Analyse
Le Venezuela, une nouvelle Syrie
Israël Adam Shamir
Israël
Adam Shamir
Jeudi 4 avril 2019
Il y a quelques
jours, un Iliouchine 62M de ligne
amenait plus d'une centaine de soldats
et d'officiers russes à Caracas. De
façon hautement symbolique, ils avaient
fait une escale en Syrie, une façon de
dire que le Venezuela est le prochain
pays, après la Syrie, qu'il va falloir
sauver de la ruine et du démembrement?
La mission militaire était dirigée par
le chef d'Etat major, le général
Tonkoshkourov ("la peau fine") un nom
qui aurait qui aurait enchanté Vladimir
Nabokov. "Comment osez-vous,
s'est écrié John Bolton, mettre votre
nez dans l'hémisphère occidental! Bas
les pattes! Le Venezuela, c'est notre
arrière-cour à nous". Mais les Russes
n'ont rien voulu savoir. Il y a quelque
temps, ils avaient essayé d'émettre des
objections au stationnement de chars US
positionnés en Estonie, à quelques
enjambées de St Pétersbourg, et tout ce
qu'ils y avaient gagné, c'était un
sermon sur le thème de la souveraineté,
comme quoi "l'Estonie n'a pas à demander
la permission aux Russes pour recevoir
une assistance militaire américaine".
Ils viennent de revenir sur le sujet
avec John Bolton et son patron. "Et
commencez par quitter la Syrie", ont-ils
ajouté.
C'est un nouveau
palier dans les relations
russo-américaines, ou faut-il parler de
confrontation. Pendant très longtemps,
les Russes s'étaient persuadés que leur
sympathie pour les US était réciproque,
ou qu'ils obtiendraient quelque chose en
retour un jour ou l'autre. Seulement
voilà, la page est tournée, leur regard
s'est dessillé, et ils ont fini par
réaliser que l'animosité américaine est
implacable. "Ces Russes sont vraiment
sourds si c'est seulement maintenant
qu'ils se réveillent", vous dites-vous
tout bas. Il suffit de lire les
commentaires à l'article du
New York Times au sujet de
l'éxonération de Trump par Muelller pour
découvrir que la haine de la Russie est
au menu quotidien des élites
américaines, tout autant que l'amour
d'Israël. Voilà où on en est.
Mais les Russes
avaient aussi une tradition
d'opposition. Ils avaient eu des
sentiments tendres pour la grande nation
d'outremer à l'époque des tsars, puis
des soviets, et encore plus dans les
années post-soviétiques; Ils aimaient la
bravoure américaine, ses hardis
pionniers, ses fermiers, le jazz et
Hollywood. Ils comparaient le cri de
guerre "toujours plus à l'ouest, les
gars" avec leur propre exploration de la
Sibérie. Ils comparaient leurs cités
poussant comme des champignons à
Chicago. Khroutchev admirait leur maïs
et appelait son peuple à concurrencer
pacifiquement l'Amérique. Les classes
cultivées et occidentalisées, ce qu'on
appelle l'intelligentsia russe, étaient
aux côtés des US pendant la guerre du
Viet-Nam, et tout au long des guerres du
Moyen Orient.
Cet amour de
l'Amérique avait été si étroit qu'il n'y
avait paratiquement pas de films russes
ou soviétiques avec les Américains dans
le rôle du méchant. C'est vrai, il n'y a
pas d'équivalent des antagonistes de
Rambo, ou d'Igor dans les
films d'horreur classiques. Les
Américains dans les films russes sont de
braves garçons, à quelques exceptions
près, dans des films de série B. "Nous
ne faisons pas confiance à la Russie,
jamais nous ne les croirons. Ils ne
deviendront jamais nos amis... Nous
allons leur botter les fesses à chaque
occasion", ces paroles mémorables de Nikki
Haley n'avaient pas de
contre-partie russe, on ne connaissait
pas ces sentiments.
Maintenant cela
pourrait bien changer. Le dernier film
d'action russe The
Balkan Line montrait un commando
russe opérant en Bosnie et au Kossovo
contre les alliés de l'OTAN, des
islamistes trafiquants d'organes, tout à
fait selon le schéma du thrilller turc
La Vallée des Loups. Il est
sorti pile pour l'anniversaire du
bombardement de Belgrade, l'évènement
traumatisant entre tous pour les Russes
post-soviétiques. Lorsque Clinton avait
ordonné le bombardement de la Serbie,
l'alliée de la Russie et sa
correligionnaire, malgré le plaidoyer
russe et leur intercesion, les Russes
avaient compris que leur changement de
régime avait attiré les catastrophes sur
leur tête. Le premier ministre Primakov
apprit la décision de Clinton alors
qu'il était en route pour Washington, et
il ordonna au pilote de faire demi-tour
au-dessus de l'Atlantique. Quelques mois
plus tard, Poutine prenait la présidence
de la Russie, et celle-ci prit un
nouveau cap, plus affirmé, mais encore
amical pour l'Amérique.
Cependant, les US
persistaient à traiter la Russie comme
un Etat vaincu, comme l'Irak après
Saddam ou le Japon en 1945. C'en était
trop. Les Russes pouvaient accepter
dêtre traités comme des vassaux, mais
des vassaux importants, méritant d'être
écoutés et ménagés. Avec Le soutien US à
l'insurrection
islamiste en Tchétchénie ou
l'encouragement à l'agression
géorgienne, le lien s'est brisé.
Jusqu'à une date
récente, nous avions la version de
Poutine sur ce qui n'allait pas, telle
qu'offerte dans ses entretiens avec
Oliver Stone. Maintenant nous disposons
de la version américaine, et
curieusement, elle n'est guère
différente compte tenu de l'évolution du
contexte. La version US des choses a été
offerte par
William J Burns, un diplomate
américain vétéran, et ambassadeur à
Moscou. Cela a été résumé comme suit par
Vladimir Golstein de la Brown
University:
1. La Russie était
censée agir comme un partenaire junior
obéissant aux US. "L'Amérique pensait
que Moscou allait s'habituer à ce statut
de partenaire junior, et s'accommoder de
l'expansion de l'OTAN jusqu'à sa
frontière avec l'Ukraine à contre-coeur.
Hélas, la poussée du président Bill
Clinton vers l'est avait renforcé le
ressentiment russe". Quelle surprise!
2. La Rssie
s'attendait à un quiproquo pour son
soutien aux US après le 11 septembre,
mais "Poutine a profondément mal
interprété les intérêts et la politique
ades Américains. L'administration Bush
n'avait pas le moindre désir de négocier
le moindre partenariat avec la Russie
contre al-Qaida, elle ne voyait aucune
raison pour ce faire. Elle n'était
nullement tentée de faire des
concessions à un un Etat sur le déclin",
dont les offres furent ignorées.
3. Les Américains
n'ont pas tenu compte des avertissements
russes.L'ambassadeur raconte que Poutine
lui disait de retenir le président
géorgien téméraire de s'attaquer à ses
clients russes, mais cette mise en garde
avait été ignorée.
4. Le changement de
régime en Libye "avait énervé Poutine,On
disait qu'il était en train de regarder
la vidéo macabre de la destitution du
dirigeant libyen Mouamar Kadhafi capturé
alors qu'il se cachait dans un tunnel de
drainage et qu'il se faisait abattre par
des rebelles soutenus par l'Occident,
une fois de plus". Apparemment, c'est à
ce moment que Poutine avait pris
conscience enfin que nul ne
survivrait si la position russe ne
s'affirmait pas. Après le Russiagate,
l'inimitié entre les vieux adversaires a
atteint des niveaux inédits.
Non, Je ne regrette rien, et
je ne regrette pas, en particulier, que
les relations russo-américaines aillent
de pire en pire. Le monde a besoin
d'équilibre, et les Russes constituent
un contre-poids à la main lourde de
l'once Sam. Le pire moment, dans
l'histoire récente, c'est vers 1990,
quand la Russie avait pratiquement cessé
d'exister en tant que facteur important
de la politique internationale. C'est à
ce moment que les US ont ravagé le
Panama et l'Irak, bombardé Belgrade,
créé al-Qaida, et démoli leur propre
classe ouvrière. Si Maduro le chauffeur
de bus enragé et basané avait essayé de
dire non à Washington dans les années
1990, il aurait été enlevé, arrêté et
traîné devant la justice pour viol sur
mineur ou pour trafic de drogues, et
coffré pour trente ans. Le président
russe d'alors, Boris Eltsine, n'aurait
même pas remarqué, entre deux cuites,
que le Venezuela se retrouvait
brutalement ramené à un statut colonial.
Heureusement, la
Russie et les US n'en sont qu'aux
altercations verbales, et les pays qui
veulent échapper aux diktats impériaux
ont le choix. Le Venezuela en fait
partie. Le président Maduro a souligné
que la visite des conseillers militaires
russes avait été prévue de longue date.
Même si techniquement cest vrai, la
position de la Russie a bien évolué au
cours du mois de mars. Quand les US ont
bloqué les comptes bacaires du
Venezuela, Maduro a annoncé qu'ils les
avaient transférés à la Gazprom Bank.
Les Russes qui sont dans le pétrole se
seraient bien passés de cette
révélation. J'en ai parlé avec un pdg
d'une compagnie pétrolière qui
regrettait vivement les imprudentes
paroles de Maduro. "Et voilà, maintenant
c'est notre banque qui va se retrouver
sous le feu des sanctions, et nous
courons à la ruine", disait-il. Il ne
pouvait pas tenir sa langue, Maduro? On
aurait géré ses avoirs à bas bruit, sans
que cela soit perçu comme une
provocation pour les Américains."
D'autres officeils importants à Moscou
ont dit que de toute façon le Venezuela
était fichu, et qu'il valait mieux
s'occuper d'autre chose.
Mais la visite de
la vice-présidente vénézuélienne doña
Delcy Rodríguez à Moscou a changé la
donne. Cette dame aussi élégante que
dynamique est une oratrice excellente et
convancainte. Elle a fait une
apparition sensationnelle lors
de la conférence de presse avec Serguéi
Lavrov. En quelques mots choisis, elle a
détricoté l'écheveau de mensonges qui
étouffe son pays. Malgré les sanctions,
le Venezuela vit mieux que ses voisins
la Colombie, le Guatemala, le Honduras.
Il héberge six millions de régugiés
économiques et politiques en provenance
de Colombie, et qui ne veulent pas
rentrer chez eux. Ils préfèrent souffrir
dans le Venezuela socialiste. Et tandis
que des milliers de Centre-américains se
fraient un passage vers le Rio Grande,
les US devraient s'occuper d'eux et
régler le problème au lieu d'être
obsédés par le Venezuela. Cet exode en
cours part des Etats clients les plus
dociles envers Washington. Nous avons
aussi entendu dire que les US ont
détourné $31 milliards de dollars en
avoirs vénézuéliens, et en ont refilé un
(petit milliard) au quidam embauché
pour faire président à la place de
Maduro, le petit Guaido.
Pendant quelques
jours, la Russie a hésité. Ceux qui sont
sur une ligne pro-américaine ont un
pouvoir bien réel à Moscou, et ils
appelaient à lâcher Caracas. Ils
rappelaient aux gens un danger imminent
et tout-à-fait certain: les US peuvent
bloquer les avoirs russes en dollars et
interdire toute transaction en dollars
aux entreprises russes. Cette modalité
de guerre a été expérimentée en Corée du
nord et en Iran avec des effets
dévastateurs.
Les Russes
s'attendent à ce genre de mesure; c'est
pourquoi ils augmentent leurs réserves
en or, et vendent leurs actions et
obligations US. Ils sont prêts pour le
moment attendu, mais ils préfèrereaient
le retarder aussi longtemps que
possible.
Et pourtant, malgré
la menace, Poutine a décidé de soutenir
le Venezuela de Maduro. C'est ainsi
qu'un nouveau palier dans la guerre
hybride a été franchi. Les Vénézuéliens
ont déménagé le quartier général de leur
compagnie pétrolière à Moscou, et la
circonspecte Russie les a accueillis.
Aussitôt, les US
ont répondu avec des attaques
cybernétiques sur les centrales
électriques, provoquant une panne très
étendue. C'est probablement la première
cyber-agression déployée sur les
infrastructures de l'ennemi. La
destruction des centrales iraniennes
grâce au Stuxnet avait un rayon d'action
limité, et n'interférait pas au niveau
de l'économie générale du pays. Le
réseau électrique du Venezuela avait
fait l'objet d'une mise à jour récente,
et d'une importante modernisation, par
la grande firme internationale ABB. Une
fois que tout a été rénové, la firme a
fait savoir dans ses communiqués à la
presse que désormais le Venezuela était
doté de l'équipement le plus performant
et pointu. D'où l'on peut déduire qu'un
équipement dernier cri est aussi plus
vulnérable aux cyber-atttaques.
Chaque changement
de régime organisé par Washington en
Amérique latine a comporté une attaque
sur l'approvisionnement en énergie
(pensons par exemple au renversement
d'Allende au Chili), mais jusqu'à
présent, l'adversaire devait mettre les
mains dans le cambouis, physiquement,
pour saboter les centrales électriques
et les lignes à haute tension.
Maintenant ils ont appris à le faire
depuis l'étranger, depuis Miami. Les
Vénézuéliens ont
fait remarquer ue la première
annonce de leur panne, c'est Marco Rubio
qui l'avait proférée. "Marco Rubio a
averti
quelques heures avant la
panne que les Vénézuéliens allaient
subir le rationnement le plus strict en
matière de combustible et de nourriture;
ce faisant il révélait qu'il était bien
au courant qu'un choc sévère allait se
produire dans les prochaines heures". Le
site Moon of Alabama
accepte également
l'explication par une cyber-attaque,
tout en nuançant: un gros foirage, c'est
quelque chose qui peut arriver,
rappelle-t-il, et les US aussi ont connu
des pannes comparables.
J'ai demandé à un
expert russe en matière de guerre
cybernétique son avis, et il m'a
confirmé qu'une cyber-attaque sur les
infrastructures est faisable. Il mettait
cela en relation avec la bataille US
contre le géant de la communication
chinois Huawei; c'est le seul grand
fournisseur qui ne fournit aucune espèce
de porte dérobée "backdoor" accessible
aux opérations d'espionnage de la NSA.
Les Russes ont
décidé de donner un coup de main au
Venezuela. Ils ont envoyé des experts en
cybernétique, une mission militaire; ils
achètent son pétrole au Venezuela et
brisent le boycott américain contre le
peuple bbolivarien. Ils aident aussi
l'Iran à contourner les sanctions.
Les Russes n'ont
pas de grosses ambitions. Ils ne
cherchent pas à gouverner le monde, ni
même à dominer leurs voisins. Ils ne
veulent pas affronter l'empire. Si on
les laissait tranquilles, ils se
contenteraient d'avoir la paix. Mais si
on les bouscule, et c'est ce qui se
passe maintenant, ils vont répliquer. Du
point de vue russe, même les politiciens
américains les plus hostiles reculeront
avant une collision apocalyptique. Et si
ce n'était pas de cas, eh bien tant pis.
Joindre Israel
Shamir
adam@israelshamir.net
Source: The
Unz Review.
Traduction: Maria
Poumier
Le sommaire d'Israël Shamir
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