RussEurope
La situation après les élections du 25
mai
Jacques Sapir
Samedi 7 juin 2014
Interview publiée en italiens sur le
site de l’Antidiplomatico
Aux élections européennes du 25
mai, c’est de France qu’est arrivé à
Bruxelles le message le plus fort
avec le Front national comme premier
parti du Pays et son programme qui
demande clairement la sortie de l’Euro.
Il s’agit d’un véritable tremblement de
terre comme l’a défini le premier
Ministre Manuel Valls. D’après vous
qu’est-ce qui a poussé les Français à
faire ce choix ?
Le choix des français s’est fait pour
de nombreuses raisons lors de ces
élections. Certaines tiennent à la
nature du processus dit de construction
européenne. Il est clair que pour
beaucoup, voter pour le Front National
c’était envoyer le message le plus clair
à Bruxelles que l’on refusait tant
l’Euro que l’UE. De ce point de vue, si
d’autres partis, comme le Front de
Gauche, avaient eu des positions plus
claires, et plus compréhensibles, le
résultat aurait pu être un peu
différent. Les progrès réalisés par le
parti « gaulliste » Debout la
République, qui a presque atteint les 4%
des votes est symptomatique de ce qu’un
discours clair est immédiatement porteur
dans ce contexte.
D’autres raisons tiennent à la
situation particulière qu’il y a
aujourd’hui en France. Il y a en
particulier une montée de l’exaspération
contre la politique d’un gouvernement,
et d’un Président, qui défait
aujourd’hui ce que près de quarante
années de luttes sociales avaient
construit. Ici encore, à tort ou à
raison, le Front de Gauche n’a pu
recueillir la part qui était logiquement
la sienne dans ce vote d’exaspération en
raison de position peu lisibles par
l’électorat. Pourtant, la sanction par
rapport au vote PS a été très claire et
l’effondrement de la popularité de
François Hollande le confirme.
Enfin, il y a un vote d’adhésion aux
thèmes développés depuis maintenant un
peu plus de trois ans par le Front
National. Dans ces thèmes, il ne faut
pas sous-estimer (ni sur-estimer
d’ailleurs) un sentiment si ce n’est de
xénophobie mais en tous les cas de
lassitude face à l’immigration telle
qu’elle se développe aujourd’hui. Pour
de nombreux français aux revenus très
modestes, les nouveaux arrivants sont en
concurrence directe avec eux sur de
nombreux points (comme l’obtention de
logements ou la santé). Je remarque
d’ailleurs que de nombreux français
issus de l’immigration des années 1960 à
1980 ont voté Front National. Il suffit
d’analyser le vote quartier par quartier
pour le voir. Ainsi, dire que ce vote
est un vote « raciste » est une idiotie
complète, même s’il y a des racistes au
Front National, comme il y en a
d’ailleurs dans d’autres partis, hélas.
Mais, on a mal mesuré le sentiment de
vulnérabilité des française des classes
populaires à l’arrivée de la vague
actuelle d’immigration. Très souvent ce
sont des anciens immigrés, naturalisés
français, qui se sont intégrés dans la
société française, et qui considèrent
que les nouveaux arrivants ont plus de
droits qu’eux ou mettent en cause les
mêmes budgets sociaux sur lesquels ils
ont des avantages. Ce phénomène explique
le basculement vers le vote Front
National des Français les plus modestes.
De ce point de vue, les
manifestations des jeunes lycéens et
étudiants, guère plus de quelques
milliers pour toute la France, ont été
très symptomatiques. Dans le cas de la
manifestation de Paris, qui a été la
plus importante, vous aviez presque
uniquement des « blancs » et des
« bourgeois ». Il n’y avait pratiquement
pas de jeunes issus des lycées
professionnels. Aujourd’hui la
« protestation » contre le vote FN ne se
manifeste que dans les classes
supérieures de la société et c’est sans
doute cela le véritable « tremblement de
terre ».
Le prochain Parlement européen
accueillera trois groupes qui se sont
opposés dans leurs campagnes électorales
aux politiques de Bruxelles, Berlin et
Francfort, avec à leur tête :
Marine Le Pen, Nigel Farage et
pour la gauche A. Tsipras.
Réussiront-ils à créer un bloc
d’opposition compact pour empêcher la
technocratie européenne de continuer
dans son projet d’austérité ?
Je ne crois pas. Je ne sais pas si le
Front National va réussir à constituer
un groupe au Parlement Européen, mais il
est clair qu’il y a trop de différences
entre le FN, UKIP ou Syriza. En un sens,
ceci vérifie le fait qu’il n’y a pas de
peuple européen et que la dimension
nationale du vote est toujours
prééminente. Après, il est possible
qu’au moment des votes des alliances se
réalisent, et ceci est même à souhaiter.
Le PPE et le PSE seront obligés de
tomber les masques du rôle de la fausse
opposition et finiront, comme
c’est le cas dans différents pays, par
se coaliser pour former la prochaine
Commission. Ne craignez-vous pas que ces
« ententes européennes élargies » ne
favorisent une ultérieure perte de
souveraineté nationale, sans tenir
compte du cri de détresse qu’ont lancé
les peuples européens ?
Je crains qu’hélas ce cri de détresse
ne soit pas entendu, parce que les
partis du PPE et du PSE ont
systématiquement ignorés les réactions
et les réticences des peuples depuis
maintenant près de 25 ans. Nous aurons
une coalition pour faire du Parlement
Européen une chambre d’enregistrement de
décisions technocratiques prises par la
commission.
D’après vous, quels sont les
premières mesures que les nouveaux
groupes eurosceptiques qui se sont créés
au Parlement européen devraient proposer
dans les trois mois ?
Si une alliance est possible, elle
devrait se faire autour des mots
d’ordres suivants. Tout d’abord,
interruption des négociations avec les
Etats-Unis du traité de libre-échange
transatlantique. C’est un traité léonin,
qui va contribuer encore plus au
démantèlement du modèle social européen.
On a aujourd’hui la preuve que la
politique des Etats-Unis est
extraordinairement agressive contre
l’Europe et les européens. Ensuite, ces
partis devraient s’entendre pour refuser
toute mesure aggravant les politiques
d’austérité qui sont aujourd’hui mises
en œuvre en Europe. Sur cette base, il
est même possible que des alliances de
circonstances soient possibles avec le
groupe des « Verts », voire avec
certains membres du PSE.
La propagande pré-électorale des
gouvernements au pouvoir et de Bruxelles
voulait nous rassurer sur la situation
économique actuelle, toutefois les
économies de l’Italie, de la
Hollande et du Portugal se sont
contractées et la France est dans une
situation de stagnation. De surcroît, la
zone euro est dans une situation de
basse inflation – déflation pour de
nombreux pays – qui rend de moins en
moins soutenable la trajectoire
débit/PIB. Dans un tel contexte,
pensez-vous que la zone euro risque de
connaître une nouvelle crise qui
pourrait remettre en question les outils
créés ou bien que « le pire
est derrière nous » comme on nous
le dit ?
Le risque d’une nouvelle crise est
d’ores et déjà présent. C’est cela qui
obligé M. Mario Draghi, le Président de
la Banque Centrale Européenne à agir le
5 juin. Mais, les limites de son action
montrent aussi son impuissance de fond.
Les seules choses qu’il a pu faire ont
été d’introduire un taux négatif sur les
dépôts et de mettre en place un nouveau
LTRO au profit des banques pour un
montant de 400 milliards d’euros, au
moment d’ailleurs où il faudra
rembourser le premier. Ce n’est
absolument pas l’équivalent du
« quantitative easing » de la réserve
fédérale. On sait que les taux négatifs
ont une efficacité plus que limitée.
Quand au LTRO, il y en avait déjà eu un
en 2012. Il est donc intéressant de
regarder comment a réagi le taux de
change entre l’Euro le Dollar. Le 5 juin
au matin, il était tombé à 1,35 USD pour
1 Euro. Il est remonté à 1,36 dès le
soir. C’est la preuve que Draghi n’a
plus cette capacité qu’il avait il y a
deux ans de charmer les marchés. Ces
derniers veulent du tangible. Mais,
cela, Draghi ne peut le faire sans un
conflit majeur avec l’Allemagne. Par
ailleurs, les marchés vont maintenant
regarder de très prés l’évolution de la
situation dans des pays comme la Grèce,
mais aussi l’Italie et la France. Touts
les conditions pour une nouvelle phase
de crise dans la zone Euro dès cet été
ou dès septembre sont réunies.
Nous savons que vous suivez de
près la crise ukrainienne. Quel est
votre jugement d’ensemble sur l’action
de l’UE ? Quelle serait, à l’échelle
européenne, la meilleure stratégie à
adopter pour sortir de cette dangereuse
impasse ?
L’action de l’UE a été très néfaste.
Elle a mis, de fait, l’Ukraine devant un
choix impossible, celui entre l’Europe
et la Russie. Or, compte tenu de la
complexité et de la fragilité de ce
pays, c’était le type même de choix
qu’il fallait éviter. Ensuite, les
dirigeants de l’UE ont fermé les yeux
sur les dérives du mouvement populaire
de la place Maidan. Ce mouvement,
commencé comme une protestation contre
la corruption du régime, a commencé à
dériver dès le mois de décembre 2013
quand il a été hégémonisé par des partis
d’extrême-droite. Enfin, l’UE a soutenu
implicitement le coup d’Etat qui a
provoqué le départ du Président
Yanoukovitch. Or, un accord avait été
signé entre l’opposition et le pouvoir
et des élections étaient normalement
prévues. Mais, tout cela a été balayé
par le coup d’Etat. Désormais, nous
vivons une crise de l’Etat ukrainien,
avec des référendums
d’auto-détermination qui se sont tenus
dans la partie est du pays, et qui
conduit désormais à une véritable guerre
civile. Le gouvernement de Kiev utilise
ses avions et ses hélicoptères contre
les insurgés, c’est à dire le même
niveau de violence qui avait été le
prétexte à une intervention en Libye et
qui avait suscité l’émotion de la
communauté internationale en Syrie. Il
serait urgent que l’UE fasse pression
sur les autorités de Kiev pour qu’elle
proclame un cessez le feu et qu’elles
ouvrent immédiatement des négociations
inconditionnelles avec les insurgés.
Au-delà, il est clair qu’il faut des
élections à une Assemblée Constituante,
qui seule pourra déterminer la nature et
le degré de fédéralisation du pays, et
un engagement de toutes les parties
extérieures en présence, tant l’UE que
la Russie, de respecter l’indépendance
et la neutralité de l’Ukraine.
En tant qu’économiste de référence
en la matière, pensez-vous que les
résultats de ces dernières élections ont
renforcé la bataille intellectuelle
contre la monnaie unique ou non ?
Je pense que c’est parce que nous
avons marqué des points importants dans
le combat intellectuel que l’on a eu des
résultats marqués par cette vague d’euro-scepticisme
aux dernières élections du 25 mai. Mais,
il est dans le même temps clair que le
résultats de ces élections, tant le
niveau d’abstention que la montée des
forces euro-sceptiques, va rendre bien
plus audible les discours que nous
tenons depuis des années sur l’Euro.
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