Ha'aretz
La peine de mort, sans même un procès
Gideon Levy
Des
Palestiniens se rassemblent autour d’une
scène de prétendue attaque
où sont postés des soldats israéliens, à
Hébron (AFP).
Lundi 18 janvier 2016
Officiellement,
Israël n’a pas de texte sur la peine de
mort, sauf pour les nazis et ceux qui
leur viennent en aide. Aujourd’hui,
Israël a fait un pas en avant, ou
peut-être en arrière : celui de la peine
de mort sans même un procès.
Quand un permis de tuer est accordé,
et ce d’une manière aussi générale, et
quand la vie a si peu de valeur, cette
détérioration progressive est difficile
à arrêter. En réalité, elle est déjà
devenue routinière.
Le plus grand ennemi de la lutte
contre l’occupation israélienne est la
routine. Ce danger de la routine
n’apparaît que rétrospectivement, en
regardant l’occupation dans le
rétroviseur au fil du temps. Ce qui
était inacceptable hier, et même
inimaginable, devient la routine
d’aujourd’hui et la norme de demain.
Ainsi, l’occupation roule d’une phase à
l’autre, mais une chose ne change jamais
: l’occupation reste l’occupation et ses
multiples aspects sont cachés à la vue
de tous.
La résistance à l’occupation,
également présente et uniquement
changeante de par son apparence et les
moyens employés pour l’exprimer, montre
depuis environ trois mois un nouveau
visage, celui d’une « Intifada des
couteaux » ou d’une « Rébellion
des loups solitaires », ou de tout
autre nom qu’on veuille lui attribuer.
Sans personne pour l’organiser, sans
infrastructure ni main paternelle, sans
organisations militantes ni quartier
général militaire et presque sans armes
ni explosifs, une nouvelle forme de
résistance violente a émergé. Des
individus palestiniens, principalement
mais pas exclusivement des jeunes,
principalement mais pas exclusivement
des hommes, se lèvent un matin et
décident d’agir. Leur instrument est
généralement un couteau ou une paire de
ciseaux, ou encore une voiture privée.
Ils savent que leurs chances de
survie sont minces et comprennent que
l’impact sera négligeable le cas
échéant ; pourtant, ils décident de
prendre leur destin en main et
d’exprimer leur résistance violemment,
en poignardant ou en renversant des
juifs, principalement des soldats, mais
aussi des civils, en général dans les
territoires occupés.
Au cours des trois derniers mois,
27 Israéliens et 135 Palestiniens (*)
ont été tués dans près de 100 incidents
différents de cette nature. Quelques-uns
de ces Palestiniens ont été tués lors de
manifestations, mais la plupart ont
perdu la vie dans des tentatives
d’attaques terroristes (**), ou
ce que les autorités israéliennes ont
désigné comme étant des tentatives
d’attaques terroristes. Rares
sont les jours sans qu’un de ces
incidents ne se passe. Ils sont devenus
routiniers.
Dans le même temps, la réponse
israélienne à ces incidents est
également devenue routinière. Dans la
plupart des cas, ces réponses finissent
par une exécution sommaire sans
possibilité de procès. Il n’y a pas
d’autre façon de décrire précisément la
réponse israélienne à ces attaques au
couteau et à la voiture. Les soldats,
policiers et citoyens ordinaires ont
reçu ou pris un permis de tuer, dans
chaque cas en premier recours, presque
invariablement.
Les jeunes
Palestiniens, hommes et femmes, garçons
et filles, qui brandissaient simplement
une paire de ciseaux, ont été condamnés
à mort sur place. Les Palestiniens dont
la conduite était suspecte ont été
condamnés à mort par des tirs à balles
réelles. Seule une petite proportion des
personnes exécutées ont été tuées alors
qu’elles mettaient effectivement en
danger la vie de soldats ou de civils
israéliens. Une majorité écrasante de
ces personnes aurait pu être neutralisée
sans être tuée. Mais toutes ont reçu la
même sentence : la mort.
Les caméras de sécurité n’ont cessé
de montrer que le simple fait de
transporter un couteau ou une paire de
ciseaux était suffisant pour que tout le
monde aux alentours tire pour tuer. Dans
les cas les plus extrêmes, il aurait
également été possible de tirer pour
blesser plutôt que pour tuer ;
cependant, toutes les réglementations
existantes en matière d’emploi d’armes à
feu ont été oubliées, comme si elles
n’avaient jamais existé. Le permis
consiste à tirer pour tuer. En réalité,
les autorités ont encouragé ce
comportement du côté des forces en
uniforme et des civils et ont
complimenté ceux qui ont répondu de
cette manière. Un tel comportement est
devenu non seulement légitime, mais
aussi normatif, comme si aucune autre
réponse n’était possible.
Cette version soudainement
transformée des règles est déjà devenue
la nouvelle routine, dont personne ne
remet en cause la légitimité
actuellement en Israël. Les Israéliens
n’ont jamais eu la gâchette aussi facile
tandis que l’indifférence du public
israélien n’a jamais été aussi totale.
Et dans bien des cas, comme cela arrive
inévitablement lorsque le doigt démange
autant sur la gâchette, il y a eu des
erreurs, des personnes n’ayant pas
l’intention de blesser quiconque qui ont
été abattues lors d’assassinats
criminels devenus banals.
Il est difficile de croire que
Mahdiyya Hammad, une mère de quatre
enfants de 40 ans, avait l’intention de
renverser des policiers postés sur la
route de son village, à Silwad. Elle
rentrait chez elle pour allaiter son
nourrisson. Ils ont tiré plusieurs
dizaines de coups et ont continué de
tirer, même lorsqu’elle était déjà
morte.
La police a également tiré par erreur
sur une voiture de la famille Abdallah,
originaire d’Amuriya, un village reculé
de Cisjordanie, et tué Samah Abdallah,
une étudiante en cosmétologie de
18 ans ; son père était venu
spécialement la chercher à l’école afin
qu’elle puisse éviter le trajet risqué
en transports en commun jusqu’à chez
elle en ces jours dangereux sur les
routes.
Les soldats ont reconnu l’avoir
abattue « par erreur ».
Peut-être que les soldats ont également
abattu « par erreur » Nashat
Asfour,
un père de trois enfants de 35 ans
originaire du village de Sinjil. Ils
ont tiré sur lui à 150 mètres de
distance alors qu’il rentrait d’un
mariage. Ashraqat Qatanani ne devait pas
non plus être tuée. Cette jeune fille
âgée de 16 ans a sorti une paire de
ciseaux. Est-ce que tuer était le seul
moyen de contrôler une fille de 16 ans
en uniforme scolaire ? Avec des balles
réelles, en tirant dans le but de tuer ?
Sans avertissement ? Le groupe de
soldats autour d’elle n’aurait-il pas pu
la retenir et l’empêcher de faire quoi
que ce soit ? Ou du moins lui tirer dans
les jambes ? Mais non, ils l’ont tuée,
elle aussi, comme tant d’autres, comme
si c’était leur réponse préférée et leur
seul choix.
Comme je l’ai indiqué, ces choses
sont désormais devenues routinières.
Lorsque le ministre suédois des Affaires
étrangères a qualifié cela d’exécutions
sommaires, Israël était furieux. Mais il
n’y a pas d’autre façon de décrire ces
pratiques que comme des exécutions
sommaires extrajudiciaires.
En Israël, on n’a
pas encore commencé à discuter des
implications de ce comportement
dangereux pour la société israélienne en
elle-même. Aujourd’hui dans les
territoires occupés, demain à Tel-Aviv.
Aujourd’hui contre les Palestiniens
brandissant une paire de ciseaux, demain
contre les contrevenants de la
circulation. Officiellement, Israël n’a
pas de texte sur la peine de mort, sauf
pour les nazis et ceux qui leur viennent
en aide. Aujourd’hui, Israël a fait un
pas en avant, ou peut-être en arrière :
celui de la peine de mort sans même un
procès.
Quand un permis de tuer est accordé,
et ce d’une manière aussi générale, et
quand la vie a si peu de valeur, cette
détérioration progressive est difficile
à arrêter. En réalité, elle est déjà
devenue routinière.
(*) Le site
IMEMC publia ce 14 janvier 2016 les
noms de 158 Palestiniens qui ont été
tués
(**) Les termes sont mis en
italiques par la rédaction de ce site.
Il s’agit d’actes de révolte contre
l’occupation : pour la plupart des cas
contre des soldats ou des colons.
Publié le 13 janvier 2016 sur
MiddleEast Eye version française
(Traduction de l’anglais
(original) par VECTranslation.
Gideon Levy
Gideon Levy est
un chroniqueur et membre du comité de
rédaction du journal Haaretz.
Il a rejoint Haaretz en 1982 et
a passé quatre ans comme vice-rédacteur
en chef du journal. Il a obtenu le
prix Euro-Med Journalist en 2008, le
prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli
Journalists’ Union en 1997, et le prix
de l’Association of Human Rights in
Israel en 1996. Il est l’auteur du livre
The Punishment of Gaza, qui a
été traduit en français : Gaza,
articles pour Haaretz, 2006-2009,
La Fabrique, 2009
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