affligés » du Parti « socialiste »,
les frondeurs en peau de lapin, ces
politiciens à la petite semaine qui
tonnent le dimanche et se couchent dès
le lundi matin.
Un désastre
D’anecdotique, l’affaire Jouyet-Fillon
pourrait bien s’avérer désastreuse. Elle
révèle crûment l’état de décomposition
des grandes forces qui étaient supposées
structurer la politique française. Mais,
elle révèle cette situation alors que
des forces de remplacement ne sont pas
encore disponibles. Le sentiment de vide
politique qu’elle produit pourrait
avoir, dans les semaines ou les mois qui
viennent, les conséquences les plus
graves pour la paix civile.
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