Opinion
C’est Daech, s’ils se font bombarder
Israël Adam Shamir
© Israël
Adam Shamir
Lundi 5 octobre 2015
Le président Poutine est un
pirate, pas moins. Dans sa déclaration à
la tribune de l’Onu, il s’est emparé de
l’appel de Bush Jr à combattre le
terrorisme, il en a pillé le
copyright de 2001 ! Voilà pourquoi les
Américains ont été estomaqués : le
président russe leur a renvoyé en
pleine face les meilleures figures de
rhétorique de leurs présidents.
Subterfuge subtil : au lieu de souligner
le désaccord entre Russes et US, Poutine
a pris la totalité du discours américain
et se l’est approprié. Les gens
conditionnés par ce formatage ont tout
avalé, l’hameçon, la ligne et le plomb,
et ils ont aimé : les lecteurs du
populaire New York Daily News ont
préféré le discours de Poutine a celui
de leur propre président, par 95% contre
5%. Même chose pour Donald Trump.
Poutine remporterait probablement les
primaires républicaines s’il était
candidat, ce qui explique que Trump
veuille ramener sur sa personne ces
votes pour Poutine.
Et maintenant, les Russes ont démarré
leur guerre contre le terrorisme. La
guerre de George W Bush contre le
terrorisme, c’était de la comédie : la
guerre russe serait-elle plus sérieuse ?
L’Etat islamique (ISIS ou Daech selon
l’acronyme arabe), objet déclaré de la
campagne, est une entité fuyante, comme
al Qaeda, ou comme le Snark du poème de
Lewis Carroll. C’est une franchise, un
réseau, plutôt qu’un Etat. Impossible de
le défaire à coup de bombes, pas plus
qu’al Quaeda en son temps.
Poutine a dit que les US avaient
lancé des milliers de frappes aériennes
sur Daech, et que personne ne sait où
ces bombes ont atterri, ni si elles ont
eu le moindre impact. L’Occident dit la
même chose à propos des frappes russes.
Le ministre britannique de la Défense a
promptement estimé que 5% des bombes
russes avaient frappé Daech, tandis que
le reste était tombé sur d’autres unités
combattantes baptisées
« opposition modérée ». Même si ce
chiffre de 5% ne peut avoir été trouvé
que par lecture dans les feuilles de thé
ou un autre procédé divinatoire, est-il
plausible que les Russes utilisent la
guerre contre Daech pour leurs propres
objectifs ? Quel peut bien être le plan
russe ?
Ils ne veulent pas présenter Assad
auréolé d’une victoire sans limites. Les
Russes veulent en finir avec la pagaille
syrienne créée par le mantra « Assad
doit partir » et forcer l’opposition
saine à négocier avec le gouvernement
syrien, ce qui restaurera l’Etat syrien
comme tel. Forcer quelqu’un à négocier,
c’est une spécialité russe ; ils ont
montré leur savoir-faire en ce sens
tout récemment en Ukraine. Le régime de
Kiev ne voulait rien savoir ni discuter
avec le Donbass, espérant encore gagner
la guerre. C’est alors que des troupes
de choc russes sont entrées en Ukraine
orientale en visant le sud du Donbass et
en direction du port de Marioupol. Leur
vitesse, leur fougue et leur succès ont
été si écrasants qu’ils auraient pu
prendre Marioupol et qu’ils ont avancé à
découvert jusqu’à
Kherson et Odessa. Le régime de Kiev
a demandé la paix, les Russes ont
accepté leur requête, les troupes sont
rentrées dans leurs campements,
Marioupol est restée sous l’autorité de
Kiev, et les accords de Minsk ont été
signés.
Il est probable que les Russes
suivront la même recette, d’abord en
Syrie occidentale, la partie la plus
peuplée du pays. L’opposition aura le
choix entre négocier en entrer dans une
coalition avec le gouvernement, se faire
bombarder à mort comme Daech, ou prendre
la fuite dans les déserts de la Syrie
orientale, de la Turquie ou de l’Irak.
Les US, Français, Britanniques et les
Turcs disent que les Russes sont en
train de bombarder l‘opposition modérée
plutôt que Daech. Du point de vue russe,
ceux qui refusent de négocier sont Daech
par définition, et méritent donc les
frappes aériennes. Autrement dit, s’ils
se font bombarder, c’est la preuve
qu’ils sont bien Daech.
Daech a une forte valeur en termes de
propagande : ils font des vidéos de
têtes moissonnées et d’antiquités
explosées, et ils se baladent dans des
jeeps rutilantes toutes neuves. Ils sont
qualifiés d’incarnation du mal par le
président Obama, par le président
Poutine, et par le pape. Un tel label
est très utile, dans la mesure où il
justifie une action militaire. Pour
Obama, cela veut dire un permis de
bombarder éternellement la Syrie. Pour
Poutine, Daech offre une occasion de
faire pression sur l’opposition pour
trouver un compromis.
Daech existe-t-il comme une chose
normale, ou s’agit-il d’une apparition,
entre écran de fumée et miroirs ? Nous
n’avons pas oublié que le
cauchemardesque Al-Quaeda du 11
septembre s’est avéré n’être qu’une
entité pratiquement virtuelle, avant de
devenir un allié des US sous son nouveau
nom d’al Nosra. Ç’est un point épineux.
Remarquons que les voisins, Turquie,
Israël, Arabie saoudite et Emirats ne
combattent pas Daech. Daech dit qu’ils
veulent libérer la Palestine, mais ils
n’ont jamais au grand jamais molesté le
moindre Israélien. Les Israéliens les
attaqueraient s’ils les considéraient
dangereux pour Israël. Des responsables
israéliens ont dit en privé aux Russes :
Daech, c’est des sales types, mais qui
ne comptent pas. Pourquoi est-ce qu’ils
vous obsèdent tellement ?
Daech dit qu’ils vont libérer la
Mecque et renvoyer les Saoud dans le
désert, mais ils n’ont jamais rien fait
contre les Saoudiens. Tandis que les
bombes russes tombaient, les Saoudiens
étaient les premiers à crier « stop ! »
Les Turcs ont dit qu’ils allaient
combattre Daech, mais à la place, ils
ont bombardé les Kurdes. Thierry
Meyssan, le journaliste français basé à
Damas, considère Daech comme une
créature turque et dit que Daech vend du
pétrole aux Turcs. Les Turcs l’ont nié.
Des responsables turcs m’ont dit que que
Daech vend son pétrole illégal à Bachar
al-Asssad et que Bachar ne combat pas
Daech. Et les gens de Bachar disent
qu’ils ne combattent pas Daech parce que
les Américains leur ont dit de ne pas se
mêler de ça. Retour à la case départ.
Cette ligne a été confirmée par les
responsables russes. Ils ont dit qu’en
septembre 2014 ils ont été approchés par
les Américains qui les ont prévenus
qu’ils allaient commencer à bombarder
les zones sous le contrôle de Daech. Ils
ont demandé aux Russes de passer le
message au gouvernement syrien en disant
que la campagne de bombardements ne
visait pas Damas, et qu’ils pouvaient
rester cois, qu’ils ne seraient pas
touchés. Ils ne voulaient pas s’adresser
directement à Bachar.
Les Russes ont refusé de passer le
message. Si vous avez un message pour le
gouvernement syrien, essayez de passer
par Western Union, ont-ils répondu, ou
dites-le lui vous-mêmes. Ce qu’on fait
les Américains. Ils ont dit directement
à Bachar qu’ils allaient bombarder les
positions de Daech et qu’il n’avait pas
à s’en mêler, et qu’il n’avait qu’à
garder son calme.
Il apparaît que lors du face-à-face
Poutine Obama au siège de l’ONU, cet
argument est revenu sur le tapis. Le
président Obama a dit qu’Assad ne combat
pas Daech, et le président Poutine a
rétorqué que c’était les US qui lui
avaient dit : « ne vous mêlez pas de
ça, et ne vous en faites pas ». Assad a
attendu toute une année, comme nous, a
dit Poutine, et pendant ce temps-là, le
territoire sous contrôle d’Assad a
rétréci, il n’en reste plus que 30% ou
moins.
Obama a demandé plus de transparence
quant aux plans et intentions de la
Russie. Poutine a répondu qu’il pourrait
aussi faire preuve de plus de
transparence quant aux plans américains.
Qu’est-ce que vous voulez faire en
Syrie, a demandé Obama. Poutine
lui a posé la même question, et n’a pas
obtenu de réponse. Obama a dit que
l’entrée en guerre de la Russie avec
Daech allait fortifier Assad. Poutine
lui a demandé : et votre engagement, qui
va-t-il fortifier ? Nous ne voulons pas
libérer des territoires pour Assad, a
dit Obama. Alors pour qui, pouvez-vous
me le dire, voulez-vous libérer ces
territoires ? Qui va les gouverner, ces
territoires, après votre victoire ? Une
fois de plus, il n’a pas obtenu de
réponse claire.
Elle est là, la différence entre
l’approche américaine et l’approche
russe ; les Russes veulent sauver l’Etat
syrien, tandis que les US veulent se
régaler de la chute du tyran.
Les Russes insistent, ils ne sont pas
tenus de soutenir le gouvernement d’Assad.
Ils ne sont pas « mariés à Bachar »,
comme ils disent. Poutine n’a pas
répondu au mot d’ordre d’Obama « Assad
doit partir » par un « Bachar doit
rester ». Ce n’est pas votre affaire,
a-t-il dit, et ce n’est pas non plus le
problème des Saoudiens. C’est un
problème interne entre Syriens. Nous ne
voulons pas éjecter ou consolider des
présidents dans d’autres pays, a précisé
Poutine.
Effectivement, Poutine aurait pu
chasser le président géorgien en août
2008, il aurait pu sauver le président
ukrainien Yanoukovitch en février 2014 ;
il aurait pu changer ou remplacer les
présidents dans d’autres Etats voisins
comme les US ont chassé Noriega
du Panama, mais, bien ou mal, il ne l’a
pas fait. Le changement de régime est
aussi américain que l’« apple pie »:
Poutine n’en veut pas. Bien des Russes
pensent que l’adhésion tenace de Poutine
au droit international est une faute, de
la part de Poutine : peut-être, mais
personne n’est parfait.
Poutine a rappelé à Obama que lors du
sommet du G8 en Irlande du Nord il avait
été décidé d’arranger une
rencontre de tous les partis syriens
contre le terrorisme. Cependant, les US
avaient proposé de former une coalition
de gouvernement de Syriens unis pour,
ensuite seulement, combattre le
terrorisme. Les Russes avaient proposé
de faire les deux choses parallèlement,
de constituer une coalition et de
combattre le terrorisme, mais ils
n’avaient pas eu gain de cause. Les
Russes s’en tiennent à l’accord de
Genève 1 qui appelait à des
négociations de toutes les parties
prenantes dans le conflit syrien. Les US
sont cosignataires des accords de
Genève, mais ont refusé d’agir.
Les Russes ont fait un énorme effort
pour rassembler l’opposition pour des
négociations, mais en vain. L’opposition
est fragmentée en trente groupes ou
plus, et ils refusent même de s’asseoir
à une même table ensemble, encore moins
avec le gouvernement syrien. Quand les
Russes ont proposé une conférence,
l’opposition a refusé. Ils ont dit : le
gouvernement a une position, mais nous
avons trente postions différentes,
comment pouvons- nous négocier ? Les
Russes ont demandé aux puissances
concernées de produire au moins une
courte liste de groupes d’opposition
modérés. Seule la Turquie a fourni une
liste, mais cette liste était totalement
inacceptable pour l’Egypte, par ce
qu’elle comportait principalement des
dissidents des Frères musulmans.
D’autres puissances n’ont même pas
proposé une courte liste.
Il y a à peu près un mois, le
ministre des Affaires étrangères Serguéï
Lavrov a fait la dernière tentative pour
convaincre l’opposition en disant : « si
vous ne travaillez pas ensemble, la
Syrie cessera d’exister. Il n’y
aura plus d’Assad, et plus de Syrie non
plus. Damas tombera sous la coupe de
Daech ». Cela n’a pas eu d’impact non
plus.
La Russie a fait un grand effort pour
bâtir un consensus autour de ses actions
en Syrie. Il apparaît que la mort
récente de deux Britanniques par des
drones britanniques a fait réfléchir les
Russes. Les Anglais ont justifié la
tuerie sur un sol étranger, en violation
des lois internationales, selon
l’article 51 de la Charte de l’ONU
(concernant la légitime défense). Lavrov
tonnait, furieux : si le fait d’avoir
deux volontaires anglais chez Daech
justifie une frappe aérienne britannique
sous prétexte d’auto défense, les Russes
ne peuvent-ils pas en faire autant,
sachant qu’il y a trois mille
volontaires russes avec Daech ? Il
semble que la comparaison ait été faite
par Poutine lui-même. Il en avait plus
qu’assez qu’on lui fasse la leçon et
qu’on le freine alors que tous les
autres se permettaient une merveilleuse
liberté d’action.
Une victoire de Daech était
inacceptable pour les Russes, en tant
que protecteurs traditionnels des
chrétiens de Syrie, car Daech est
détestable avec les chrétiens. Les uns
ont été massacrés et les autres ont dû
prendre la fuite. De ce point de vue, al
Qaeda, al Nosra et autres groupes
extrémistes comparables ne sont pas plus
recommandables. La Russie s’engage pour
préserver un Etat syrien tolérant envers
les minorités ethniques et religieuses
(pas forcément un Etat laïc) mais la
Russie ne permettrait certainement pas
que d’autres discriminent la majorité
sunnite non plus.
La Russie est la patrie de quelque
vingt millions de musulmans
sunnites (et très peu de chiites) qui
sont pleinement intégrés et qui occupent
toutes les positions imaginables, y
compris des postes importants dans
l’Etat russe. L’un des plus fervents et
célèbres musulmans russes est Ramza
Kadyrov, qui était au commandement dans
la guerre de Tchétchénie. Il a exprimé
son soutien aux frappes aériennes
russes, et a offert d’engager ses
troupes dans la bataille sur les
collines syriennes pour sauver les
Syriens du courroux des Takfiris
(c’est-à-dire ceux qui appellent les
autres musulmans « kaffir », ou
« infidèles », l’un des noms de Daech et
d’autres extrémistes musulmans). Si bien
que pour les Russes, il ne s’agit pas
d’une croisade de chrétiens contre
musulmans, mais d’une guerre de
chrétiens et musulmans contre les sectes
takfiries.
Les Russes redoutent un afflux de
takfiris et de djihadistes en Russie
proprement dite. Les US ne verraient pas
d’inconvénient à de telles suites, parce
que cela tiendrait la Russie occupée
chez elle.
Les Russes voudraient bâtir une
grande coalition pour sauver la Syrie,
qui inclurait des Etats chrétiens comme
des Etats musulmans. C’est pourquoi le
président Poutine a rappelé à chacun la
grande coalition contre l’Allemagne
hitlérienne. Cependant, il n’y a aucune
chance que ce consensus se fasse jour.
Les US veulent que la Syrie soit
détruite de fond en comble, et veulent
sans aucun doute que les Russes échouent
dans leur entreprise.
Voilà pourquoi les avions russes sont
toujours à terre, à faire chauffer leurs
moteurs, tandis que les réseaux sociaux
sont en ébullition, montrant des photos
d’enfants syriens tués par des bombes
russes. Si les Russes gagnent, leurs
adversaires sont capables de monter
quelque atrocité, comme un avion civil
abattu en plein ciel, le bombardement
d’une école, ou quelque chose du genre.
Nous devrions être prêts pour une
opération de cette espèce.
Israël Adam Shamir informe depuis
Moscou. Il est joignable sur
adam@israelshamir.net.
Original publié sur Unz Review.
Traduction : Maria Poumier
Le sommaire d'Israël Shamir
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