Actualité
La France, une démocratie qui crève les
yeux
Djamel Labidi

Samedi 9 février 2019
Par Djamel LABIDI
Professeur Docteur- Alger
En France,
le pouvoir s’efforce de centrer
l’attention sur la question de la
violence en lieu et en place des
revendications du mouvement des « Gilets
jaunes » et de leur signification
politique et sociale.
Il s’ensuit, peu à
peu, une inversion totale dans laquelle
les victimes font figure de coupables,
dans une répression qui s’est faite de
plus en plus dure, et qui a même pris un
caractère de masse, avec des milliers
d’arrestations et des centaines de
victimes.
Des élites
médiatico-politiques proches du pouvoir,
apparemment si logiques en « temps
normal « , se mettent tout à coup à
produire des arguments qui laissent
perplexes.
« Les victimes
n’auraient pas du être là », ou bien
« elles sont elles- mêmes des
casseurs« . D’autres parlent de « dommages
collatéraux inévitables« . Dommages
collatéraux, tiens une expression déjà
entendue à propos d’autres peuples.
Comme le monde est petit et comme tout
se tient.
Aucune compassion
pour les victimes. Des hommes et des
femmes souvent âgés, qui ont pris des
risques et ont sacrifié leur vie sur les
ronds-points, sont presque condamnés
pour leur… imprudence. Des jeunes dont
la vie a basculé, mutilés à vie, une
main, un pied arrachés, un œil crevé,
ont droit à quelques mots de
circonstances rapides : « Bien sûr
nous le déplorons », « Un blessé est
toujours un blessé de trop » etc..
Sont-ce les mêmes élites si prompts à
dénoncer les atteintes aux droits de
l’homme mais…ailleurs.
Naufrage de la
raison
Mais une fois ces
mots de compassion rapidement prononcés,
il est rappelé, que « les policiers
aussi ont des blessés » sans d’ailleurs
jamais que la nature de ces blessures ne
soit précisée où les preuves n’en soient
données. Les armes utilisées sont le
fusil LBD 40 (le Flash-Ball), qui tire
des grosses balles de caoutchouc avec
une vitesse et une force d’impact
considérables, et la grenade GLI-F4
(dite de « désencerclement ») qui
contient 25 grammes de TNT et projette
de petits éclats sur des dizaines de
mètres. Ces armes sont qualifiées
pudiquement d’« outils » nécessaires à
la sécurité des forces de l’ordre lors
des manifestations.
Le pouvoir et ses
porte- paroles médiatiques et
intellectuels se seront, depuis le début
de la crise et des manifestations,
indignés avec force de tout amalgame
entre violences policières et violence
des manifestants, déclarant que la
violence policière est quant à elle
légitime..Naufrage de la raison.
Car en fait, c’est
ceux qui s’indignent qui mettent ainsi
sur le même plan policier et
manifestants. Le monopole de la
violence par l’Etat puise sa
légitimité dans la protection des
citoyens. Les policiers, mais aussi les
forces armées, sont des métiers où on
prend des risques, y compris celui de sa
vie, justement pour protéger les
citoyens. Ici la logique est inversée et
l’usage des LBD et autres armes est donc
justifié pour éviter des risques aux
policiers…au risque pour les citoyens
d’être mutilés.
Mis au même niveau,
policiers et manifestants sont alors
considérés comme deux groupes qui
s’affrontent, avec des blessés de part
et d’autre, pantins gesticulant les uns
contre les autres dans un combat
absurde, dont la raison disparait, et où
la responsabilité du pouvoir est alors
absoute, dissoute derrière l’argument de
la violence. Et pourtant, chaque
policier, chaque soldat vous le dira :
dans tout combat auquel il participe,
dans le désordre et la fureur d’une
bataille, il ne voit rien, il n’a aucune
vue d’ensemble, seul voit clair le
donneur d’ordres, le commandement, et
ici la décision est politique.
Autres signes
inquiétants pour un Etat de droit, les
forces de l’ordre avancent masquées,
cagoulées, comme si elles faisaient un
mauvais coup, comme si elles craignaient
le peuple, et devaient cacher leur
visage, et cela au moment même où « la
loi anti-casseurs » en discussion à
l’Assemblée nationale française prévoit
des condamnations contre les
manifestants masqués.
On peut se demander
pourquoi en France, actuellement, malgré
les condamnations aussi bien de
l’opinion française que de l’opinion
internationale, le gouvernement tient
tant à utiliser des moyens aussi cruels
contre les manifestations des « Gilets
jaunes ». L’argument que ces armes sont
des « armes intermédiaires » devrait en
réalité être pris à la lettre. En effet,
ces armes permettent de faire peur, et
donc d’empêcher que les manifestations
prennent plus d’ampleur, tout en évitant
le prix politique de la mort de
manifestants. En cela elles sont
effectivement « intermédiaires ». Mais
c’est jouer avec le feu : une telle
stratégie apparait, peu à peu, d’autant
plus cruelle, d’autant plus cynique
qu’elle fait fi d’une valeur essentielle
: celle de l’intégrité humaine. Il n’est
pas bon de continuer à tirer sur la
foule comme au 19me siècle, même avec
des Flash-Ball.
Dans un tel
contexte, l’incident Benalla prend
inévitablement un sens nouveau autant
qu’inattendu. La grande violence dont a
fait preuve le 1er mai
dernier contre des manifestants cet
homme, si proche alors du Président
français, ne serait-elle pas révélatrice
des tendances profondes de celui-ci en
matière de gestion de l’ordre.
La violence est
aussi un argument pour demander aux
« Gilets jaunes » d’arrêter les
manifestations afin de participer au
« Grand débat national » lancé par le
Président Macron. La contradiction est
manifeste. Ce « Grand débat » est du aux
gilets jaunes. Pourquoi alors chercher à
étouffer leur mouvement ou le réprimer.
Au contraire, il y a toutes les raisons
de n’utiliser d’autres armes que le
dialogue avec eux. Comment leur
reprocher leur défiance envers ce débat
alors que le mouvement est en lui-même
la manifestation, et le résultat de la
défiance envers les pouvoirs qui se sont
succédés depuis des décennies en France
et envers le fonctionnement des
institutions. On peut noter d’ailleurs
que ce » Grand débat » est le
contraire de ce qu’est le mouvement des
« Gilets jaunes ». C’est un mouvement
social. Il veut rassembler la société
autour de trois au quatre revendications
économiques et politiques essentielles,
communes à la grande majorité des
français : pouvoir d’achat, augmentation
du SMIG, rétablissement de l’impôt sur
la fortune (ISF), justice fiscale,
Référendum d’initiative citoyenne (RIC),
tandis que ce « Grand débat national »
atomise, émiette les Français dans une
infinité de revendications
individuelles, catégorielles et locales
bien difficiles à traiter dans un tel
cadre.
Aux dernières
nouvelles, le Conseil d’Etat français,
saisi par la ligue des droits de l’homme
française et les avocats de blessés lors
des manifestations, a validé la
poursuite de l’utilisation des LBD-40 et
des grenades GLI-F4, causes de
nombreuses blessures et mutilations. Il
se serait probablement grandi en les
interdisant comme c’est le cas dans tous
les pays européens.
Ces « armes
intermédiaires » vont donc continuer à
maintenir l’ordre. Pour ceux qui
pourraient en douter, « la démocratie
crève les yeux en France ». C’est ce qui
était écrit sur une pancarte d’un
manifestant « Gilets jaunes » ce Samedi
2 février à Paris.
Paru dans « Le Quotidien d’Oran » du
Jeudi 7 Février 2019
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