Analyse
Est-ce que les espions règnent sur le
monde ?
Israël Adam Shamir
Israël
Adam Shamir
Jeudi 23 mai 2019
L'excellent valet de Mr Wooster, le
célèbre Jeeves [des romans de P.
G. Wodehouse], avait un as caché dans sa
manche: si les choses tournaient mal, il
se servait des dossiers du Club
Junior Ganymede, et là, il
pouvait trouver de la matière
compromettante contre toute personne
ayant pu jadis employer un valet ou un
majordome, parce que ces gentlemen au
service des autres gentlemen étaient
obligés d'inscrire dans le livre du club
tous les exploits imprudents de leurs
maîtres. Grâce à ces renseignements de
l'intérieur, Jeeves avait pu sauver son
piètre maître, Mr Bertie Wooster, de
l'opprobre. Jeeves était quelqu'un de
modeste, et loyal comme un vassal à son
maître étourdi; il en allait de même
pour d'autres membres du club. Ils
n'essayaient pas de faire du livre en
question un outil de manipulation sur
l'Angleterre à partir de Buckingham
Palace. Ceci étant, nous vivons à l'âge
des grandes ambitions, peu portées aux
loyautés excessives. Les valets,
majordomes et autres gardes du corps ont
mis en commun leurs forces et ont décidé
de faire leur loi dans le monde entier.
Les écrivains férus de conspirations ont
envisagé le gouvernement mondial de
l'ombre comme un bureau de méchants "sages"
entourés de financiers et de
mandarins du cinéma. Ce serait déjà
assez sinistre; mais dans la réalité qui
est infiniment pire, notre monde est
dirigé par les Junior Ganymèdes qui ont
été rendus fous. Ce n'est pas un
gouvernement, mais un réseau, comme la
vieille franc-maçonnerie de jadis, et
c'est principalement constitué par un
groupe d'espions félons et de plumes à
louer, deux genres de domestiques qui
ont collecté des tas de données et de
leviers d'influence, et qui, au lieu de
servir leurs maîtres loyalement, ont
décidé de mener le monde dans la
direction de leur choix.
L'amiral allemand
Wilhelm Canaris, dernier chef de l'Abwehr,
le service de renseignement militaire
d'Hitler, était de cette espèce d'agents
secrets dotés d'ambitions politiques. Il
avait soutenu Hitler en tant que
puissant ennemi du communisme; à un
certain moment il arriva à la conclusion
que les US seraient mieux placés pour
faire le travail, et il changea de bord,
pour servir les Anglo-américains. Il fut
démasqué et exécuté pour haute trahison.
Son collègue le général Reinhard Gehlen
avait également trahi son Führer et
était passé du côté des Américains.
Après la guerre, il poursuivit sa guerre
contre la Russie soviétique, cette
fois-ci pour la CIA et non plus pour l'Abwehr.
Les espions sont
des tricheurs par nature. Ils prennent
contact avec des gens qui ont trahi leur
pays; ils travaillent sous de fausses
identités; pour eux le basculement de
loyauté est aussi habituel et normal
qu'une opération de changement de sexe
pour un médecin marocain qui en fait
entre 5 et 8 par jour. Ils se mêlent aux
espions étrangers, ils tuent des gens
impunément; ils bafouent toute loi,
humaine ou divine. Ils sont extrêmement
dangereux s'ils le font pour leur propre
pays. ils sont infiniment plus dangereux
encore s'ils travaillent pour eux-mêmes
tout en gardant leurs marges de manœuvre
institutionnelles et leur réseau
international. Nous avons récemment eu
un triste rappel de leur nature
traîtresse. Le chef du renseignement du
Venezuela, ancien directeur du Service
national du renseignement bolivarien
(SABIN)
Manuel Christopher Figuera, était
passé à l'ennemi lors du dernier coup
d'Etat avorté et il a filé à l'étranger
quand le coup a foiré. Il avait
découvert que le fait d'être membre du
club Junior Ganymède des agents secrets
était plus important pour lui que son
devoir envers son pays et sa
constitution.
Aux US les agences
alphabétiques, de NSA à CIA et FBI, ont
trahi leur pays de façon aussi flagrante
que Figuera, mais ils n'ont pas encore
pris la fuite. Nos collègues
Mike Whitney et Philip
Giraldi ont décrit la
conspiration organisée par John Brennan
de la CIA avec le concours actif de
l'agent du FBI James Comey, pour opérer
un changement de régime aux US. Dans la
conspiration, des agences de
renseignement étrangères, et d'abord le
britannique GCHQ, ont joué un rôle
important. Comme, en vertu de la loi,
ces agents secrets de sont pas autorisés
à opérer sur leur territoire national,
ils s'adonnent à des petits coups de
griffe routiniers. La CIA espionne en
Angleterre et passe les résultats au
Renseignement britannique. Les espions
du MI6 espionnent aux US et passent les
résultats à la CIA. Ils sont maintenant
inextricablement liés entre eux à
l'échelle mondiale.
Il ne s'agit plus
d'Etat profond; ce sont les espions du
monde entier, unis contre leurs maîtres
légitimes. A lieu de rester loyaux
envers leur pays, ils les ont trahis. Ce
n'est pas seulement pour l'argent, c'est
qu'ils pensent qu'ils sont les mieux
placés pour savoir ce qui est bon pour
vous. En un sens, ils sont une
nouvelle incarnation de la
Cecil Rhodes Society. Les
politiciens élus démocratiquement et les
hommes d'Etat doivent soit leur obéir
soit affronter leur déplaisir, comme
cela s'est passé avec Trump et avec
Corbyn.
Partout, que ce
soit aux US, au Royaume Uni, en Russie,
les espions sont devenus trop puissants
pour être repris en main. La CIA était
derrière l'assassinat de JFK et ils ont
essayé d'abattre Trump. Le renseignement
britannique a tout fait pour couler
Jeremy Corbyn, après avoir assisté la
CIA pour pousser à la guerre en Irak.
Ils ont créé le
Dossier Steele, ont inventé la
fallacieuse
affaire Skripal, et ont amené la
Russie et l'Occident à un pas de la
guerre nucléaire.
Les espions russes
sont sur un mode particulier dans leurs
rapports avec le réseau mondial; pendant
bien des années, en Russie, des rumeurs
persistantes affirmaient que la
périlleuse Perestroika de Mikhail
Gorbatchev avait été conçue et mise en
route par le chef du KGB (1967-1982)
Iouri Andropov . Avec ses
employés, il avait démantelé l'Etat
soviétique et préparé son détournement
de 1991 dans l'intérêt du projet d'un
monde unifié. Andropov, qui avait
chaussé les bottes de Brejnev en 1982
(et qui était mort en 1984) avait avancé
son pion Gorbatchev et son architecte de
la glasnot
Alexander Yakovlev. Andropov
avait aussi mis en avant le général
archi-traître du KGB
Oleg Kalouguin pour prendre
la tête de la contre-intelligence. Plus
tard, Kalouguin a trahi son pays, s'est
enfui aux US et a livré tous les espions
russes de sa connaissance au FBI.
A la fin des années
1980 et début 1990, le KGB qui était à
l'origine le chien de garde de la classe
ouvrière russe, avait trahi ses maîtres
communistes pour passer dans le camp du
Réseau. Sans leur trahison, Gorbatchev
n'aurait pas été capable de détruire son
pays aussi vite: le KGB avait neutralisé
ou désinformé les dirigeants
communistes.
Ce sont les mêmes
qui ont permis l'explosion de
Tchernobyl; ils avaient permis à un
pilote allemand d'atterrir sur la Place
rouge, et cela fut utilisé par
Gorbatchev comme excuse pour se
débarrasser du bloc des généraux
patriotes. Les gens du KGB ont été
actifs pour subvertir d'autres Etats
socialistes également. Ils ont exécuté
le dirigeant roumain Ceauscescu et sa
femme, ils ont mis à bas la République
démocratique allemande; ils ont comploté
avec Eltsine contre Gorbatchev et avec
Gorbatchev contre Grigory Romanov.
Résultat de leurs manigances, l'URSS
s'est effondrée.
Les comploteurs du
KGB en 1991 pensaient que la Russie
post-communiste serait traitée par
l'Occident comme l'enfant prodigue, et
qu'on tuerait le veau gras pour lui
souhaiter la bienvenue. Mais, à leur
grande déception, ces stupides salopards
ont découvert que leur pays était censé
prendre la place du veau gras au festin,
et ils se sont retrouvés, après avoir
été le pouvoir invisible, gardes du
corps pour des milliardaires. Des années
plus tard, Vladimir Poutine est arrivé
au pouvoir en Russie avec la bénédiction
des agents secrets et des banquiers du
monde entier, mais comme c'était un
homme trop indépendant pour se
soumettre, il a su amener son pays vers
son horizon actuel nationaliste, tout en
essayant de regagner quelque peu le
terrain perdu. Les barbouzes
insatisfaits le soutenaient.
C'est seulement
depuis une date récente que Poutine a
commencé à freiner la croissance sauvage
de son propre service de renseignement,
le FSB. Il est possible que le
soupçonneux président ait été alerté par
l'insistance surprenante des médias
occidentaux pour imputer au GRU
l'affaire Skripal et d'autres affaires
de grande visibilité; le GRU, c'est le
service relativement petit du
renseignement militaire russe; on
semblait en oublier le FSB. Le chef du
département spécialisé dans la
cybercriminalité au FSB
fut arrêté et condamné a de
longues années d'emprisonnement, et deux
colonels du FSB ont été arrêtés après la
découverte dans leurs antécédents d'immenses
trésors en liquide, tant en
monnaie russe qu'étrangère. Ces énormes
tas de roubles et de dollars ne
pouvaient servir que pour une tentative
de changement de régime, ce que
réclamait le Réseau.
En Ukraine, les
chefs de la Sûreté d'Etat, le SBU, avait
comploté contre le président légitime
Victor Yanoukovitch. Ils avaient aidé à
l'organisation et à la direction des
manifestations du Maidan en 2014, et
surent induire en erreur le président,
jusqu'à ce qu'il se voie contraint de
fuir à l'étranger. Les manifestations du
Maidan ont pu être comparées avec le
mouvement des Gilets jaunes; cependant,
Macron, en tant qu'employé du Réseau,
avait le soutien de ses espions, et il
s'est maintenu au pouvoir, tandis que
Yanoukovitch s'était vu trahi et
déboulonné.
Aux US, les agents
secrets ont permis à Donald Trump de
devenir le candidat républicain, parce
qu'ils pensaient qu'il allait forcément
perdre face à Mrs Clinton. Or, à leur
grande surprise, il avait gagné, et
depuis lors, cet homme qui avait été mis
en avant comme une proie facile, un
bouffon, s'est retrouvé pourchassé par
la franc-maçonnerie des barbouzes et
scribes réunis.
Vous pourriez me
demander : étaient-ils donc assez
stupides pour croire à leur propre
propagande sur l'inévitable victoire de
la Clinton? Je réponds oui, ils étaient
stupides et ils le restent. Ce ne sont
pas des "sages", malveillants ou
bienveillants. Ma principale objection
aux théoriciens conspirationnistes,
c'est qu'ils voient habituellement les
comploteurs comme omniscients et
tout-puissants. Mais ils sont trop
cupides pour être tout-puissants, et
trop bêtes pour être omniscients.
Leur connaissance
des failles des dirigeants officiels
leur donne effectivement un sentiment de
puissance, mais cette connaissance peut
se traduire en contrôle effectif
seulement sur des faibles. Les
dirigeants solides ne se soumettent pas
si facilement. Poutine a eu son quota
d'agissements imprudents voire criminels
dans le passé, mais il n'a jamais permis
aux maîtres chanteurs de lui dicter son
agenda. Netanyahou, autre homme fort
dans le jeu politique moderne, s'est
aussi débrouillé pour survivre aux
chantages. Pendant ce temps-là, Trump
déjouait toutes les tentatives pour
l'éjecter, alors que ses ennemis
brandissaient sa réputation de brutalité
dans ses rapports avec les femmes, les
noirs et les juifs, à tout bout de
champ. Il a su rebondir et franchir le
profond gouffre du Russiagate comme
Gulliver. Mais il faut encore qu'il
purge tout l'alphabet des agences de
renseignement pour arriver à bon port.
En Russie, le
problème est aigu. Bien des barbouzes et
ex-barbouzes se sentent plus proches de
leurs ennemis et collègues dans d'autres
pays, plus que de leurs concitoyens. Il
y a une qualité maçonnique dans leur
camaraderie. Cette caractéristique
pourrait être recommandable chez des
soldats une fois la guerre terminée,
mais ici, la guerre continue. Ils sont
particulièrement entichés de leurs
ennemis déclarés, apparemment c'est la
trace du christianisme dans leurs âmes,
mais elle est fort regrettable.
Lorsque Snowden est
arrivé à Moscou après son évasion
téméraire de Hong Kong, la télévision
russe a projeté un
débat auquel j'ai participé, parmi
des journalistes, des membres du
parlement, et des ex-espions. Les
barbouzes russes disaient que Snowden
était un traître; un personnage qui
avait trahi son agence ne pouvait pas
être crédible et devait être renvoyé aux
US menotté. Ils avaient l'impression
d'appartenir au monde des agents
secrets, avec ses liaisons internes,
tandis que leur loyauté envers la Russie
passait très loin derrière.
Pendant la récente
visite de Mike Pompeo à Sotchi, le chef
du SVR, le service de renseignement
russe à l'étranger, Mr Sergueiy
Naryshkine, a
proposé au Secrétaire d'Etat
Mike Pompeo, ex-directeur de la CIA,
d'élargir ses contacts parmi les
services spéciaux russes, à un niveau
plus élevé. Il a précisé qu'il avait
interagi activement avec Pompeo pendant
la période où il était directeur de la
CIA. Pourquoi aurait-il eu besoin de
contacts avec son adversaire? Il
vaudrait bien mieux éviter les contacts
en bloc. Même le président Poutine, qui
est avant tout un nationaliste russe (ou
un patriote, comme ils disent), qui a
garanti l'asile à Snowden à Moscou au
prix très élevé de la dégradation de ses
rapports avec l'administration Obama,
même Poutine, donc, a dit à Oliver Stone
que Snowden n'aurait pas dû faire fuiter
des documents comme il l'avait fait.
"S'il n'aimait pas quelque chose dans
son travail, il aurait dû simplement
démissionner, mais il est allé plus
loin": cette réponse prouve qu'il ne
s'est pas complètement libéré lui-même
de la maçonnerie barbouzarde.
Tandis que les
barbouzes complotent, les scribes sont
là pour justifier leurs complots. Les
médias sont aussi une arme, et une arme
puissante. Dans l'opéra Lohengrin
de Richard Wagner, le protagoniste se
voit battu par une campagne de
dénigrement dans les médias. Malgré son
arrivée miraculeuse, malgré sa victoire
glorieuse, la méchante sorcière parvient
à empoisonner l'esprit de l'épouse du
héros et de la cour. La plume peut
contrer l'épée. Quand elles agissent de
concert, comme dans l'union entre agents
secrets et scribouillards, c'est un
outil trop dangereux, on ne peut pas le
laisser intact.
Dans bien des pays
d'Europe, la politique des
éditorialistes internationaux est
sous-traitée au Conseil atlantique, ce
think-tank basé à Washington et truffé
d'agents secrets. Il est bien relié avec
l'Alliance otanesque et avec la
bureaucratie de Bruxelles, qui sont les
instruments de contrôle sur l'Europe.
Autre outil,
The Integrity Initiative, où
la différence entre espions et
journalistes est complètement
brouillée.
Tout aussi
brouillée que la différence entre droite
et gauche. Les médias de droite et de
gauche brandissent des arguments
différents, qui convergent étonnamment
au bout du compte vers les mêmes
résultats, parce que ce sont toutes les
deux les machines du même réseau.
Dans les années
1930, elles étaient divisées. Les agents
allemands et britanniques tiraient et
poussaient dans des directions opposées.
Puis les militaires russes devinrent si
amicaux avec les Allemands qu'à un
certain moment, Hitler avait cru que les
généraux russes seraient à ses côtés
contre leur propre chef. Par ailleurs,
les agents secrets russes étaient
traités en amis par les Britanniques, et
avaient tenté de pousser la Russie à la
confrontation avec Hitler. Le prudent
maréchal Staline avait purgé l'Armée
rouge de ses généraux pro-allemands,
comme les barbouzes pro-britanniques du
NKVD, et il avait retardé le
déclenchement des hostilités autant
qu'il avait pu. Maintenant, cependant,
la cohésion et l'intégration des
services secrets est parvenue au palier
suivant, ce qui rend difficiles les
discussions.
S'ils sont
tellement puissants, intégrés et unis,
ne devraient-ils pas jeter l'éponge,
quitter le ring et se rendre? Horreur!
Tout ce qu'ils réussissent à faire,
c'est à défaire. Ils complotent, mais
Allah est meilleur comploteur encore,
comme disent nos amis musulmans.
Effectivement, quand ils ont réussi à
corrompre un parti, les gens votent avec
leurs pieds. Le Brexit est un cas à
considérer attentivement. Le Réseau
voulait saboter le Brexit; aussi ont-ils
neutralisé Corbyn avec des poursuites
pour antisémitisme, tandis que May
faisait tout ce qu'elle pouvait pour
saboter le Brexit tout en l'appelant de
ses vœux en public. Mais excessivement
malins et lucides, les électeurs
britanniques ont voté en lâchant les
deux partis établis à la fois. Si bien
que le plan qui se croyait retors s'est
retourné contre eux.
Les peuples sont
versatiles et ne savent pas toujours ce
qui est bon pour eux; il y a beaucoup de
démagogues pour égarer les foules. Et
pourtant, les officiels légitimement
élus devraient être ceux qui gouvernent,
tandis que les non-élus devraient obéir;
et cela signifie que les réseaux de
barbouzes et d'agents des médias
devraient savoir où est leur place.
Israel Shamir
est joignable :
adam@israelshamir.net
Traduction: Maria
Poumier
Source:
The Unz Review.
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