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Lettre à Alain Finkielkraut
Dominique EDDÉ
Le
philosophe et académicien Alain
Finkielkraut a été violemment pris à
partie par des individus
(subissant des injures telles que : «
Barre-toi, sale sioniste de merde », «
Nous sommes le peuple,
la France, elle est à nous », « Retourne
à Tel-Aviv »...), en marge de
manifestations de gilets jaunes,
le 16 février à Paris. Photo: Joël
Saget/AFP
Samedi 9 mars 2019
Cher Alain Finkielkraut,
Permettez-moi de
commencer par vous dire « salamtak », le
mot qui s’emploie en arabe pour
souhaiter le meilleur à qui échappe à un
accident
ou, dans votre cas, une agression.
La violence et la haine qui vous ont été
infligées ne m’ont pas seulement
indignée, elles m’ont fait mal.
Parviendrais-je, dans cette situation, à
trouver les mots qui vous diront
simultanément ma solidarité et le fond
de ma pensée ? Je vais essayer. Car, en
m’adressant à vous, je m’adresse aussi,
à travers vous, à ceux qui ont envie de
paix.
Peut-être vous
souvenez-vous. Nous nous sommes connus
au début des années 1980 à Paris, aux
éditions du Seuil, et soigneusement
évités depuis. Lors de l’invasion du
Liban par Israël, vous n’aviez pas
supporté de m’entendre dire qu’un
immeuble s’était effondré comme un
château de cartes sous le coup d’une
bombe à fragmentation israélienne. Cette
vérité-là blessait trop la vôtre pour se
frayer un chemin. C’est l’arrivée
impromptue dans le bureau où nous nous
trouvions, de l’historien israélien Saul
Friedländer, qui permit de rétablir la
vérité. Il connaissait les faits. J’ai
respiré. Vous êtes parti sans faire de
place à ma colère. Il n’y avait de
place, en vous, que pour la vôtre.
Durant les décennies qui ont suivi, le
syndrome s’est accentué. Vous aviez beau
aimer Levinas, penseur par excellence de
l’altérité, il vous devenait de plus en
plus difficile, voire impossible, de
céder le moindre pouce de territoire à
celle ou celui que vous ressentiez comme
une menace. Cette mesure d’étanchéité,
parfaitement compréhensible compte tenu
de l’histoire qui est la vôtre, n’eût
posé aucun problème si elle ne s’était
transformée en croisade intellectuelle.
Cette façon que vous avez de vous mettre
dans tous vos états pour peu que
survienne un désaccord n’a cessé de
m’inspirer, chaque fois que je vous
écoute, l’empathie et l’exaspération.
L’empathie, car je vous sais sincère,
l’exaspération, car votre intelligence
est décidément mieux disposée à se faire
entendre qu’à entendre l’autre.
Le plus clair de
vos raisonnements est de manière
récurrente rattrapé en chemin par votre
allergie à ce qui est de nature à le
ralentir, à lui faire de l’ombre. Ainsi,
l’islam salafiste, notre ennemi commun
et, pour des raisons d’expérience, le
mien avant d’être le vôtre, vous a-t-il
fait plus d’une fois confondre deux
milliards de musulmans et une culture
millénaire avec un livre, un verset, un
slogan. Pour vous, le temps s’est arrêté
au moment où le nazisme a décapité
l’humanité. Il n’y avait plus d’avenir
et de chemin possible que dans
l’antériorité. Dans le retour à une
civilisation telle qu’un Européen
pouvait la rêver avant la catastrophe.
Cela, j’ai d’autant moins de mal à le
comprendre que j’ai la même nostalgie
que vous des chantiers intellectuels du
début du siècle dernier. Mais vous vous
êtes autorisé cette fusion de la
nostalgie et de la pensée qui, au prix
de la lucidité, met la seconde au
service de la première. Plus inquiétant,
vous avez renoncé dans ce « monde
d’hier » à ce qu’il avait de plus
réjouissant : son cosmopolitisme, son
mélange. Les couleurs, les langues, les
visages, les mémoires qui, venues
d’ailleurs, polluent le monde que vous
regrettez, sont assignées par vous à
disparaître ou à se faire oublier. Vous
dites que deux menaces pèsent sur la
France : la judéophobie et la
francophobie. Pourquoi refusez-vous
obstinément d’inscrire l’islamophobie
dans la liste de vos inquiétudes ? Ce
n’est pas faire de la place à
l’islamisme que d’en faire aux
musulmans. C’est même le contraire. À ne
vouloir, à ne pouvoir partager votre
malaise avec celui d’un nombre
considérable de musulmans français, vous
faites ce que le sionisme a fait à ses
débuts, lorsqu’il a prétendu que la
terre d’Israël était « une terre sans
peuple pour un peuple sans terre ». Vous
niez une partie de la réalité pour en
faire exister une autre. Sans prendre la
peine de vous représenter, au passage,
la frustration, la rage muette de ceux
qui, dans vos propos, passent à la
trappe.
Vous avez cédé à ce
contre quoi Canetti nous avait
brillamment mis en garde avec Masse et
puissance. Vous avez développé la
« phobie du contact » à partir de
laquelle une communauté, repliée comme
un poing fermé, se met en position de
défense aveugle, n’a plus d’yeux pour
voir hors d’elle-même. Cette posture
typique d’une certaine politique
israélienne, et non de la pensée juive,
constitue, entre autre et au-delà de
votre cas, la crispation qui rend
impossible l’invention de la paix. C’est
d’autant plus dommage qu’il y a fort à
parier que le monde dont vous portez le
deuil est très proche de celui d’un
nombre considérable de gens qui vivent
en pays arabes sous la coupe de régimes
mafieux et/ou islamistes. Pourquoi
ceux-là comptent-ils si peu pour vous ?
Pourquoi préférez-vous mettre le paquet
sur vos ennemis déclarés que donner leur
chance à de potentiels amis ? Le
renoncement à l’idéal, dont j’évoque
longuement la nécessité dans mon dernier
livre sur Edward Said, est un pas que
vous ne voulez pas franchir. J’entends
par idéal la projection de soi promue au
rang de projet collectif. Or, le seul
rêve politique qui vaille, on peut aussi
l’appeler utopie, c’est celui qui prend
acte de la réalité et se propose d’en
tirer le meilleur et non de la mettre au
pas d’un fantasme. C’est précisément le
contraire de l’idéal en circuit fermé
qui fonctionne sur le mode d’une
fixation infantile et nous fait
brusquement découvrir, à la faveur d’une
mauvaise rencontre, qu’il nourrit la
haine de ceux qui n’ont pas les moyens
de ne pas haïr. Cet homme qui vous a
injurié a tout injurié d’un coup : votre
personne, les Juifs et ceux que cette
ignominie écœure. Il ne suffit toutefois
pas de le dire pour le combattre et
moins encore pour épuiser le sujet. À
cet égard, je vous remercie d’avoir
précisé à la radio que l’antisémitisme
et l’antisionisme ne pouvaient être
confondus d’un trait.
Peut-être
aurez-vous l’oreille du pouvoir en leur
faisant savoir qu’ils ne cloueront pas
le bec des opposants au régime israélien
en clouant le bec des enragés. On a trop
l’habitude en France de prendre les mots
et les esprits en otage, de privilégier
l’affect au mépris de la raison chaque
fois qu’est évoquée la question d’Israël
et de la Palestine. On nous demande à
présent de reconnaître, sans broncher,
que l’antisémitisme et l’antisionisme
sont des synonymes. Que l’on commence
par nous dire ce que l’on entend par
sionisme et donc par antisionisme. Si
antisioniste signifie être contre
l’existence d’Israël, je ne suis pas
antisioniste. Si cela signifie, en
revanche, être contre un État d’Israël,
strictement juif, tel que le veulent
Netanyahu et bien d’autres, alors oui,
je le suis. Tout comme je suis contre
toute purification ethnique. Mandela
était-il antisémite au prétexte qu’il
défendait des droits égaux pour les
Palestiniens et les Israéliens ?
L’antisémitisme et le négationnisme sont
des plaies contre lesquelles je n’ai
cessé de me battre comme bien d’autres
intellectuels arabes. Que l’on ne nous
demande pas à présent d’entériner un
autre négationnisme – celui qui liquide
notre mémoire – du seul fait que nous
sommes défaits. Oui, le monde arabe est
mort. Oui, tous les pays de la région,
où je vis, sont morcelés, en miettes.
Oui, la résistance palestinienne a
échoué. Oui, la plupart desdites
révolutions arabes ont été confisquées.
Mais le souvenir n’appartient pas que je
sache au seul camp du pouvoir, du
vainqueur. Il n’est pas encore interdit
de penser quand on est à genoux.
Un dernier mot
avant de vous quitter. Je travaille au
Liban avec des femmes exilées par la
guerre, de Syrie, de Palestine, d’Irak.
Elles sont brodeuses. Quelques-unes sont
chrétiennes, la plupart musulmanes.
Parmi ces dernières, trois ont perdu un
fils. Toutes sont pratiquantes. Dieu est
pour ainsi dire leur seul recours, leur
seule raison de vivre. Réunies autour
d’une grande table, sur laquelle était
posée une toile de chanvre, nous étions
une douzaine à dessiner un cargo
transportant un pays. Chacune y mettait
un morceau du sien. L’une un tapis,
l’autre une porte, une colonne romaine,
un champ d’olivier, une roue à eau, un
coin de mer, un village du bord de
l’Euphrate. Le moment venu d’introduire
ou pas un lieu de culte, la personne qui
dirigeait l’atelier a souhaité qu’il n’y
en ait pas. Face à la perplexité
générale, il a été proposé que ces
lieux, s’il devait y en avoir, soient
discrets. À la suggestion d’ajouter une
synagogue, l’une des femmes a aussitôt
réagi par ces mots : « S’il y a une
église et une mosquée, il faut mettre
une synagogue pour que chacun puisse
aller prier là où il veut. Et elle a
ajouté avec le vocabulaire dont elle
disposait : « Nous ne sommes pas
antisémites, nous sommes
antisionistes. » Toutes ont approuvé,
faisant valoir que « dans le temps »,
tout ce monde-là vivait ensemble.
Cher Alain
Finkielkraut, je vous demande et je
demande aux responsables politiques de
ne pas minorer ces petites victoires du
bon sens sur la bêtise, de la banalité
du bien sur la banalité du mal. Préférez
les vrais adversaires qui vous parlent
aux faux amis qui vous plaignent.
Aidez-nous à vous aider dans le combat
contre l’antisémitisme : ne le confinez
pas au recours permanent à l’injonction,
l’intimidation, la mise en demeure. Ceux
qui se font traiter d’antisémites sans
l’être ne sont pas moins insultés que
vous. Ne tranchez pas à si bon compte
dans le vécu de ceux qui ont une autre
représentation du monde que vous. Si
antisionisme n’est plus un mot adapté,
donnez-nous-en un qui soit à la mesure
de l’occupation, de la confiscation des
terres et des maisons par Israël, et
nous vous rendrons celui-ci. Il est vrai
que beaucoup d’entre nous ont renoncé à
parler. Mais ne faites pas confiance au
silence quand il n’est qu’une absence
provisoire de bruit. Un mutisme obligé
peut accoucher de monstres. Je vous
propose pour finir ce proverbe igbo :
« Le monde est comme un masque qui
danse : pour bien le voir, il ne faut
pas rester au même endroit. »
Dominique EDDÉ
est romancière et essayiste. Dernier
ouvrage: « Edward Said. Le roman de sa
pensée » (La Fabrique, 2017).
Dominique Eddé
(Lire aussi : Antisionisme
et antisémitisme, le sens des mots)
Note de
l’auteure
Rédigée le 23
février dernier, cette lettre à Alain
Finkielkraut a été acceptée par le
journal Le Monde qui demandait qu’elle
lui soit « réservée », puis elle a été
recalée, sans préavis, 9 jours plus tard
alors qu’elle était en route pour
l’impression.
L’article qui, en
revanche, sera publié sans contrepoids
ce même jour, le 5 mars, était signé par
le sociologue Pierre-André Taguieff.
Survol historique de la question du
sionisme, de l’antisionisme et de « la
diabolisation de l’État juif », il
accomplit le tour de force de vider le
passé et le présent de toute référence à
la Palestine et aux Palestiniens.
N’existe à ses yeux qu’un État juif
innocent mis en péril par le Hamas.
Quelques mois plus tôt, un article du
sociologue Dany Trom (publié dans la
revue en ligne AOC) dressait, lui aussi,
un long bilan des 70 ans d’Israël, sans
qu’y soient cités une seule fois, pas
même par erreur, les Palestiniens.
Cette nouvelle
vague de négationnisme par omission
ressemble étrangement à celle qui en
1948 installait le sionisme sur le
principe d’une terre inhabitée. Derrière
ce manque d’altérité ou cette manière de
disposer, à sens unique, du passé et de
la mémoire, se joue une partie très
dangereuse. Elle est à l’origine de ma
décision d’écrire cette lettre. Si j’ai
choisi, après le curieux revirement du
Monde, de solliciter L’Orient-Le Jour
plutôt qu’un autre média français, c’est
que le moment est sans doute venu pour
moi de prendre la parole sur ces
questions à partir du lieu qui est le
mien et qui me permet de rappeler au
passage que s’y trouvent par centaines
de milliers les réfugiés palestiniens,
victimes de 1948 et de 1967.
Alors que j’écris
ces lignes, j’apprends qu’a eu lieu,
cette semaine, un défilé antisémite en
Belgique, dans le cadre d’un carnaval à
Alost. On peine à croire que la haine et
la bêtise puissent franchir de telles
bornes. On peine aussi à trouver les
mots qui tiennent tous les bouts. Je ne
cesserai, pour ma part, d’essayer de me
battre avec le peu de moyens dont je
dispose contre la haine des Juifs et le
négationnisme, contre le fanatisme
islamiste et les dictatures, contre la
politique coloniale israélienne. De tels
efforts s’avèrent de plus en plus
dérisoires tant la brutalité ou la
surdité ont partout des longueurs
d’avance.
Que les choses
soient claires : l’antisémitisme n’est
pas, de mon point de vue, un racisme
comme un autre. Il est le mal qui signe
la limite irrationnelle de l’humain dans
notre humanité. Le combattre de toutes
nos forces n’est pas affaiblir la
Palestine, c’est la renforcer. Alerter
un certain milieu intellectuel et
politique sur les dangers d’une mémoire
sioniste exclusive, c’est l’alerter sur
la grave injustice qu’elle signifie,
mais aussi sur le désastreux effet
d’huile sur le feu antisémite que peut
produire cette occultation de l’autre.
D.E.
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