RussEurope-en-Exil
Emmanuel Macron, Président du « parti de
l’ordre »
Jacques Sapir

Dimanche 6 janvier 2019
Emmanuel Macron s’était présenté comme
le candidat du « parti du mouvement ».
Moins de deux ans après son élection, il
est devenu le Président du parti de
l’ordre. Les interpellations d’Eric
Drouet et de ses camarades dans la nuit
du 2 au 3 janvier, mais aussi les 219
incarcérations qui ont eu lieu depuis le
début du mouvement des Gilets Jaunes,
et les nombreux blessés graves que l’on
a au à déplorer lors des manifestations
le prouvent. Ce n’est pas par hasard si
l’on utilise ici les termes de « parti
du mouvement » de « parti de l’ordre ».
Ils servaient à analyser la polarisation
politique en France au XIXème siècle, et
ils furent repris dans de nombreux
ouvrages de science politique. Il y a
aujourd’hui une certaine ironie à ce que
le fondateur d’un mouvement appelé En
Marche, ait finalement choisi le
parti de l’immobilité, et en réalité –
car ce fut le cas du « parti de l’ordre
» au XIXème et au XXème siècle – de la
réaction.
La mutation d’Emmanuel Macron
Cette mutation
n’est ni étonnante, ni accidentelle.
Elle était même prévisible. Au début de
l’année 2017 j’avais, à la télévision
russe (RT en anglais), expliqué en quoi
tant Emmanuel Macron que François Fillon
représentaient des candidats du passé,
ou si l’on préfère de la réaction.
J’avais même retraduit le texte en
français et installé cette traduction
sur mon blog[1],
ce qui me fut d’ailleurs reproché, au
point que ce fut l’un des prétextes
utilisés pour me censurer. Emmanuel
Macron est un parfait représentant des
élites métropolisées et mondialisées
face au soulèvement de la « France
périphérique »[2]
.
Or, c’est le
soulèvement de cette « France
périphérique » qui a dévoilé la nature
réelle du projet politique et économique
d’Emmanuel Macron. C’est le choc
engendré par le soulèvement de ces
couches sociales qui a provoqué le
raidissement conservateur ultime de son
pouvoir et qui l’a fait basculer, au vu
et au su de tous, du « parti du
mouvement » au « parti de l’ordre ». Ce
basculement a d’abord eu comme effet la
répression extrêmement violente des
diverses manifestations qui ont eu lieux
depuis la fin du mois de novembre. Non
que toutes ces manifestations aient été
pacifiques. Tout le monde a pu voir que
des groupes ultra-violents, ou
uniquement motivés par le pillage,
s’étaient infiltrés dans ces
manifestations. Mais, tout le monde a pu
AUSSI constater que les brutalités
policières ont bien souvent commencées
avant l’irruption de ces groupes
ultra-violents, et que les pilleurs ont
parfois bénéficié d’une bien étrange
immunité. L’emploi d’armes de tir (ce
que l’on appelle les « Flash Ball »)
pour viser les parties hautes du corps
des manifestants ainsi que la tête doit
être dénoncé. Un certain nombre de
manifestants ont été éborgnés ou
défigurés par ces armes[3].
On ne compte plus, hélas, les cas de
pertes de mains, d’œil, de traumatismes
crâniens ou de fractures du crane. Tout
cela sans compter le cas de cette femme
de Marseille tuée par une grenade alors
qu’elle fermait ses volets au quatrième
étage, un cas qui a manifestement peu
ému les éditorialistes des grands
médias…
L’Inspection
Générale de la Police, l’IGPN a
d’ailleurs ouvert au moins 48 dossiers
sur ces violences. L’association
Amnesty International a dénoncé les
violences policières dans le cours de
ces manifestations[4].
Au-delà, ces violences posent la
question suivantes : le gouvernement,
car nul ne peut croire qu’il puisse
s’agir seulement de « bavures »
individuelles même si elles existent
incontestablement, le gouvernement donc
a-t-il délibérément décidé de
provoquer un sentiment de terreur afin
de décourager les manifestants ? La mise
en scène de ces violences par le
gouvernement est un élément qui incite à
le penser. On peut ici opposer
l’attitude du Ministre de l’intérieur et
celle du Préfet de Police à celle de
l’homme qui fut Préfet de police en mai
1968, M. Maurice Grimaud[5],
et dont les consignes et ordres
permirent d’éviter le pire lors de
manifestations qui étaient en réalité
bien plus violentes que celles des
différents « actes » des Gilets
Jaunes.
Emmanuel Macron et
le « débat national »
Le Président de la
République a annoncé, dans son
allocution du 10 décembre, un grand «
débat national ». Pourtant, les
revendications du mouvement des
Gilets Jaunes sont bien connues :
elles portent sur la justice fiscale, le
pouvoir d’achat, et la nécessité de
renforcer les mécanismes démocratiques
dans notre pays. Sur ce dernier point,
ces revendications se concentrent sur le
référendum d’initiative citoyenne,
qui pourrait être un remède à
l’inachèvement démocratique des
institutions de la France[6].
Dans son allocution du 31 décembre,
allocution dite des « Vœux », le
Président a pourtant réaffirmé sa
volonté de mener à bien des réformes,
dans l’assurance chômage, l’organisation
des services publics ou sur les
retraites. Soumettra-t-il ces réformes
au « débat national », ce qui serait
dans la logique de ce dernier ? Car, ces
« réformes » ont toutes un très fort
impact potentiel avec les questions qui
ont émergé du mouvement des Gilets
Jaunes. Ainsi, la soi-disant réforme
de l’assurance chômage, dont on peut
penser que le décret pris au début de
l’année est une anticipation, entend
stigmatiser au moins 4,5 millions de
personnes (et en réalité au dessus de 6
millions), du fait de l’existence de 300
000 postes de travail non pourvus, soit
dans un rapport d’1 sur 20. De même, la
réforme des services publics, si elle
est menée dans l’esprit des réformes
antérieures, et en particulier de la
SNCF, aboutira à sacrifier toujours plus
la « France périphérique » au profit des
grandes métropoles et de la partie
boboïsée de leur population. Enfin, ce
que l’on annonce de la réforme des
retraites, et en particulier l’adoption
d’un système par points et d’une forte
réduction des pensions de réversion aura
des conséquences négatives considérables
sur la partie la plus fragile des
retraités.
On peut donc penser
que non ; le Président n’aura nulle
envie de soumettre ses « réformes » à
consultation populaire. Alors, si la
nécessité de « cadrer » un débat, pour
des raisons d’efficacité qui sont
évidentes et qui renvoient à la théorie
de l’information, n’est pas discutable,
on sait aussi que le contrôle sur les
ordres du jour est une des formes les
plus classiques de capturer à son profit
un processus démocratique[7].
C’est pourquoi il conviendra de lire
avec attention la « lettre » que le
Président entend envoyer à tous les
français. C’est cette lettre qui
déterminera si le Président est honnête
dans sa volonté d’organiser un « débat
national » ou s’il entend seulement se
livrer à une opération bassement
politicienne. De ce point de vue,
l’interview de Christophe Bouillaut sur
le site Atlantico se révèle riche
d’enseignements[8].
Car, le « débat
national » est déjà en train d’avoir
lieu. Les « cahiers de doléances » mis à
disposition du public dans de nombreuses
mairies de communes rurales nous donnent
à voir quelles sont les questions que
les français aimeraient discuter dans ce
« débat ». Un comportement démocratique
de la part du Président aurait été de
prendre acte de ce qui existe. Mais,
pour cela, encore faudrait-il qu’il
rétablisse le contact, depuis longtemps
perdu, entre le sommet du pouvoir et cet
échelon essentiel de la démocratie que
sont les petites communes. Il faudrait
aussi qu’il admette qu’un débat sans
sanction n’est pas un débat.
L’engagement de soumettre les réformes
projetées à la sanction des français une
fois le débat achevé, par exemple sous
la forme d’un référendum, serait, de la
part d’Emmanuel Macron le signe le plus
juste et le plus indubitable, qu’il a
bien entendu ce que les français ont
voulu dire. A contrario, la volonté
d’émasculer le débat, et de continuer
comme si de rien n’était à promouvoir
des réformes dont l’impact sur la vie
quotidienne des français sera évident,
sera le signe le plus évident que ce
Président n’a rien appris ni rien
oublié.

Le « parti de
l’ordre » et le désordre
Emmanuel Macron
s’affirme donc comme un tenant du «
parti de l’ordre », et parfois dans tous
ses excès. Mais, contribue-t-il à
l’ordre républicain ? Remarquons que cet
ordre est quelque peu asymétrique. Si la
presse, souvent aux ordres, s’est
largement déchaînée sur les dégradations
– condamnables – survenues lors des
manifestations des Gilets Jaunes,
elle a été bien plus silencieuse quant
aux centaines de voitures brulées lors
de la nuit du 31 décembre. De plus, rien
de comparable aux déploiements
spectaculaires des forces de l’ordre
lors de ces dites manifestations n’a été
vu pour sécuriser des quartiers où se
produisent, maintenant depuis des
années, des violences récurrentes lors
des nuits du 1er de l’an.
Mais, de plus, que
ce soit dans les mots qu’il utilise,
comme l’emploi tout récent de « foules
haineuses » pour stigmatiser le
mouvement des Gilets Jaunes, ou
ses déclarations plus anciennes sur les
« fainéants » et « ceux qui ne sont rien
», ou que ce soit dans certains des
actes qu’il a inspirés voire
commandités, comme l’arrestation d’Eric
Drouet ou la destruction contestable des
points de rassemblements établis par les
Gilets Jaunes (destructions
qu’une avocate a fait déclarer
illégales), il y a une incontestable
volonté provocatrice. Comment
appelle-t-on alors celui qui se pose en
défenseur de l’ordre mais qui par ses
propres actions créé le désordre ? On
peut même aller plus loin. Si Emmanuel
Macron avait, dans une courte
déclaration (et l’on sait combien il a
tendance à s’étendre), reconnu
l’existence de problèmes sociaux
importants et annulé l’accroissement des
taxes sur les carburants et annoncé le
coup de pouce au pouvoir d’achat, toutes
choses qu’il a faites le 10 décembre,
dès le 1er ou le 2, on peut
penser que le mouvement se serait calmé
de lui-même. Car, si l’on peut toujours
trouver ici ou là des personnes qui ne
sont motivées que par le désordre et le
profit qu’ils peuvent en tirer, la
moindre des honnêteté serait de
reconnaître que la force, l’ampleur et
la violence du mouvement sont le produit
de l’insatisfaction de revendications
essentielles. Ces revendications n’ont
d’ailleurs reçues qu’une satisfaction
très partielle, ce qui contribue à
enraciner le mouvement dans la durée.
Il est des
dirigeants qui ne comprennent pas la
différence qu’il peut y avoir entre un
accès de révolte et un mouvement plus
profond. Il est aussi des dirigeants qui
ne comprennent pas comment on peut
glisser de l’un à l’autre. Et, ce
glissement est largement le produit de
l’incapacité ou de la surdité des
gouvernants. A l’annonce de la prise de
la Bastille, on dit que Louis XVI
déclara, interrogatif : « c’est une
révolte ? » et que l’un de ses
courtisans lui répondit « non, Sire,
c’est une révolution ». Que l’échange
soit réel ou inventé après coup, il
témoigne de la dangereuse pente dans
laquelle glissent les pouvoirs qui ne
comprennent pas les événements qui
surviennent, qui en minorent tout
d’abord l’ampleur puis la signification.
Emmanuel Macron a-t-il commis la même
erreur ? C’est bien probable.
Glisse-t-il sur la même pente ? Seul
l’avenir peut le dire. Mais, s’il
persiste à ne pas entendre ce que lui
disent les français, s’il persiste dans
ses provocations, qu’elles soient
volontaires ou non, il y a fort à penser
qu’il contribue à transformer un
mouvement au départ limité en une réelle
révolution.
La peur du peuple
est, bien souvent, le début de la
sagesse pour les dirigeants. A
l’évidence, Emmanuel Macron n’a pas
encore eu assez peur.

[1]
https://russeurope.hypotheses.org/5888
J’écrivais alors,
au sujet d’Emmanuel Macron : « Se
faisant le candidat de l’Ubérisation de
la société, Emmanuel Macron, derrière un
langage faussement moderne, n’est en
fait que l’avocat d’un retour au début
du XIXème siècle, un retour au «
domestic system » d’avant la révolution
industrielle. Il est ici frappant de
constater que le candidat même qui se
prétend le plus « moderne », celui qui
ne cesse de vanter les vertus de ce
qu’il appelle « l’économie numérique »,
est en réalité un homme du passé. Mais,
Emmanuel Macron est un homme du passé à
un deuxième titre. S’il se présente
comme un « homme nouveau », voire – et
cela ne manque pas de sel – comme un
candidat « anti-système »[[1]],
il convient de rappeler qu’il fut
étroitement associé, que ce soit comme
conseiller de François Hollande ou comme
Ministre de Manuel Valls, à la politique
désastreuse mise en œuvre durant ce
quinquennat. Or, cette politique à
rajouté, de février 2013 au début de
cette année, plus de 400 000 chômeurs au
nombre considérable que nous avait
laissé le tandem Sarkozy-Fillon. »
J’écrivais aussi, à
propos de Marine le Pen : « Mme
Marine le Pen s’appuie sur un électorat
extrêmement stable, largement composé de
personnes convaincues, et qui défie
toutes les approximations et autres
effets de manche cherchant à le
qualifier « d’extrême droite » et même,
sans aucune peur du ridicule, de «
fasciste ». Si des franges extrémistes
peuvent se joindre à cet électorat, sa
réalité correspond très largement à ce
que le géographe Christophe Guilluy a
appelé la « France périphérique ».
[2] Guilluy C.,
La France périphérique : comment on a
sacrifié les classes populaires,
Paris,
Flammarion, 2014
[3] Diverses sources
permettent de faire le recensement
(partiel) de ces incidents :
https://www.liberation.fr/checknews/2018/12/04/gilets-jaunes-quel-est-le-bilan-officiel-des-morts-blesses-et-interpelles-depuis-le-debut-du-mouveme_1695762
,
http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/12/09/97001-20181209FILWWW00099-videos-gilets-jaunes-des-violences-policieres-denoncees.php,
https://www.lepoint.fr/societe/manifestations-la-police-est-elle-de-plus-en-plus-violente-17-12-2018-2279793_23.php.
,
https://www.streetpress.com/sujet/1495554039-morts-victimes-police
.
[4]
https://www.liberation.fr/direct/element/amnesty-international-denonce-les-violences-policieres-dans-les-manifestations-de-gilets-jaunes_91530/
[5]
https://www.lci.fr/societe/commemoration-des-50-ans-de-mai-68-maurice-grimaud-ce-prefet-de-police-de-paris-qui-a-evite-le-pire-lors-des-manifestations-2083405.html
[6] Bertrand Renouvin a
publié sur son blog un entretien avec
Pierre Rosenvallon sur cette notion
d’inachèvement démocratique réalisé à
l’origine pour le numéro 36 de la revue
« Cité » – Deuxième trimestre 2001. :
http://www.bertrand-renouvin.fr/
[7] S. Holmes, “Gag-Rules
or the politics of omission”, in J.
Elster & R. Slagstad,
Constitutionalism and Democracy,
Cambridge University Press, Cambridge,
1993, (1988), pp. 19-58.
[8]
https://www.atlantico.fr/decryptage/3562632/lettre-aux-francais-pour-cadrer-le-grand-debat–emmanuel-macron-ou-l-anti-discours-de-la-methode-christophe-bouillaud
Le sommaire de Jacques Sapir
Le dossier
Politique
Les dernières mises à jour

|