Opinion
Démocratie en Tunisie :
Vote de cœur et non vote de peur
Chems Eddine Chitour
Le Pr
Chems Eddine Chitour
Jeudi 30 octobre 2014
"Il n'est pas
nécessaire d'espérer pour entreprendre
ni de réussir pour persévérer"
Guillaume d'Orange
La Tunisie a connu
ce dimanche 26 octobre ses premières
élections libres. Une grande victoire
pour le pays qui semble avoir choisi à
la tête de son futur gouvernement le
parti séculier Nidaa Tounès, arrivé en
tête du scrutin, selon des sondages
sortis des urnes. Que représente ce
parti et comment va-t-il gouverner le
pays? Le parti séculier Nidaa Tounès est
en tête (avec 36 à 37% des voix) devant
le parti islamiste Ennahda (26 à 24%).
Ces élections étant seulement les
secondes élections libres du pays. Pour
le politologue Jérôme Heurtaux,
chercheur à l'Institut de recherche sur
le Maghreb contemporain à Tunis.(1)
Qui est Nidaa Tounès?
Accusé par certains
de ses détracteurs d'être le parti
refuge d'anciens du parti de Ben Ali,
Nidaa Tounès est, en fait, un parti
composite qui a, certes, admis dans ses
rangs certains membres du RCD. On trouve
dans ce parti des membres de la gauche
tunisienne, dont certains étaient des
opposants au régime de Ben Ali. Les
têtes de liste de Nidaa Tounès ne sont
pas en majorité d'anciens benalistes»,
explique le chercheur. «Il y a même
d'anciens destouriens qui considèrent
que Nidaa Tounès ne les représentent
pas.» Quant à son leader Béji Caïd
Essebsi, certes, il avait eu des
responsabilités sous Ben Ali. C'est un
ancien proche de Bourguiba. Trop tôt
pour tirer des conclusions sur la
dynamique de vote pour Nidaa Tounès.
Mais on peut souligner quelques-unes de
ces caractéristiques. Pour Jérôme
Heurtaux ll y a eu une trajectoire
collective d'un vote dit moderniste
Ettakatol en 2011 vers un vote Nidaa
Tounès en 2014. C'est un vote de raison,
un vote utile dans une situation
d'éclatement de l'opposition. Autrement
dit, Nidaa Tounès semble être apparu à
beaucoup d'électeurs, soit comme celui
qui allait mettre fin aux divisions,
soit comme l'alternative la plus à même
de l'emporter face à Ennahda. Le vote
utile a d'ailleurs été un slogan de
campagne de Nidaa Tounès qui s'est
répandu dans la société. Et parler d'un
vote utile, d'un vote refuge, ce n'est
pas parler d'un vote de conviction»,
souligne Jérôme Heurtaux. «Tout laisse
penser que ce vote est plutôt un vote de
peur qu'un vote de coeur.» (1)
Les Occidentaux
voient dans la Tunisie le bel exemple de
ce que devrait être un pays musulman où
l'islam serait sans épaisseur, à la
limite tolérée pour faire bien et pour
être présentable. Ils continueront aussi
à dépecer la Tunisie comme le fait le
FMI, malgré toutes les sollicitudes du
monde occidental l'ardoise sera salée
pour les Tunisiens. Il y aura des
réveils douloureux.
La Tunisie connaît
justement des difficultés économiques,
sociales et budgétaires. Elle a
sollicité de l'aide du Parlement
européen: «L'Union lui versera 300
millions d'euros, sous la forme d'un
prêt et à des conditions qui font de
cette «aide» un véritable prêt toxique.
Qu'on en juge. Si la Tunisie veut
toucher l'intégralité de la somme, elle
devra entre autres, mettre fin aux
subventions aux produits de base pour
les plus démunis, privatiser ses banques
publiques, flexibiliser son Code du
travail... Le remboursement de cette
dette représente chaque année six fois
le budget de la santé et trois fois
celui de l'éducation; la Tunisie a déjà
remboursé à ses créanciers 2,5 milliards
d'euros de plus que le capital prêté; et
85% des emprunts contractés par la
Tunisie depuis la Révolution ont servi
au remboursement de la dette. (2)
La récupération de
la lutte des Tunisiens
Si on devait donner
la médaille à quelqu'un qui n'a qu'un
lointain rapport avec le combat des
Tunisiens mais qui fait de la
récupération, nous devons citer
l’écrivain Français en France Abdelwahab
Meddeb et à l’occasion Tunisien en
Tunisie . Alain Gresh décrit
l’ambivalence du discours que décrit
l'ouvrage pondu à l’occasion des
évènements qu’a connu la Tunisie en
2011. : «Ce qui est frappant dans
l'ouvrage, c'est sa «pudeur» concernant
ses positions sur le régime de Ben Ali.
Evoquant la manifestation de Paris, le
15 janvier, après la chute du dictateur,
il écrit: «Cela fait longtemps que je
n'ai pas participé à une manifestation.»
Et la question qui se pose est simple:
pourquoi n'a-t-il jamais participé à des
manifestations contre la dictature à
Paris durant ces dernières décennies?
Pourquoi n'a-t-il jamais élevé la voix
contre la torture de milliers de
prisonniers politiques? (...) »(3)
« Il n'est
toutefois pas resté totalement
silencieux. Dans son ouvrage
Contre-prêches (2006), il consacre
une chronique à la Tunisie: «Lorsqu'on
se promène à Tunis dans cette atmosphère
d'amitié entre les sexes, on se dit que
la solution est simple, que le remède à
la maladie [de l'islam] est à portée de
main, qu'il ne représente pas un secret
et une énigme exigeant de recourir au
devin ou au sorcier. On se dit aussi que
cette maladie n'est pas incurable. Mais
on se demande aussi pourquoi l'exemple
tunisien n'est pas davantage connu,
pourquoi il ne constitue pas une
référence (sic), pourquoi il ne s'érige
pas lui-même en modèle (re-sic). Il est
sûr que le déficit démocratique n'aide
pas à l'émergence d'un tel modèle. Mais
nous avons cependant à réfléchir sur le
passage, à doses homéopathiques, par
l'Etat autoritaire comme recours éclairé
pour les sociétés héritant de
consciences ´´obscures´´.»(3)
« Ce sont ces
consciences «obscures» écrit Alain Gresh
que le colonisateur voulait aussi
«éclairer», et l'on ne s'étonnera pas
que Meddeb fasse l'apologie de cette
période, comme le souligne Vincent
Geisser dans un texte du 4 février 2005
(«Islam light: un produit qui se vend
bien»), publié par Oumma.com: «Dans son
best-seller, La Maladie de l'islam,
Abdelwahab Meddeb se livre ainsi à un
véritable hymne à la Tunisie sous le
Protectorat français. «Il faut le
reconnaître, le modèle européen dans
lequel j'ai grandi, celui qui émane des
Lumières françaises et qui m'a formé, à
travers un enseignement franco-arabe,
n'est plus attractif. [...] J'ai assisté
dans mon enfance (dans les années 1950),
dans cette citadelle de l'islam qu'est
la médina de Tunis, au dévoilement des
femmes au nom de l'occidentalisation et
de la modernité; cela a concerné les
femmes, les filles et les soeurs des
docteurs de la Loi qui tenaient chaire
dans la millénaire Université
théologique de la Zitouna (une des trois
plus importantes de l'islam sunnite...)»
(A. Meddeb, La Maladie de l'islam, p.
43). (3)
«Abdelwahab Meddeb
poursuit Alain Gresh n'hésite pas à se
réclamer ouvertement du penseur
nationaliste Ernest Renan, lui
pardonnant au passage son racisme
antisémite»: «[...] Qu'est-ce qu'une
nation? Elle l'est sur le seul désir
d'être ensemble. C'est ce désir qui m'a
fait choisir la communauté française, où
mon nom étranger se décline dans
l'amputation sonore, où je continue
d'entretenir ma généalogie islamique et
de la croiser avec mon autre généalogie
européenne. Ainsi l'hérité et le choisi
se combinent à l'intérieur d'un seul et
même être...» (La Maladie de l'islam, p.
220-221). On ne peut donc s'étonner que
le discours de Meddeb non seulement
n'ait pas dérangé Ben Ali, mais que
celui-ci l'ait célébré, comme nous
l'apprend le site Oumma.com. Le 24
janvier 2011, ce site publiait «en
exclusivité, ce document de l'ambassade
de Tunisie à Paris, rendant compte d'une
réception officielle organisée en
l'honneur de l'écrivain franco-tunisien
Abdelwahab Meddeb, en mars 2004. A
l'époque, le discours d'hommage avait
été prononcé par Mezri Haddad, ancien
ambassadeur de Tunisie à l'Unesco, bien
connu de la presse française pour avoir
justifié la répression sanglante des
récentes protestations qui ont fait plus
de 70 morts et des milliers de blessés.
Ce document prouve qu'A. Meddeb ne s'est
pas contenté de rester silencieux mais a
clairement soutenu la dictature du
général Ben Ali.»(3)
On le voit
Abdelwahab Meddeb a des problèmes
identitaires. Il veut s’accrocher en
vain à une sphère civilisationnelle qui
n’est pas celle de son génie propre. Au
besoin il abdique toute référence à son
passé culturel et surtout cultuel
faisant de l’Islam un produit dérivé
soft sans épaisseur sans aspérité, bref
un Islam mondain bien vu sur les palteax
de télé et compatible aves l’esprit de
la république
Voilà donc des
Maghrébins dont nous avons l'équivalent
en Algérie et au Maroc, installés
confortablement et qui marchandent leur
visibilité en démonétisant l'islam Cela
n'est pas nouveau. Une intellectuelle
tunisienne de passage à Alger et dans
une communication a comparé la
Révolution tunisienne à la révolution
française comme si la révolution
française était un horizon indépassable.
Mimétisme quand tu nous tient ! Ben Ali
a été comparé au roi Louis XVI
s'enfuyant à Varenne. Le ridicule ne tue
plus et là encore, le logiciel de la
post-colonisation attend pour certains
le temps d'être déprogrammé.
Le rôle discret de
l'Algérie
Dans une
contribution lucide et objective Samy
Ghorbal nous explique en creux le rôle
positif et désintéressé de l'Algérie
dans l'aide au dialogue entre les
leaders tunisiens. Pour lui, les destins
de l'Algérie et de la Tunisie sont
globalement liés: «Une déstabilisation
de la Tunisie affectera nécessairement
la sécurité intérieure d'une Algérie,
aux prises, depuis de longues années,
avec la subversion terroriste islamiste.
(...) La solution de la crise tunisienne
passerat-elle par Alger? (...)En mars
2011, fraîchement nommé à la tête du
second gouvernement de transition, Béji
Caïd Essebsi part à Alger pour rassurer
Abdelaziz Bouteflika et Ahmed Ouyahia.
Les fils du dialogue sont renoués. (4)
Samy Ghorbal nous
parle de la maladresse de Moncef
Marzouki: «En choisissant de se rendre à
Tripoli pour sa première visite à
l'étranger, le 2 janvier 2012, Moncef
Marzouki a indisposé Alger. Il a aggravé
son cas en déclarant, alors qu'il se
trouvait à Tripoli, que les Algériens
auraient pu éviter le bain de sang des
années 1990 en respectant le résultat
des urnes et en laissant les islamistes
accéder au pouvoir.» (4)
«Les événements de
l'été 2013, sont pour Samy Ghorbal un
tournant: «Avec l'assassinat du député
Mohamed Brahmi et le massacre de huit
militaires tunisiens, dans le djebel
Chaâmbi, marquent un tournant dans la
relation entre les deux pays. Très vite,
l'Algérie prend la mesure de la crise et
son armée vole au secours du
gouvernement tunisien. 8000 hommes sont
déployés pour sécuriser le flanc arrière
de la frontière et prendre dans une
nasse le groupe djihadiste responsable
de la mort des soldats tunisiens.
L'impact est immédiat. En quelques
semaines, la situation sécuritaire, qui
paraissait compromise, est
rétablie.»(4)(5)
«Parallèlement,
nous dit Samy Ghorbal, les ingrédients
de la spectaculaire médiation du chef de
l'Etat algérien se mettent en place. Le
25 août, Ghannouchi accorde une
interview à la chaîne Nessma et rend un
hommage appuyé au grand voisin (...) Le
10 septembre, Abdelaziz Bouteflika
interrompt sa convalescence pour
recevoir séparément - et «à leur
demande» - les deux principaux
protagonistes de la crise tunisienne,
Ghannouchi et Caïd Essebsi. Moncef
Marzouki, le président tunisien, est
totalement court-circuité. (4)(5)
«Samy Ghorbal parle
enfin, d'un avantage décisif de
l'Algérie sur les grandes puissances qui
ne peuvent agir que par le soft power -
la diplomatie -. «Les Algériens, conclut
Samy Ghorbal, sont des diplomates
rugueux mais chevronnés. (...) L'image
ombrageuse dégagée par l'Algérie sur la
scène internationale, constitue un
aspect qui rebute fréquemment ses
partenaires européens et occidentaux.
Mais c'est peut-être justement ce trait
de caractère qui séduit aujourd'hui des
Tunisiens en mal de prestige, d'autorité
et de certitudes. (...) l'Algérie leur
apparaît comme un repère, un pôle de
puissance et de stabilité dans un
univers régional et arabe chaotique,
tourmenté, en proie à l'anarchie et la
violence». (5)
Le mérite des
Tunisiens
Le mérite des
Tunisiens, c'est d'être soudés quelles
que soient leurs tendances. On peut être
islamiste, RCDiste, voire merzoukiste
mais avant tout, on est et on reste
tunisien avec une forte assurance quant
à la singularité de la Tunisie. Les
Tunisiens ont capitalisé par procuration
les expériences d'autres pays arabes vus
comme des repoussoirs L’émergence de
Daesh a été un puissant stimulant par
défaut de Nidaa Tounès. De plus,
l'expérience algérienne et la
sollicitude directe et indirecte au nom
de l'Histoire notamment forgée par l’èpreuve
commune à Sakiet Sidi Youssef, de la
langue, voire de la religion, ont été
des voies suivies par les Tunisiens dans
la lutte contre le terrorisme. L'aile
occidentale de la Tunisie étant
sécurisée par l'Algérie. Il faut ajouter
aussi la présence pesante des
Occidentaux qui par leurs conseils que
la Tunisie ne peut pas refuser, a dû
certainement peser dans la balance du
choix, notamment les Américains et les
Français.
Il faut surtout
rendre hommage à Rached Ghannouchi qui a
sauvé la Tunisie du chaos contrairement
aux jusqu'aux-boutistes que nous avons
connus en Algérie. Il faut tout de même
signaler qu'il a vécu dans la patrie de
l'Habéas Corpus (Royaume-Uni)
pendant près d'une vingtaine d'années et
lui-même a déclaré qu'il préférait mieux
être dans un pays démocrate non musulman
que dans un pays musulman.
Cela ne veut pas
dire que l'islam est passé de mode en
Tunisie; Nous l'avons vu comment le vote
de la Constitution qui exclut la Chari'a
est plébiscité d'une façon hystérique
par les médias occidentaux, notamment
français. Il n'a pas été fait crédit aux
Tunisiens de toutes les avancées
arrachées pour la liberté, tout au long
des 145 articles de la Constitution. Ce
qui les intéresse est que la chari'a
soit bannie. Les Tunisiens ne sont pas
devenus des mécréants, leur islam
maghrébin comme le nôtre fait de
tolérance et d'empathie fait partie de
leurs gènes, notamment pour les plus
anciens. La religion peut être vécue
d'une façon apaisée sans en faire un
fonds de commerce. Ghannouchi a sauvé
l'avenir de la Tunisie et l'avenir de
l'islam en s'en tenant aux fondamentaux,
un islam apaisé dans une Tunisie
prospère fascinée par l'avenir.
Ce qui est frappant
c'est la proximité, voire la sollicitude
suspecte des médias et des dirigeants
occidentaux vantant le miracle tunisien;
en fait, pour eux, la défaite de
l'Islam. La Tunisie et les Tunisiens
sauront désormais ce que valent les
belles paroles et les grandes
déclarations.
Nous - en Algérie - qui vivons sur un
lit de braises mal éteintes savons ce
que c'est la recherche d'un projet de
société oecuménique du fait justement
des donneurs de leçons occidentaux.
Nous avons de
l'affection pour la Tunisie, sa
recherche désespérée d'un vivre-ensemble
où chaque Tunisienne et chaque Tunisien
pourront donner la pleine mesure de leur
talent à l'ombre des lois d'une
République qui ne renie rien de son
histoire, de sa culture celle d'un islam
apaisé millénaire qui ne fait pas dans
le m'as-tu-vu, qui n'est pas
instrumentable et surtout qui n'est pas
un chemin pour arriver au pouvoir
autrement que par le savoir et la
compétence. La Tunisie s'en sortira
grâce au génie de son peuple et sa
société civile qui veut changer les
choses pacifiquement. Assurément le vote
tunisien est un vote de cœur pour
l’amour de la Tunisie, ce n’est
certainement pas un vote dicté par la
peur des islamistes.
1.Céline Lussato: Nidaa Tounes en tête
ou la victoire du vote utile Nouvel Obs
27-10-2014
2.Prêt toxique à la
Tunisie: le bal des Tartuffes
Oulala.info Le 27 avril 2014
3. Alain Gresh
http://blog.mondediplo.
net/2011-07-27-La-maladie-d-Abdelwahab-Meddeb-et-la-revolution
4.Chems Eddine
Chitour: La Tunisie selon l'Occident
Mondialisation.ca, 21 janvier 2014
5. Samy Ghorbal: Une
ingérence plébiscitée? L'Algérie rêvée
des Tunisienshttp://www. leaders.com.tn/
4 janvier 2014
Article de
référence
http://www.lexpressiondz.com/chroniques/analyses_du_professeur_
chitour/204642-vote-de-coeur-et-non-vote-de-peur.html
Professeur Chems
Eddine Chitour
Ecole Polytechnique
enp-edu.dz
Publié avec
l'aimable autorisation de l'auteur
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