Opinion
Les riches pleurent aussi
Israël Adam Shamir
Israël
Adam Shamir
Dimanche 28 janvier 2018
Pour vous, les
fêtes ne sont probablement plus qu’un
lointain souvenir, mais pour les Russes,
on est à peine en train de revenir à la
vie tout doucement, dans la mesure où
les fêtes de Noël se sont achevées le 14
janvier avec la célébration dite de
l’Ancien Nouvel An, ou même encore avec
l’Epiphanie, le 19 janvier. Tout le
monde était parti quelque part, y
compris les candidats à la course
présidentielle, qui se tiendra le 18
mars : le candidat communiste était
parti skier en Autriche, le candidat de
droite était à Bali. A la veille de
l’Epiphanie, ils ont plongé dans les
eaux glacées, selon la coutume : dernier
épisode de la remise en forme à la
russe. Et pas seulement le viril
Poutine, mais aussi la fière
présentatrice Ksenia Sobchak. Voilà donc, une
fois bouclées les fêtes, qu’on revient
enfin au réel. Les US sont en train de
préparer une nouvelle fournée de
sanctions, qui comporte la saisie des
comptes des oligarques russes. Ils sont
mûrs pour la moisson. La confiscation
des fonds russes dans les banques
chypriotes en 2013 était passée comme
une lettre à la poste et a servi de
ballon d’essai. Poutine n’a pas trop
rouspété, parce que c’est l’ennemi juré
des paradis fiscaux. Aucun des hommes
d’affaires russes floués n’est parvenu à
se refaire de ses pertes, auprès des
tribunaux. Voici venu le temps des
choses sérieuses, et une bonne part de
l’hystérie anti-russe vise à préparer le
terrain pour la rafle. De cette façon,
ils mijotent de verser au Trésor
américain quelque gentil trillion de
dollars. Qui va y perdre des plumes et
qui va s’en tirer, c’est le grand sujet
de conversation à Moscou.
Les avoirs russes
en Occident pourraient se diviser en
monnaie nouvelle, les fonds du clan
Poutine, et pognon d’autrefois, celui du
clan de Boris Eltsine. Les sanctions
sont censées concerner la bande à
Poutine, mais les experts russes pensent
que le pognon d’autrefois est plus
vulnérable, et cela pour une bonne
raison. La fraîche vraiment fraîche est
sous la protection de Poutine. Si les US
ou toute autre autorité occidentale
mettent le grappin dessus, le
gouvernement russe pourra s’emparer des
parts occidentales dans les firmes
russes et de leurs propriétés.
Mais pour le vieux
pognon d'autrefois ? Les plus anciens
oligarques se rongent les sangs, à cause
de la nonchalance de Poutine. Poutine ne
s’en fait pas, disent-ils. Ma’alish,
l’apport arabe dans les dires de
Poutine. ¿Qué será, será…? Ou qui
vivra verra, comme dit le Français en
lui. Et cette attitude négligente rend
fous les oligarques. Ils veulent le voir
entrer en guerre pour sauver leurs sous.
Ils ont insisté sur sa rencontre avec le
président Trump au Vietnam ; il y en a
qui disent que la rencontre a eu lieu en
pleine nuit, loin des regards
indiscrets, et que cela n’a rien donné.
Et Poutine dit à ces gens : si vous
voulez sauver vos sous, rapatriez-les en
Russie. On n’est pas aussi fous,
répliquent-ils. C’est à toi de nous
défendre, de toute façon, on s’était mis
d’accord là-dessus !
Les gens connectés,
ceux qui sont au parfum, prétendent
qu’ils étaient parvenus à un accord
ultra secret avec feu Eltsine et ses
vieux de la vieille, d’une part, et
l’Occident, de l’autre côté, en 2001.
Eltsine et consorts avaient bradé et
laissé filer à vau l’eau les intérêts
russes, et en retour, l’Occident avait
permis à ces bâtards de mettre à l’abri
leurs biens mal acquis dans le système
financier occidental. Eltsine et
consorts avaient promis de lâcher les
républiques soviétiques, de désarmer, de
s’en tenir au Pacte de Washington, ce
qui voulait dire rester strictement
fidèles au modèle économique libéral ;
de permettre la libre importation des
biens de consommation ; de laisser les
Occidentaux rédiger les lois russes ; et
de permettre aux capitaux russes de
filer loin de la Russie. L’Occident
promettait d’investir, de laisser la
Russie vivre en paix, et de garder
l’OTAN à bonne distance des frontières
russes.
M. Poutine avait
donc hérité de la transaction. Mais une
certaine érosion avait joué des deux
côtés. Les troupes de l’Otan avaient
avancé vers l’est, aucun investissement
substantiel n’était arrivé, et
l’Occident avait soutenu les rebelles
tchétchènes. La Russie a mis des limites
à l’accès des Occidentaux à son complexe
militaro-industriel ; elle a pris la
Crimée, et regagné quelque peu son
indépendance au niveau international.
Poutine avait été
élu, ou, direz-vous, engagé, pour ne pas
s’écarter du Pacte et pour servir
d’arbitre suprême entre les oligarques,
avec une toute petite base personnelle
de pouvoir. Lentement, il s’est mis à
créer ses propres oligarques (décrits
comme siloviki, même si tous
n’ont pas fait partie des forces de
sécurité). Et il a réussi à se
construire une base limitée de pouvoir ;
ceci malgré le fait que bien des
positions importantes, en particulier
dans les sphères économiques, sont
restées entre les mains de la vieille
garde, les hommes d’Eltsine. Ceci aussi
faisait partie des termes de l’accord.
Les personnalités
de poids de l’ère Eltsine sont restées
incrustées aux échelons supérieurs de
l’Etat poutinien. Tchoubaïs et Koudrine
étaient et sont restés intouchables. Ils
sont reliés au FRS et au FMI, ils vont à
Bilderberg et à Davos, ils sont souvent
évoqués en tant qu’ « administration
coloniale ». Ils chapardent des deux
mains, en toute impunité. Tout juste, la
semaine dernière, est parue une
révélation selon laquelle tous deux se
sont appropriés un bon milliard de
dollars de l’argent public russe , tout
en remboursant la dette soviétique à la
République tchèque. Le pire que pourrait
faire Poutine avec eux, ce serait de
leur offrir une grosse part du gâteau
qu’est l’économie russe, à croquer entre
eux, tout en limitant leur accès au
reste. En conséquence, il a donné à
Tchoubaïs la firme Rusnavo qui ne
rapportait rien mais a détourné des
milliards. C’était ce qui avait été
négocié. Les oligarques d’Eltsine sont
restés aussi riches qu’avant ; la
famille de Boris Eltsine possède encore
d’immenses richesses. Et Poutine n’ose
pas y toucher. Il s’est rendu chapeau
bas à l’inauguration du Centre et
Mémorial Eltsine ; il est courtois avec
la veuve d’Eltsine et avec sa fille.
L’establishment a prudemment évité la
cérémonie, et n’a même pas mentionné le
centenaire de la révolution, s’en
tenant à l’anticommunisme d’Eltsine. Il
est là, leur pacte.
Les écoles les plus
huppées de Russie, les plus
privilégiées, réservées aux enfants de
la nouvelle noblesse, sont la HSE (Haute
Ecole d’Economie), clone de la LSE et
des conseillers du gouvernement, et la
MGIMO (Institut muscovite d’Etat pour
les relations internationales), l’école
des futurs diplomates. Les futurs
diplômés ont été entraînés à mépriser
leur pays, comme les étudiants indiens
entraînés par les Britanniques à
admirer l’Angleterre et à mépriser leur
pays à l’époque du raj
britannique. Le professeur Medvedev de
la HSE a appelé le gouvernement russe à
transférer le grand nord russe à la
communauté internationale, tout en
sachant que s’y trouvent les plus
grandes réserves de gaz naturel, et il
reste sur ses positions. Le professeur
Zubov du MGIMO avait comparé
Poutine à Hitler, et il dénonçait les
diplomates russes comme menteurs (mais
son contrat n’a pas été renouvelé).
Tout cela fait partie de l’accord.
Poutine avait
longtemps regretté l’accord, ouvertement
depuis son discours de Munich en 2007,
mais il en a suivi le scénario à la
virgule près. L’économie de la Russie
suit toujours le modèle libéral ; des
milliards de dollars sont siphonnés loin
de la Russie tous les mois ; des
milliards de dollars en biens de
consommation manufacturés en Occident
sont importés et vendus en Russie, alors
qu’il serait parfaitement possible
d’organiser localement la transformation
manufacturière. La Banque centrale russe
est directement connectée au système
financier occidental, et ses émissions
sont limitées par les sommes en monnaie
consistante dans ses coffres. Le
carry trade en roubles prospère,
comme le carry trade en yens le
faisait il y a des années.
Et pendant ce
temps, l’accord a été détricoté par
l’Ouest, résultat de la bagarre épique
entre banquiers et producteurs,
autrement décrits comme mondialistes et
régionalistes, personnifiés en Clinton
contre Trump. Le clan Eltsine est
historiquement aligné sur le camp
Clinton. Et voilà que leurs avoirs à
l’Ouest, jadis protégés par l’accord,
ont perdu leur rempart et se voient
livrés à la rapine.
Les affiliés au
pognon d’autrefois s’emploient à
persuader l’Occident, en fait les US, de
les laisser vivre en paix et de
confisquer plutôt aux poutiniens leur
nouvelle monnaie. C’était une occasion
en or pour les militants anti-Poutine,
le moment où ils pouvaient récolter le
fruit de leur dur labeur. Un militant
typiquement anti-poutinien, c’est M.
Andreï Illarionov, un émigré, un homme
d’Eltsine, un ancien conseiller du
président Poutine (jusqu’en 2005), un
résident US, membre du loufoque Institut
Cato et adepte d’Ayn Rand. C’est un
fanatique anti-russe ; à côté de lui,
Rachel Maddow fait figure de groupie de
Poutine et la rose de Tokyo est un
symbole de patriotisme. S’adressant au
Comité pour les affaires étrangères du
Congrès en 2009, il s’est rendu célèbre
en déclarant que la politique de
l’administration US envers la Russie
« ne relevait pas d’une politique
d’apaisement hélas bien connue depuis
Munich en 1938, mais constituait une
reddition. Une reddition complète,
inconditionnelle, au régime des
officiers de la police secrète, des
tchékistes et des mafieux. » Ce qui ne
l’empêche pas de se rendre fréquemment à
Moscou, et il ne rate pas une manif où
il puisse s’égosiller sur le thème
« Poutine doit partir », apparemment
sans avoir peur des « officiers de la
police secrète, tchékistes et
mafieux ». Voilà tout ce que vous
devriez savoir sur le régime totalitaire
russe !
Les émigrés sont
souvent comme ça, et les US, pays
d’immigrants, avaient été vulnérables
face à l’attaque du syndrome
d’Illarionov, à force d’écouter Masha
Gessen, ou Ahmed Chalabi, l’émigré
irakien qui prétendait que l’Irak avait
des armes de destruction massive, et
Alexandre Soljenitsine avec ses films
d’horreur sur le Goulag, etc. (je me
suis fait une règle de modérer mes
critiques sur Israël quand je suis à
l’étranger, de peur de tomber sous le
coup du test sanitaire d’Illarionov.)
M. Illarionov fait
pression maintenant sur le Congrès US
pour qu’il rengaine ses menaces
suspendues au-dessus de la tête de ces
oligarques serviables, qui (selon ses
propres termes) ont amassé leur fortune
avant l’arrivée au pouvoir de Poutine et
qui « afin de survivre, avaient été
obligés de payer un lourd tribut au
Kremlin ». Son effort de lobbying au nom
du camp du pognon d’autrefois a été
partagé et soutenu par deux contempteurs
de Poutine bien connus, l’émigré
Piontkovsky et le néo-con suédois Anders
Aslund.
Comme bénéficiaires
directs et généreux de leurs pressions,
on trouve les Trois Juifs Alpha, Peter
Aven, Michael Friedman and Herman Khan.
Ce sont les propriétaires de la Banque
Alpha, une très grosse banque russe, et
ce sont des oligarques de la génération
Eltsine, quand la clique régnait sur le
pays. Michael Friedman, le gros avec un
joli petit groin, est arrivé là où il
est après avoir commencé sa carrière
dans la revente de billets pour l’opéra
aux touristes occidentaux, en rôdant
autour du Bolchoï ; après quoi il est
devenu le cerveau derrière toutes les
billetteries mafieuses de Moscou, puis
s’est mis dans la banque et dans bien
d’autres négoces.
Comme bien d’autres
types de la même fournée, Friedman fait
de l’argent en Russie, mais le siphonne
au profit de causes juives. C’est le
co-fondateur du Prix Nobel juif, appelé
également Prix Genesis, et il verse tous
les ans un petit million de dollars à un
juif méritant, la personnalité la plus
récente parmi les gagnants étant la
célèbre Ruth Bader Ginsburgh qui a
appelé Donal Trump « the faker », le
faussaire. Ce n’est pas une
coïncidence : le clan Eltsine fricote
assidûment avec le camp Clinton. Si
Friedman parvient à échapper aux
sanctions, ce sera une preuve
supplémentaire que les banquiers gardent
la haute main sur l’administration US.
Ou bien cela
pourrait signifier qu’ils sont juste de
sympathiques gaillards, capables de
jouer dans les deux camps à la fois. Les
Trois Alpha juifs avaient été mentionnés
dans le dossier Steele, et ce pourrait
être le canal de l’influence poutinienne
sur Trump et contre Clinton, lors des
récentes élections présidentielles US
(ils poursuivent en justice la fusion de
GPS et de BuzzFeed parce que ce sont
les firmes qui répandent cette
accusation).
Si l’on en croit
une théorie conspirationniste encore
plus alléchante et répandue sur les
réseaux sociaux, tant M. Illarionov que
les charmants Alpha juifs constituent
une cellule dormante organisée par le
rusé Poutine pour assurer sa survie dans
les conditions les plus adverses. Tous
ont été très amis de Poutine ; peut-être
qu’ils aspiraient simplement à devenir
ses ennemis, en a déduit un journaliste
à l’esprit très porté au complotisme, de
Echo Moskwy, anti-poutinien.
Si nous laissons de
côté les théories conspirationnistes
pour un moment, nous pouvons arriver à
une conclusion. L’assaut de
l’establishment US contre les avoirs
russes pourrait bien faire grand tort au
pognon d’autrefois détenu par les
oligarques d’Eltsine, mais pas seulement
à ceux-ci. Une pareille confiscation
signera la mort du fameux pacte, et là
nous allons pouvoir contempler un
Poutine libéré.
Mais peut-être que
c’est trop tard pour lui. Une étrange
rumeur invérifiable a envahi Moscou. On
dit que le candidat communiste Pavel
Grudinine peut compter sur un fort appui
chez les siloviki, autrement dit
les clients de Poutine, souvent mais pas
exclusivement formés au départ dans les
services secrets, car ils n’acceptent
pas que Poutine soit resté fidèle au
Pacte.
Mais ce sera là le
sujet de mon prochain article.
Israel Shamir
can be reached at adam@israelshamir.net
Traduction :
Maria Poumier
This article was
first published at The
Unz Review.
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