Opinion
Syrie, les dés sont jetés
Israël Adam Shamir
Israël
Adam Shamir
Vendredi 4 septembre 2015
Nonobstant hésitations et
dénégations, la Russie s’embarque bel et
bien dans une ambitieuse expansion de sa
présence syrienne, qui peut bouleverser
les règles du jeu dans le pays en
lambeaux. La base navale russe de
Tartous, petite, obsolète, servant aux
réparations, va être agrandie, tandis
que Jablleh, près de Latakia (jadis
Laodicée) va devenir la base aérienne
russe et une base navale à plein régime
en Méditerranée orientale, au-delà des
minces détroits du Bosphore. Les
multitudes djihadistes qui assiègent
Damas vont pouvoir être contraintes à
l’obéissance et à la soumission, et le
gouvernement du président Assad
connaîtra la délivrance, hors de danger.
La guerre contre Daesch (ISIS) fournira
la couverture pour cette opération.
Voici le premier rapport sur ces
événements décisifs, sur la base de
sources confidentielles russes à Moscou,
des sources habituellement fiables.
Le journaliste d’investigation,
dissident et bien informé Thierry
Meyssan [1]
a signalé l’arrivée de nombreux
conseillers russes. Les Russes
ont commencé à partager leurs images par
satellite en temps réel avec leurs
alliés syriens, ajoutait-il. Un site
d’information israélien a ajouté : « la
Russie a commencé son intervention
militaire en Syrie », et a prédit que
« dans les semaines qui viennent des
milliers militaires russes se préparent
à atterrir en Syrie » [2].
Les Russes ont promptement démenti.
Le président Bachar Al Assad y a fait
allusion [3]
il y a quelques jours en exprimant sa
pleine confiance dans le soutien russe à
Damas. Six premiers jets de combat
MIG-31 ont atterri à Damas il y a deux
semaines, selon le journal officiel RG [4],
et Michael Weiss dans le Daily Beast
d’extrême-droite
[5]a offert une description
saisissante de la pénétration russe en
Syrie. Le journal Al-Quds al-Arabi
mentionne Jableh comme le lieu de la
deuxième base.
Nous pouvons maintenant confirmer
que, pour autant que nous puissions le
savoir, malgré les dénégations
(souvenons-nous de la Crimée), la Russie
a fait son choix et pris la décision
très importante d’entrer en guerre en
Syrie. Cette décision peut encore sauver
la Syrie de l’effondrement total et par
ricochet éviter à l’Europe d’être noyée
sous les vagues de réfugiés. L’armée de
l’air russe va combattre Daesch
ouvertement, mais va probablement aussi
bombarder (comme David Weiss en
fait le pari) les alliés des USA de
l’opposition al-Nosra (autrefois appelée
al-Quaeda) et d’autres extrémistes
islamiques pour la simple et bonne
raison qu’il n’y a pas moyen de les
distinguer de Daesch.
Le ministre russe des Affaires
étrangères Serguéï Lavrov a proposé
d’organiser une nouvelle coalition
contre Daesch incluant l’armée d’Assad,
les Saoudiens et certaines forces
d’opposition. L’émissaire US en Russie
ont dit qu’il n’y avait aucune chance
que les Saoudiens ou d’autres Etats du
Golfe acceptent d’unir leurs forces avec
Assad. La Russie continue à projeter de
bâtir cette coalition, mais, vu le rejet
américain, apparemment le président
Poutine a décidé de passer à l’action.
La Russie est très ennuyée par les
victoires de Daesch, parce que cette
force combat et chasse les chrétiens de
Syrie, alors que la Russie se considère
comme le protecteur traditionnel de
ceux-ci. La Russie redoute aussi que
Daesch mette en place des opérations
dans les régions musulmanes de Russie,
dans le Caucase et sur la Volga. Et la
coalition anti-Daesch dirigée par les US
n’a pas fait le travail.
US et Turquie combattent
ostensiblement Daesch, mais obéissent à
leurs propres intérêts, bien différents
de ceux des Syriens, des Européens et
des Russes. La Turquie combat les Kurdes
qui sont des opposants résolus à Daesch.
Les US utilisent la guerre contre Daesch
comme écran de fumée pour combattre le
gouvernement légitime de Bachar al Assad,
qui a été récemment ré-élu par une large
majorité de Syriens. Daesch ne souffre
pas beaucoup des raids US, face à
l’armée syrienne. Et surtout, les US ont
envoyé des centaines de terroristes
entraînés en Syrie après leur avoir
fourni une mise à niveau militaire en
Jordanie et ailleurs. Récemment, David
Petraeus a appele à armer al Nostra afin
qu’ils combattent Daesch. Cette idée
simplette
a bien fait rire
[6] mais n’est nullement hors jeu.
Les US et ses alliés ont ravagé la
Syrie. Les US sont loin et peuvent
se délecter du spectacle. L’Europe est
perdante, déjà éliminée du fait de
l’inondation de réfugiés. La Turquie est
perdante, directement, puisqu’elle y
gagne les réfugiés, mais aussi le
terrorisme et le déclin rapide de la
popularité pour le président Erdogan, la
chute du niveau de vie, et tout cela à
cause de ses choix politiques erronés en
Syrie.
La Russie vient donc de se charger de
la tâche difficile de sauver la
situation. Si Erdogan, Obama, Kerry et
les Saoudiens avaient pensé que Poutine
lâcherait Assad, maintenant ils
connaissent un dur réveil. La position
russe est assez nuancée. La Russie n’ira
pas se battre pour Assad, comme elle ne
s’est pas battue pour le président
ukrainien Yanoukovitch. La Russie pense
que c’est aux Syriens de décider qui
doit être leur président. Assad ou
quelqu’un d’autre, c’est une affaire
interne. D’un autre côté, Obama et ses
alliés se battent effectivement contre
Assad. Il avait « perdu sa légitimité »,
disent-ils. Ils ont un problème avec
Assad, ils l’admettent. La Russie n’a
pas de problème avec Assad. Dans la
mesure où il est populaire chez lui,
qu’il gouverne donc, disent les Russes.
Si certains membres de l’opposition
veulent le rejoindre, tant mieux.
La Russie n’essaie pas de combattre
l’opposition armée en soi, tant que
cette opposition est prête à entrer en
négociation de paix et ne demande pas
l’impossible (la tête d’Assad). Dans la
vie réelle, personne ne peut distinguer
entre groupes légitimes et illégitimes,
et Daesch. Tous vont sans doute souffrir
quand les Russes vont commencer à faire
leur travail sérieusement. Ils devraient
négocier avec le gouvernement et
parvenir à un accord. L’alternative (la
destruction de la Syrie, des millions de
réfugiés, le déracinement du
christianisme au Proche Orient, les
attaques djihadistes sur la Russie) est
trop horrible à regarder en face.
La guerre en Syrie est dangereuse
pour la Russie : c’est pourquoi Poutine
a freiné avant de s’engager, depuis
2011. L’adversaire est bien armé, et a
quelque soutien sur le terain, sans
compter la richesse des Etats du Golfe
et des combattants fanatiques qui ont
bien envie de déclencher une vague
d’attaques terroristes en Russie. La
position US est ambigüe : Obama et son
équipe ne réagissent pas, sur
l’engagement croissant de la Russie.
Thierry Meyssan pense qu’Obama et
Poutine sont parvenus à un accord sur la
nécessité d’en finir avec Daesch. A son
avis, certains officiers et généraux
américains (Petraeus, Allen) aimeraient
saper cette entente, ainsi que les
républicains et les néoconservateurs.
Certains officiers russes
s’inquiètent. Peut-être qu’Obama reste
muet afin de laisser Poutine s’embarquer
dans la guerre de Syrie. Souvenons-nous
que les US avaient incité Saddam Hussein
à envahir le Koweit. Les avions russes
et américains au-dessus de la Syrie
pourraient avoir à s’affronter. D’autres
disent : la Russie n’aurait-elle pas dû
s’engager en Ukraine, plutôt qu’en
Syrie ? Mais la décision que Poutine
semble bien avoir prise fait sens.
Une guerre loin de chez soi comporte
des défis logistiques, comme les US en
ont fait l’expérience au Viet Nam et en
Afghanistan, mais il y a beaucoup moins
de danger que la guerre déborde en
Russie proprement dite. Sur un théâtre
de guerre distant, l’armée de terre, la
flotte et l’armée de l’air russes
pourront montrer leur détermination.
S’ils gagnent, la Syrie retrouvera la
paix, les réfugiés rentreront chez eux,
et la Russie restera implantée à jamais
en Méditerranée orientale. La victoire
russe calmera les va-t-en-guerre de
Washington, de Kiev, de Bruxelles.
Cependant, s’ils perdent l’Otan pensera
que la Russie est mûre pour la moisson
et tentera de porter la guerre dans son
flanc.
Nous pouvons comparer la situation
avec les campagnes militaires des années
1930. Les Russes, sous les ordres du
brillant maréchal Joukov, avait écrasé
les Japonais à Khalkyn Gol en 1939, et
les Japonais ont signé un pacte de
neutralité avec les Russes, puis se sont
abstenus d’attaquer la Russie pendant la
guerre entre Allemands et Soviétiques.
Mais l’Armée rouge s’est mal débrouillée
face au maréchal Mannerheim en Finlande
en 1940, et cela a encouragé Hitler
entrer en guerre.
Cette fois-ci, la Russie va agir dans
le cadre de la loi internationale, à la
différence de Saddam Hussein dans son
aventure koweitienne, Turquie et US
bombardent et mitraillent la Syrie à
volonté, sans le moindre égard pour le
gouvernement légitime. Il y a un traité
d’assistance mutuelle entre la Russie et
la Syrie. Le gouvernement syrien a
offert aux Russes ses ports, aéroports
et commodités pour la défense.
Les églises chrétiennes du Proche
Orient applaudissent la Russie et
demandent son assistance face au carnage
djihadiste. L’ancienne église orthodoxe
d’Antioche et celle de Jérusalem sont de
tout cœur avec la Russie. L’archevêque
Théodose Atallah Hanna, patriarche
palestinien du plus haut rang et
politiquement actif, a formulé son
espoir que les Russes apportent la paix
en Syrie et que les réfugiés puissent
rentrer chez eux.
Pour les Européens, c’est l’occasion
d’en finir avec leur soutien aveugle à
la politique US, et de ramener des
millions de réfugiés chez eux, loin des
gares et campements européens.
Si cela marche, l’initiative de
Poutine en Syrie sera l’une de ses plus
grandes réussites. Il ne dévoile rien de
son jeu, et ce rapport est le premier
qui provienne de son entourage.
Israel Shamir est à Moscou, et peut
être joint sur adam@israelshamir.net
Traduction : Maria Poumier.
Publication originale :
Unz Review
[1]
http://www.voltairenet.org/article188499.html
[2]
http://www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-4696268,00.html
[3]
http://www.theguardian.com/world/2015/aug/26/assad-confident-of-russian-support-for-syria-regime
[4]
http://www.rg.ru/2015/08/17/postavki-site.html
[5]
http://www.thedailybeast.com/articles/2015/09/01/russia-puts-boots-on-the-ground-in-syria.html
[6]
http://www.theguardian.com/commentisfree/2015/sep/02/david-petraeus-bright-idea-give-terrorists-weapons-to-beat-isis
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