Opinion
L’aveuglement des cheiks saoudiens
Israël Adam Shamir
©
Israël
Adam Shamir
Vendredi 8 janvier 2016
Une fois n’est pas coutume,
aujourd’hui je suis d’accord avec le
patron
du New York Times.
On a du mal à digérer la prédilection
saoudienne pour le gore. La maison
royale des Saoud a choisi de fêter le
Nouvel an, Noël et la Nativité du
Prophète en faisant fusiller ou
décapiter, ou étripailler d’une façon ou
d’une autre, quelque quarante sept
personnes, baptisées terroristes pour la
circonstance. L’un des condamnés à mort
est le poète palestinien Asrahf Fayadh
qui a terrifié les Saoud en tant que
curateur de leur exposition à la
Biennale de Venise, qui a écrit une
poésie pleine d’esprit critique, et
laissé pousser ses cheveux, tout en
fumant des cigares ; autre exécuté,
l’ayatollah (évêque) chiite Cheik Nimr
al Nimr, « écho des critiques du régime
et champion des droits de la minorité
chiite dans la province orientale de
l’Arabe, mais qui n’appelait
nullement à l’action violente », selon
le
NYT.
Il a été battu, torturé, et abattu.
Ses coreligionnaires horrifiés en
Iran ont mis le feu à une annexe de
l’ambassade saoudienne tandis que les
Saoudiens rompaient leurs relations
diplomatiques avec l’Iran. Le Bahreïn en
a fait autant : tout petit Etat
satellite à la population chiite et
dirigé par des sunnites, foyer
accueillant pour la Cinquième Flotte US,
envahi et occupé par les troupes
saoudiennes en 2011 (les Emirats, le
Koweit et le Soudan avaient déclassé
leurs missions militaires). Il s’avère
que les Saoudiens « comptaient sur la
furieuse réaction en Iran et ailleurs
comme dérivatif aux problèmes
économiques chez eux et pour faire taire
les dissidents », dit le NYT.
Ahurissants, ils ont voulu pousser leur
pays au bord de la guerre, comme si les
deux guerres en cours en Syrie et au
Yémen ne leur suffisaient pas.
Sachant bien qu’ils ne sauraient
combattre seuls leur véritable ennemi
qui est l’Iran, ils ont appelé à l’aide
la Ligue arabe et leur soi-disant Otan
islamique anti-terroriste, un « bloc
militaire », selon leurs termes. Les
dirigeants du dit « bloc islamique » ont
appris par la presse qu’ils étaient
censés combattre les terroristes de
Daech sous la bannière saoudienne. Les
exécutions de masse et la réponse
iranienne vont peut-être servir à
infléchir cette coalition de pays
impliqués malgré eux dans le sens du
front anti-chiite que souhaitaient les
Saoudiens au départ. Daech est leur ami
et leur poulain ; les derniers
spectacles de décapitations montrent
qu’il n’y a guère de différence entre
ces frères siamois. Alors que l’Iran est
une sorte de démocratie qu’ils
abhorrent.
Je voudrais cependant partager avec
vous les points de vue d’un
universitaire russe indépendant qui a
une expérience militaire et qui a la
responsabilité de la distribution
du Triple R (« Russian Ranger Reports »)
au Yémen et en Arabie. Il propose
une lecture différente du panorama.
A son avis il ne s’agissait pas
d’une action froidement planifiée, mais
plutôt d’un accès de rage spontané. Le
prince Mohamed ibn Salman, fils du roi,
déteste son principal concurrent pour le
trône, le prince Mohamed ibn Naef,
ministre de l’intérieur (dont le père,
le prince Naef, est récemment décédé,
sapant les chances de son fils d’accéder
au trône) et c’est lui qui aurait
arrangé l’exécution du cheik Nimr pour
mouiller le prince ibn Naef dans le
conflit avec les chiites locaux. Il lui
avait pris sa garde nationale, le
laissant sans protection en cas de
troubles. Peut-être est-ce bien là
l’explication, et les guerres éclatent
pour des raisons encore plus minimes; ce
genre d'évènements demandent à être
minimisés, n’appellent pas à une analyse
militaire ou politique. Nous avons
oublié, à notre époque raisonnable, que
les monarchies absolues sont mues par
des facteurs très humains. Et quoi de
plus humain que la folie ?
Quelque chose ne tourne pas rond dans
les caboches épaisses des cheiks
saoudiens. Au lieu de jouir sereinement
de leur excellente bonne fortune, ils
laissent les délires de toute puissance
les mener à leur perte. Freud faisait le
lien entre ce sentiment et l’érotisme
annal, et ce ne serait pas une surprise
pour un lecteur attentif de Lawrence
d’Arabie. Certes, toute femme pourrait
guérir un homme de semblables illusions,
mais dans la vie sexuelle strictement
séparée des Saoudiens, ces découvertes
personnelles adviennent trop tard.
Dieu sait qu’ils ont eu toutes leurs
chances. Jadis seigneurs féodaux d’une
bande de sable reculée, appelée
Nejd au cœur du désert d’Arabie, ils ont
raflé aux descendants hachémites du
Prophète le Hijaz avec les joyaux de la
Mecque et de Médine. Ils se sont alliés
avec les financiers US et avec les
militaires, changeant leur pétrole en
montagnes de dollars, en palaces, en
jets privés.
Les musulmans ordinaires n’ont rien
gagné à cette inondation monétaire.
Telle une malédiction plus qu’une
bénédiction, leurs pétrodollars ont
détruit tout ce qu’ils touchaient. Les
Saoudiens ont envoyé leur prince Ossama
ben Laden en Afghanistan, et ils ont
ruiné le pays. C’est leur argent qui a
dévasté la Tchétchénie, la Bosnie, le
Kossovo, la Somalie, la Libye, la Syrie,
le Yémen. En ce moment ils minent le
Niger, le Tchad et le Nigéria.
N’en doutons pas : le grand méchant
Occident, l’Otan et le Pentagone réunis
n’auraient jamais été capables de
dévaster le monde musulman sans la
connivence saoudienne.
Ils se sont autoproclamés défenseurs
de l’islam sunnite, mais ont prêté main
forte aux US pour détruire le plus
puissant Etat sunnite entre tous, l’Irak
de Saddam Hussein, et se sont réjouis de
la chute de Saddam. Ils ont provoqué
l’effondrement du gouvernement musulman
démocratiquement élu du président Morsi,
et ont installé à sa place un dictateur
militaire, qui s’est avéré moins
obéissant que ce qu’ils espéraient. Je
n’exagère pas : la chute de Morsi est le
résultat d’un complot fomenté et financé
par les Saoudiens. Ils ont mis en œuvre
les méthodes jadis appliquées contre le
dernier gouvernement soviétique de la
Russie : ils ont créé de toutes pièces
la pénurie alimentaire et pétrolière, et
envoyé des voyous payés pour répandre
l’insécurité. Une fois Morsi chassé,
comme par magie, pénuries et voyous ont
disparu. Les salafistes sponsorisés par
les Saoudiens ont soutenu le coup d’Etat
militaire et contribué au bannissement
des Frères musulmans.
Ils n’ont nullement soutenu les plus
opprimés parmi les musulmans sunnites,
les Palestiniens de Gaza, lorsqu’ils ont
du subir la brutalité du blocus
israélien et des bombardements. Certes,
ils avaient promis (et même « engagé »)
des milliards pour la reconstruction de
Gaza, mais pas un sou n’a été remis de
fait aux intéressés. Les Saoudiens sont
très généreux en promesses, mais ne
lâchent rien en matière de paiements
réels (je l’ai appris à mes dépens ; un
journal saoudien avait publié mes essais
sur la Palestine pendant l’intifada :
ils avaient promis de l’argent pour
cela, mais je n’en ai pas vu la
couleur). Ils dépensent leur fric en
importations de luxe et en armes, et en
exportation de leur idéologie
extrémiste, sous couvert de religion, en
direction d’autres communautés et pays
musulmans.
Les Saoudiens sont malfaisants depuis
longtemps. En tant que témoin extérieur,
j’ai été estomaqué d’apprendre qu’ils
sont encore plus détestés que les
Israéliens par les Arabes en général,
qu’il s’agisse des Palestiniens, des
Egyptiens ou des Libanais. Mais ils sont
de pire en pire. Ils ont comploté avec
l’Otan, et avec leur horrible nain
jumeau le Qatar, pour anéantir la Libye.
Ensuite, ils ont transféré le vaste
arsenal militaire de Kadhafi en Syrie
grâce aux bons offices de leurs amis
turcs. Ils ont été le moteur caché
derrière la guerre en Syrie et ce sont
eux qui ont poussé Erdogan à rentrer en
guerre. Mais jusqu’à maintenant ils
préféraient agir dans une ombre propice.
Ils ont attrapé un complexe
typiquement israélien, le complexe de
l’enfant gâté encouragé par ses parents
en adoration (les US) quand il leur
prend l'envie d'arracher les pattes et
les ailes à des êtres vivants. Rien ne
saurait forcer les US à condamner les
Saoudiens ou les Israéliens. L’existence
du royaume d’Arabie Saoudite est la
preuve que le lobby juif n’est pas la
seule raison de la politique US au Moyen
Orient, et n’est pas la seule source de
nuisances dans la région.
Le complexe israélien, c’est le
sentiment qu’on peut faire tout et
n’importe quoi. Ce genre de sales gosses
finit en prison, et c’est la mentalité
des dirigeants saoudiens. Leurs projets
déments vont se fracasser parce qu’ils
sont trop ambitieux alors que leurs
capacités sont limitées. Incapables
mentalement de reconnaître leurs
limites, ils accusent l’Iran de tous
leurs ratages. L’Iran a ses propres
problèmes mais l’Iran n’est pas guidé
par la fatuité dans ses rapports avec
les Saoudiens, alors que les Saoudiens
sont obnubilés par l’Iran.
Des diplomates en poste en Arabie
m’ont confié que les Saoudiens sont
indifférents à la cause palestinienne
comme à Daech. Pour eux, il n’y a qu’un
seul problème au monde, et c’est l’Iran.
En cela ils font la paire avec Israël,
où Netanyahou en est totalement obsédé.
Israël et les Saoud, c’est le grand
couple sémite infernal. Des deux Israël
est relativement sobre, tandis que les
Saoudiens sont portés sur les coups de
sang et les délires, mais sont
incapables de mettre en œuvre leurs
projets.
J’ai remarqué leur attitude anormale
(au sens médical du terme) lorsque le
chef des services secrets saoudiens, le
Prince Bandar, était venu à Moscou pour
tenter d’acheter le président Poutine.
Il lui avait offert quinze milliards de
dollars en échange de la Syrie. Poutine
avait poliment décliné l’offre, mais
l’incident avait fait froncer les
sourcils à plus d’un officier russe :
cela leur rappelait douloureusement
l’époque d’Eltsine, quand il était
courant d’accepter des offres de ce
genre, avec des tarifs bien plus
modestes, certes.
Dans d’autres pays ex-soviétiques,
leurs offres sont rapidement
interceptées avant de devenir voyantes :
les Bulgares vendent leurs armes à Daech
tandis que l’Ukraine fournit les Saoud
en militaires professionnels. Le prince
Bandar est resté quelques jours de plus
à ruminer son échec à l’hôtel Lotte de
Moscou, saoul comme une barrique tous
les soirs et donnant la migraine à la
sécurité russe.
Les Russes ont fait de leur mieux
pour être gentils avec les Saoudiens. Si
vous imaginez qu’après la longue litanie
de leurs transgressions les Russes
devraient simplement détester leur
culot, vous n’avez rien compris. Ils
veulent garder les contacts et les
communications ouvertes. Il faut une
action hostile directe, comme l’attaque
d’un de leurs avions, pour que les
Russes en viennent à déclarer les
hostilités, et les Saoudiens ne sont
jamais allés aussi loin.
D'ailleurs les Russes ne sont pas une
timide exception. Personne ne veut
indisposer les Saoudiens. Ils ont su se
tirer d’affaire lorsque leurs
ressortissants ont été impliqués dans
les attentats du 11 septembre. Ils
peuvent commettre n’importe quelle
atrocité, et personne n’y verra
d’objection. Sous cet angle, ils sont
peut-être au second rang par rapport à
Israël, mais pas forcément. En 1981,
Israël s’est battu bec et ongles contre
la décision du président Reagan de
vendre des avions AWACS aux Saoudiens,
et ils ont perdu (ce qui est le seul cas
où les Israéliens ont perdu, jusqu’à
l’accord nucléaire avec l’Iran, tout
récent). De fait, le seul homme d’Etat
occidental d’expérience qui ait osé
défier les Saoud est la ministre des
Affaires étrangères suédois,
l’indomptable Margot Wallström, et elle
avait également fait la leçon aux
Israéliens, s’attirant des glapissements
holocaustiques.
Les Saoudiens ont visiblement franchi
les bornes, en attaquant le Yémen dans
un acte d’agression franche contre un
voisin. Et cette guerre ne sent pas bon
du tout. Tandis que tout le monde s’est
focalisé sur les décapitations massives
du jour de l’an, à minuit, au moment où
chacun trinquait avec ses amis, les
Saoudiens (en fait le prince Mohamed ibn
Salman) ont déclenché l’attaque aérienne
la plus massive sur Sana et sur d’autres
villes. Ils ont bombardé l’aéroport et
la base aérienne de Dailami, le centre
d’affaires de l’expo Apollo, les
villages d’origine d’Ali Saleh,
ex-président du Yémen, cadeau un peu
spécial pour la nouvelle année. Au même
moment, avec leurs troupes marocaines,
leurs forces ont été battues en
franchissant la frontière de Haradh, les
Houthis ont pénétré en Arabie et pris
des positions en territoire saoudien, à
quelques milles de la frontière.
Bref, la nuisance et la cruauté ne
remplacent pas les talents au combat.
Les Saoudiens ne sont pas de vrais
combattants. Ils peuvent lâcher des
bombes sur les infortunés Yéménites,
mais l’Iran c’est une autre paire de
manches. L’Iran a bien plus de troupes,
de chars, d’expérience, et de
population. Cependant les Saoudiens ont
un budget militaire énorme, plus de 56
milliards de dollars, face aux 6
milliards iraniens. Cela implique
probablement qu’aucun des deux ne
déclenchera la guerre par volonté
propre. Aucun des deux n’est assez fort
pour venir à bout de l’adversaire.
L’Iran peut espérer que les problèmes
internes au royaume vont provoquer sa
désintégration sans qu’il faille trop le
pousser depuis l’étranger. Les Saoudiens
peuvent espérer avoir le soutien
israélien. Aux US il y a de solides
forces pro Saoud et pro-israéliennes qui
ont été écrasées, mais non pas éliminées
par Obama. De sorte qu’il y a de minces
chances de guerre, mais elles ne sont
pas nulles.
Les Russes n’essaient pas
d’intervenir. Ils sont pris par leurs
combats victorieux en Syrie, ils ont
aidé les forces gouvernementales à
reprendre Homs et Alep. Les Russes ont
offert leur médiation dans le conflit
avec l’Iran, mais cela ne devrait pas
être fructueux. Poutine préfère une
mauvaise paix à une bonne guerre, et
c’est ce qu’il a suggéré tant aux
Saoudiens qu’aux Iraniens.
Quel dommage que les Saoudiens ne
comprennent pas que leur problème n’est
pas l’Iran. Ils ont poussé la chance et
leurs ressources trop loin. Ils ne
peuvent pas livrer deux guerres et en
même temps vendre leur pétrole pour
rien, juste pour couler l’Iran et la
Russie, tout en sabordant leurs
programmes sociaux, et en poussant les
chiites à la révolte en décapitant leur
prédicateur bien aimé. S’ils n’étaient
pas obsédés par leur envie de répandre
leur idéologie agressive, ils pourraient
vivre merveilleusement bien, et des
centaines de milliers de gens seraient
heureux et en vie à Tripoli, à Alep, à
Aden, à Grozny. Mais les dieux rendent
d’abord fous ceux qu’ils veulent
perdre.
Traduction : Maria Poumier
Joindre Israel Shamir: adam@israelshamir.net
Publication originale dans
Unz Review.
Le sommaire d'Israël Shamir
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dossier Arabie saoudite
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