Actualité
Mise au point
Houria Bouteldja
Mercredi 24 juillet 2019
La polémique qui a enflammé les réseaux
sociaux suite à la mort de Mamoudou
Barry - paix à son âme - s'est
considérablement réduite depuis que
l'identité du tueur présumé a été
révélée. Le constat est terrifiant.
L'identité de l'auteur du crime compte
davantage que celle de la victime.
Ainsi, ce crime clairement négrophobe a
été massivement relayé par des courants
ouvertement racistes (hostiles à tous
les non blancs) mais particulièrement
haineux vis-à-vis des Arabes et
Algériens. En effet, la frange
nationaliste raciste du pays, parce
qu’elle cultive une haine viscérale pour
l'Algérie et les Arabo-musulmans en
général, notamment à cause de
l'humiliation nationale que la perte de
l'Algérie a représentée et représente
toujours aux yeux des nostalgiques de la
colonisation, s’est emparée de
l’affaire. Il en ressort que l'identité
algérienne de l'auteur du crime devient
stratégique. On ne peut donc pas
comprendre l'enjeu politique de cette
vive émotion et les manipulations dont
elle a été l'objet sans comprendre le
contexte politique général dans lequel
elle s'insère :
1/ Le pouvoir blanc fait face depuis
quelques années à une résistance
antiraciste organisée qui appelle à la
convergence des communautés indigènes
dans le respect de leurs particularités
et de leur agenda propre. Car cette
résistance ne prône pas une alliance
naïve, elle prend déjà en compte les
tensions et les contradictions internes
au mouvement décolonial et notamment les
racismes qui la traversent. Les racistes
le savent et ce projet les terrifie,
d'autant plus que l'antiracisme
politique rayonne au-delà de son
périmètre national et gagne aussi
l'extrême gauche.
2/ La tenue de la CAN, évènement 100 %
africain, dont les répercussions en
France sont considérables tant à cause
de la fierté exprimée dans l’espace
public que par sa réappropriation par
les quartiers (CAN des QP) est un
affront aux yeux des franges les plus
racistes de ce pays. Les banlieues
affirment en effet d'autres
appartenances que celle à la nation et
sont ainsi vues comme déloyales alors
que dans les faits, c'est la nation
française qui les rejette. Cette
autonomisation vis à vis du fait
national est un véritable camouflet pour
une république qui se rêve une et
indivisible, universelle et inclusive.
3/ La victoire de l'Algérie est juste
insupportable d’autant que les
débordements (saccages de bien publics,
affrontements avec la police) tant
espérés par l'extrême droite et par les
médias avides de sensations malsaines
n'ont pas eu lieu. Ainsi, la joie des
descendants de Maghrébins exprimée sans
complexe dans toutes les villes de
France est vécue quasiment comme une
déclaration de guerre chez les plus
fachos sur fond de cris « on n’est plus
chez nous ! » La ville de Lyon sait de
quoi je parle puisque des ratonnades ont
eu lieu en marge de la CAN dans
l'indifférence générale.
Le problème crucial reste la réaction
des indigènes tous confondus devant une
situation complexe et sensible où rien
ne doit être tu ou mis sous le boisseau.
1/ La campagne visant à incriminer un
Algérien vient de sites guinéens
(probablement trompés par des
témoignages incriminant un supporter
Algérien) mais a été amplifiée par des
milieux d'extrême droite et relayée sans
prudence par des sites de défense des
communautés noires déjà échaudés par des
incidents négrophobes odieux et
intolérables qui ont émaillé la CAN.
2/ L'extrême droite sait qu'elle a une
carte à jouer pour semer la zizanie car
les faits sont là : la négrophobie
maghrébine existe et elle est
structurelle. Elle est par ailleurs
renforcée par les politiques européennes
qui paient les Etats du Maghreb dans
leur rôle de gendarmes de l'Europe.
3/ Les communautés non blanches, toutes
confondues, font tendanciellement un
choix spontané fatidique lorsqu'il
s'agit d'assouvir leur révolte légitime
devant les vexations et humiliations du
quotidien : les Arabo-musulmans
préfèrent tendanciellement s'en prendre
aux Juifs dont ils savent intuitivement
leur "illégitimité" dans le corps d'une
nation qui a échoué à vaincre son
antisémitisme plutôt que de s'en prendre
à la suprématie blanche. Ils s'en
prennent donc à la catégorie
hiérarchiquement au-dessus d'eux alors
qu'elle n'est pas la plus dominante. Ce
schéma est le même pour les Noirs : leur
révolte légitime se cristallisera
progressivement contre ceux que des
siècles d’esclavage et de colonisation
ont placé au-dessus d'eux mais qui,
colonisés également, n'ont aucun pouvoir
en France et sont, en plus, la cible
privilégiée des politiques islamophobes
et antiterroristes.
4/ Dans la fièvre générale, les
réactions sont délétères.
- Les Algériens qui se voient
injustement accusés pour ce crime ou
pour un accident qui a causé la mort
d'une femme et de son bébé, ne vont pas
digérer facilement les offenses
multiples qui leur sont faites
gratuitement d'autant que, ayant une
parfaite conscience des manipulations
visant à entacher la CAN, ils ont
redoublé d'efforts, dans le sillage du
hirak algérien, pour être exemplaires
(nettoyage des rues) et pour célébrer
une fraternité africaine de plus en plus
fantasmagorique. Acte révélateur à la
fois d'une réalité négrophobe qui les
traverse mais aussi d'une volonté de ne
pas céder à la division. Pourtant, cette
reconnaissance est possible lorsqu'elle
est politisée intelligemment. C'est ce
que nous avons expérimenté au Bandung du
Nord ou dans les Marches de la dignité.
- Les sites et les orgas qui relaient
des campagnes d'extrême droite engagent
une lourde responsabilité. Idem, pour
celles et ceux qui appellent au boycott
des commerces maghrébins ou à manifester
devant l'ambassade d'Algérie pour un
crime commis en France (je n’en dirais
pas autant d’une mobilisation qui
dénoncerait la répression des
Sub-sahariens par l’Etat algérien, cela
va de soi). Quelle est la logique suivie
? Faudra-t-il appeler au boycott
d'Auchan ou de la boutique bobo du coin
si M. Dupont tue un indigène ou à un
rassemblement devant l'ambassade du
Portugal si un crime raciste est commis
à Lyon par un descendant de Portugais ?
L'a-t-on déjà fait dans le passé ?
Pourquoi toute une communauté doit-elle
payer pour un crime imputable à la
personne qui l'a commis ? Autant, il y a
une responsabilité morale et collective
devant les crimes quels qu'ils soient,
autant l'acte de tuer ne relève que de
la culpabilité d'une personne. Tout
indigène sait comment il souffre de la
mise à l'index collective lorsque l'un
de ses semblables commet un crime
(faut-il rappeler les crimes odieux de
Merah ou de Fofana que nous étions tous
sommés de dénoncer publiquement sous
peine d’être liés au crime par un fil
invisible qui nous liaient aux crimes
comme la corde au pendu ?). Va-t-on
reproduire ce schéma de culpabilisation
collective ?
5/ Dans la fièvre
générale, les causes profondes de la
haine négrophobe, qu'elle vienne de cet
homme turc, d'un éventuel arabe ou d'un
Blanc s'évanouissent comme par magie :
la structuration raciste des Etats
nation européens, son économie
capitaliste qui s'impose au monde, son
impérialisme qui détruit ET l'Afrique
sub-saharienne ET le monde arabe : la
Libye, l'Irak, la Syrie, la Palestine et
le Yémen ne sont pas épargnés. Et la
situation y est absolument effroyable.
La formule en vogue d'un "suprémacisme"
arabe est malvenue dans un contexte où
la négrophobie arabe n'est pas un
instrument impérialiste visant à
conquérir ou à coloniser (même si les
Etats arabes jouent un rôle dans la
chaine impérialiste) mais un moyen de se
maintenir au plus haut possible dans
l'échelle raciale. C'est donc plus un
phénomène d'intégration dans la
suprématie blanche qu'autre chose. Sauf
à penser que le monde arabe, dans l’état
de domination dans laquelle il est, joue
dans la même équipe que l’Occident.
Pour ma part, je ne
retire rien de ce que nous disons depuis
des années : si nous ne nous occupons
pas de nos contradictions internes, le
pouvoir blanc le fera pour nous. C'est
ce qui se passe sous nos yeux
actuellement. La négrophobie arabe ou
maghrébine est un fait. Si l'assassin de
Mamoudou Barry est un turc, les
occasions pour qu'un tel drame arrive,
perpétré par un Arabe, se présenteront
un jour ou l'autre car les ingrédients
sont là : un fascisme rampant, une
dégradation sociale inquiétante qui
touche dorénavant les classes moyennes
blanches, une compétition plus forte
entre des communautés hiérarchisées
entre elles, un climat international
délétère, un libéralisme sans foi ni
loi. C'est pourquoi, il est illusoire de
pousser des cris de soulagement parce
que l'assassin est un turc. Maintenant,
faire de cette négrophobie une nature
propre à la culture arabo-musulmane est
aussi inepte que de soutenir que le
racisme est un trait naturel des peuples
européens. Le racisme est toujours un
produit de l'histoire, de
l’impérialisme, de la place des nations
dans les rapports Nord / Sud et de leur
degré de dépendance et enfin des
rapports sociaux de pouvoir à
l’intérieur de la nation. Enfin, dans
l'épreuve que nous traversons, si le
caractère clairement négrophobe de ce
crime n'est pas reconnu, si la
dénonciation de la négrophobie
structurelle imprégnant les communautés
indigènes non noires n'est pas assumée
et si le caractère tout aussi clairement
anti-algérien et anti-arabe de la
campagne médiatique qui a accompagné la
CAN et a orienté la révélation de la
mort de Mamoudou Barry n'est pas
dénoncée, bref, si cette ligne n'est pas
adoptée de la manière la plus large,
nous nous mettrons tous fatalement au
service de l'extrême droite. Les
Etats-Unis ont connu leurs conflits et
leurs rivalités interraciales (Noirs,
Chicanos, Juifs, Améridiens…). Seule la
suprématie blanche y a gagné. Cette
situation doit être anticipée. Il est
plus que jamais nécessaire de développer
des solidarités et des synergies entre
nos différentes communautés et
mouvements de lutte. Nous devons
conjuguer nos efforts pour reconstruire
une conscience panafricaine qui démolira
la base raciale qui a construit la
césure entre l'Afrique du Nord et le
reste de l'Afrique. Pour ce faire,
empêcher notre ensauvagement doit être
notre seul objectif. La démagogie ne
fera que nous éloigner de ce but ultime.
Et comme il n'y a que Baldwin pour avoir
compris ça avant tout le monde, je ne
peux que reposer sa question : «
Qu'adviendra-il de cette beauté ? » Ma
réponse : elle est funambule, elle
marche sur un fil.
#amourrévolutionnaire
Houria Bouteldja
(PIR)
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