Opinion
Le délit de blasphème :
Dernier garde fou d'un vivre ensemble
Chems Eddine Chitour
Le Pr
Chems Eddine Chitour
Lundi 12 janvier 2015
«Je ne suis pas Charlie, je suis
Charlie Martel [en 732 à Poitiers,
Charles Martel, le chef des Francs,
avait "arrêté''
une armée
musulmane
à Poitiers ].»
Slogan prêté à
Jean-Marie Le Pen
Un drame
épouvantable: douze personnes
appartenant à la rédaction de Charlie
Hebdo furent massacrées par deux
personnes que l'on dit appartenir à Al
Qaîda. Nous sommes d'autant plus
scandalisés et tristes car nous avons
vécu cette situation de terreur à une
époque où le monde entier nous tournait
le dos. Il a fallu le 11 septembre pour
que l'on découvre le terrorisme et que
la voix de l'Algérie soit audible.
Au-delà du fait que rien ne justifie ces
meurtres, on est en droit de se demander
à quoi, à qui profite ces crimes et
quels sont les fondements. On invoque à
tout bout de champ la laïcité et la
liberté d'expression insinuant que
l'islam est rétif à cela. Qu'en est-il
exactement du blasphème?
Le délit de
blasphème
Le Larousse définit
le blasphème comme une «parole ou un
discours qui outrage la divinité, la
religion ou ce qui est considéré comme
respectable ou sacré». En France le
délit de blasphème n'existe plus depuis
la Révolution. Il a été supprimé par la
loi du 29 juillet 1881 relative à la
liberté de la presse. Du point de vue du
droit commun français, une caricature,
même irrespectueuse, ne peut donc être
un blasphème. S'ils ne pénalisent pas le
blasphème, les tribunaux français
sanctionnent toutefois «l'injure,
l'attaque personnelle et directe dirigée
contre un groupe de personnes en raison
de leur appartenance religieuse» ou
l'incitation à la haine raciale ou
religieuse.
À part la France,
dans d'autres pays d'Europe (Allemagne,
Irlande, Grèce, Italie, Pologne, Malte,
Espagne, Danemark) subsistent des lois
contre le blasphème. C'est la notion de
trouble à l'ordre public qui est
généralement retenue par le droit. A
titre d'exemple, au Danemark, l´article
140 du Code pénal danois stipule: celui
qui publiquement raille ou fait outrage
aux doctrines de foi ou aux cultes d´une
communauté religieuse légalement établie
dans ce pays, est passible de prise de
corps. Le Danemark punit ainsi toute
moquerie publique d´une religion. On
peut se poser la question pourquoi le
journal par qui le scandale arrive n´a
pas été condamné pour les Caricatures du
prophète. Y a-t-il deux poids, deux
mesures?
En Espagne,
l'article 525 du Code pénal, interdit
«les attaques portées au dogme
religieux, croyances ou cérémonies». En
juin 2013, la Russie a adopté une loi
prévoyant des peines pouvant atteindre
500.000 roubles d'amende et trois années
de prison pour des «actes publics»
réalisés dans le but «d'offenser les
sentiments religieux des croyants». En
Suisse, l'art. 261 du Code pénal
dispose:«Atteinte à la liberté de
croyance et des cultes celui qui,
publiquement et de façon vile, aura
offensé ou bafoué les convictions
d'autrui en matière de croyance, en
particulier de croyance en Dieu, (...)
aura profané un lieu ou un objet destiné
à un culte ou à un acte cultuel garantis
par la Constitution, sera puni d'une
peine pécuniaire de 180 jours-amende au
plus.»
Dans le Code
criminel du Canada, la «diffamation
blasphématoire» est une infraction
passible d'un maximum de deux ans de
prison. Le Premier Amendement de la
Constitution américaine stipule: «Le
Congrès ne fera aucune loi pour conférer
un statut institutionnel à une religion,
(aucune loi) qui interdise le libre
exercice d'une religion, (aucune loi)
qui restreigne la liberté d'expression,
ni la liberté de la presse (...).»
Pourquoi alors au
nom du vivre-ensemble ne peut-on pas
ériger des limites consenties et
garantes d'un ciment des différentes
composantes de la société autour d'un
vivre- ensemble?
La tolérance et la
liberté d'expression dans les religions
Pour les religions
monothéistes, la condamnation du
blasphème est un thème central depuis
l'un des premiers livres recueillis dans
la Bible, le Lévitique: «Si un homme
insulte son Dieu, il doit porter le
poids de son péché; ainsi celui qui
blasphème le Nom du Seigneur sera mis à
mort.» La naissance de l'Église
orthodoxe, et son besoin de maintenir
l'orthodoxie, développa largement la
censure qui fut appliquée pour éradiquer
les menaces hérétiques au dogme
chrétien. Les autorités de l'Église
catholique romaine nommaient des
censores librorum chargés de
s'assurer que rien de contraire à la foi
ne puisse être publié.
L'Islam enseigne la
tolérance et la paix et respecte la
liberté de religion, car le Coran
affirme que: «Il ne doit pas y avoir la
contrainte dans la religion.» (S.2:257)
et «L'homme est libre d'accepter ou
rejeter.» (S.18:30). On trouve dans le
Coran des préconisations de sagesse pour
ne pas opposer la violence au blasphème.
Le Coran préconise uniquement une
réaction pacifique «Et quand tu verras
ceux qui plaisantent avec nos signes,
alors détourne-toi d'eux jusqu'à ce
qu'ils changent de conversation. Et si
Satan te fait oublier ce précepte, alors
après t'en être souvenu, ne reste pas
assis en compagnie des injustes». (S. 6:
69).
Mahrukh Arif va
plus loin, il dénie aux terroristes le
droit de parler au nom de l'islam.
Pourquoi devrions-nous laisser ces
terroristes instrumentaliser et
s'emparer de notre religion pour
commettre des actes au nom de l'islam,
au nom d'Allah et du Prophète Muhammad (Qsssl)?
Dans le Coran, le Dieu «Gracieux et
Miséricordieux» affirme au sujet du
Prophète Muhammad (Qsssl): comment
peut-on alors prétendre avoir vengé le
Prophète en tuant 12 personnes de
sang-froid? Comment peut-on prétendre
avoir agi par amour pour le Prophète en
faisant l'exact contraire de ce qu'il a
prescrit? «Le vrai musulman est celui
dont les fidèles n'ont à redouter ni sa
main, ni sa langue», est-il rapporté par
une tradition (...) Si aujourd'hui les
musulmans choisissent de condamner ces
attaques contre Charlie Hebdo, c'est au
nom de cette compassion dont le Prophète
Muhammad (Qsssl) était l'incarnation.
Cela ne veut pas dire qu'ils approuvent
les Caricatures du Prophète. (...)Ne
laissons pas ces extrémistes
s'approprier notre religion qui enjoint
à la paix».(2)
Il est donc évident
qu'un Islam bien compris n'a rien à voir
avec le comportement de ces jeunes
épaves à la lisière de deux mondes,
d'autant plus sensibles aux discours
radicaux qu'ils ont raté le «temporel»,
se rattrapant ainsi en investissant dans
l'au-delà.
Les «entorses»
spéciales à la liberté d'expression
La liberté
d'expression une et indivisible
s'accommode mal d'exception. Mathieu
Vasseur nous parle des dégâts
occasionnés à la liberté d'expression
par la loi Gayssot: «Depuis la loi
Gayssot, la France a sombré dans un
abîme de liberté d'expression à
géométrie variable. Il est temps d'en
sortir! Au commencement était Gayssot.
Non, attendez: au commencement était
l'«Holocauste». Par le choix, popularisé
dans les années 1970, d'un terme issu de
l'Ancien Testament pour désigner
l'extermination des juifs pendant la
Seconde Guerre mondiale, ce génocide
était investi d'une signification
religieuse. Fait historique, oui, mais
aussi Sacré de substitution dans un
Occident déchristianisé. Toute
l'ambiguïté réside dans cette double
dimension. La loi Gayssot, en 1990,
interdit la négation de l'Holocauste.
Consciente que cette innovation
juridique entre en conflit avec la
Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen, qui consacre la liberté
d'expression, et avec la devise même de
la République, la classe politique
décide de ne pas transmettre cette loi
au Conseil constitutionnel, de crainte
qu'il ne soit contraint de la censurer.»
(3)
«Cependant, le
crime de déni de réalité historique
n'est pas la seule nouveauté de la loi
Gayssot. (..). Ces provocations que l'on
tolère avec indulgence de la part des
artistes et des Femen, pourquoi les
interdire aux jeunes des banlieues?
Parce que l'Holocauste est «plus sacré»
que le christianisme? Parce que la
«quenelle» est «pire» que pisser sur
l'autel d'une église? Pire que des
caricatures de Mahomet? Qui en décide,
au nom de quoi? S'enclenche la spirale
infernale de la révolte d'un côté,
nourrie par le sentiment d'injustice, et
d'une répression toujours plus folle de
l'autre. Deux lycéens se font exclure de
leur lycée, un animateur social «des
quartiers» perd son emploi, tout cela
pour avoir fait la fameuse «quenelle».
(...) Otage de cette course à l'abîme,
la communauté juive de France, devenue,
complice ou à son corps défendant, le
symbole de cette oppression d'État. En
la désignant comme caste sacrée, la loi
Gayssot en a fait une cible.»(3)
Dans le même ordre
des «exceptions» le Concordat appliqué à
l'Alsace-Lorraine fait que la la laïcité
ne s'y applique pas. Profitant de
l'existence du délit de «blasphème» dans
le droit local alsacien - alors qu'il
n'existe plus dans le droit commun
français -, la Ligue de défense
judiciaire des musulmans (Ldjm), assigne
Charlie Hebdo pour ce motif devant le
tribunal correctionnel de Strasbourg. La
première audience s'ouvre ce lundi 17
février 2014. Les poursuites visent la
une de l'hebdomadaire satirique du 10
juillet dernier, qui, après une tuerie
en Egypte, titrait:
«Le Coran c'est de
la merde, ça n'arrête pas les balles.»
De plus, l'article 166 du Code pénal
local - hérité de la législation
allemande - relatif au blasphème énonce:
«Celui qui aura causé un scandale en
blasphémant publiquement contre Dieu par
des propos outrageants, ou aura
publiquement outragé un des cultes
chrétiens ou une communauté religieuse
établie sur le territoire de la
Confédération (...) sera puni d'un
emprisonnement de trois ans au plus.»
(4)
«La France frappée
au coeur de sa nature laïque et de sa
liberté»
Pour le sociologue
Edgar Morin des jours difficiles
attendent les Français, notamment
musulmans. Commentant les tueries de
Charlie Hebdo: «Notre émotion ne doit
pas paralyser notre raison, comme notre
raison ne doit pas atténuer notre
émotion. Il y eut problème au moment de
la publication des caricatures. Faut-il
laisser la liberté offenser la foi des
croyants en l'Islam en dégradant l'image
de son Prophète ou bien la liberté
d'expression prime-t-elle sur toute
autre considération? Je manifestai alors
mon sentiment d'une contradiction non
surmontable, d'autant plus que je suis
de ceux qui s'opposent à la profanation
des lieux et d'objets sacrés. Cela dit,
mon horreur et mon écoeurement ne
peuvent m'empêcher de contextualiser
l'immonde attentat. Il signifie
l'irruption, au coeur de la France, de
la guerre du Moyen-Orient, guerre civile
et guerre internationale où la France
est intervenue à la suite des
Etats-Unis. La montée du Daech est
certes une conséquence des
radicalisations et pourrissements de
guerre en Irak et en Syrie, mais les
interventions militaires américaines en
Irak et en Afghanistan ont contribué à
la décomposition de nations composites
ethniquement et religieusement comme la
Syrie et l'Irak.» (5)
« Les Etats-Unis
poursuit Egard Morin ont été apprentis
sorciers et la coalition hétéroclite et
sans véritable force qu'ils conduisent
est elle-même vouée à l'échec. (...) Par
ailleurs, il y a une coïncidence, du
reste fortuite, entre l'islamisme
intégriste meurtrier qui vient de se
manifester et les oeuvres islamophobes
de Zemmour et Houellebecq, elles-mêmes
devenues symptômes d'une virulence
aggravée non seulement en France, mais
aussi en Allemagne, en Suède, de
l'islamophobie ».(5)
Le bal des
hypocrites et la diabolisation des
musulmans
Avec rage et
perspicacité Caleb Irri fait la part des
choses et replace l'hypocrisie des
médias dans son contexte: «Ah ils sont
beaux tous ces pleurnichards qui
défendent à grands cris «la liberté
d'expression»! Tous réunis pour défendre
la République, «une et indivisible»
qu'ils disent! Alors que cela fait plus
de 10 ans que tous les politiques de
tous bords s'acharnent à stigmatiser les
musulmans par les amalgames les plus
grossiers! Alors que cela fait je ne
sais combien de lois votées qui peu à
peu restreignent la liberté de la presse
ou d'expression, je ne sais combien de
fois qu'ils tentent de diviser les
Français entre eux... et ils viennent
nous parler d'Union Sacrée, des sanglots
dans la voix? » (6)
« A la télé on ne
voit que Zemmour, Le Pen et maintenant
Houellebecq, à la radio on ne parle que
du problème musulman, de l'immigration
ou du terrorisme, ils jouent là-dessus
depuis si longtemps... et on vient
s'étonner de l'horreur commise
aujourd'hui? Il fallait bien que ça
arrive malheureusement. Le monstre créé
par nos gouvernants avec l'appui de nos
médias est une auto-réalisation de la
peur qu'ils ont insufflée, de la haine
qu'ils ont disséminée.» (6)
Et ils viennent
nous parler poursuit Caleb Irri de
Charlie Hebdo. Plus personne ne lit
Charlie Hebdo, tous les politiques le
méprisaient, il était à la limite de la
faillite. Que les choses soient claires,
cela n'enlève rien à l'humanité des
pauvres victimes de ce drame atroce, Pas
d'amalgames disent-ils, mais qui va
remplir ses adhésions sinon le FN, qui
va vendre des livres sinon Zemmour et
compagnie? Ils ont créé la peur et la
haine, et ils voudraient nous faire
croire qu'ils défendent l'amour et la
paix? ça me dégoûte. Et tous les
citoyens vont comme un seul homme sortir
dire «non au terrorisme», ce qui pour
eux signifie «non aux musulmans», alors
qu'ils ne sont pas foutus de sortir dans
la rue pour défendre leurs libertés
quand les lois qui les leur suppriment
sont votées en leur nom! Et pour finir:
ces pauvres malheureux n'ont pas été
tués «pour la liberté d'expression»
comme on le voit partout mais pour
provoquer la haine entre les
communautés, voire les nations. Pour
faire naître la peur chez des hommes et
des femmes affaiblis par une propagande
anti-islam bien utile et engendrer le
chaos à l'intérieur des Etats déjà
malmenés par la crise. Ce sont les
musulmans, les vrais, qui ont le plus à
craindre dans tout ça, car à voir
comment les choses se passent
aujourd'hui, il est fort possible que
cela retombera in fine sur eux (...)»(6)
En définitive, nous
sommes pour la liberté d’expression et
les « domaines d’expression » sont
vastes et inépuisables . Cependant, nous
pensons que toute liberté doit se donner
ses propres limites librement consenties
par le corps social. Le délit du
blasphème sous une forme ou une autre
devrait selon nous être re-questionné à
la lumière des dérives graves d’une
expression débridée qui s’apparente à
la liberté du renard dans le poulailler
qui contribue à la sédimentation lente
et sûr d’un sentiment de malaise et on a
beau avoir une ouverture d’esprit, le
matraquage systématique et récurrent des
attributs d’une religion devient à la
longue destructeur du ciment social dont
la République est garante . On ne peut
pas traiter n´importe comment avec
désinvolture sous couvert de l’humour et
de l’effronterie gauloise voire
de mépris et plus grave encore d’une
façon délibérée pour faire mal et in
fine créer le chaos pour diaboliser une
communauté ce qui constitue le fondement
de la foi de millions de croyants.
Les hommes
politiques occidentaux pour des raisons
électoralistes mais aussi et souvent par
conviction profonde (le syndrome de la
bataille de Poitiers étant toujours
présent dans les imaginaires), n´ont pas
de considération pour le monde musulman.
Les idéologues bien connus, les Zemmour
Finkielkraut, Houellebecq ont tous les
médias à leur disposition pour déverser
leur haine contrairement à des
personnalités courageuses et honnêtes
comme Esther Benbessa, Edgard Morin,
Rony Braumann, nous amèneront le choc
des civilisations que Samuel Huntington
avait appelé de ses voeux.
Pourtant, la
laïcité à la française bien comprise,
c’est-à-dire équidistante des religions
prône en théorie, un modèle de société
de loin préférable aux modèles
communautaristes. Seule une prise de
conscience globale sans arrière-pensée
permettra à tous les Français qu’ils
aient des espérances religieuses ou pas
, de barrer la route à ces semeurs de
haine. On l'aura compris, cela passe par
la nécessité du respect mutuel et une
vigilance de tous les instants pour que
la République à fore volonté
intégratrice soit comme le dit si bien
Renan un plébiscite de tous les jours.
1 Chems Chitour
http://www.legrandsoir.info/la-defaite-de-la-pensee-peut-on-ecrire-sous-contrainte.html
2.
http://rue89.nouvelobs.com/2015/01/08/francaise-musulmane-refuse-nom-dallah-soit-associe-a-cette-haine-256965
3. Matthieu
Vasseur.
http://www.contrepoints.org/2014/01/14/153157-les-dangereuses-metastases-de-la-loi-gayssot
4.CamilleBordenet
http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/02/17/charlie-hebdo-peut-on-invoquer-le-delit-de-blaspheme-en-france_4368062_3224.html
5.http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/08/la-france-frappee-au-c-ur-de-sa-nature-
laique-et-de-saliberte_4551971_3232.html
6.Caleb Irri
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/
putains-d-hypocrites-161643 8 01 15
Article de
référence :
http://www.lexpressiondz.com/chroniques/analyses_du_professeur_
chitour/208709-charlie-hebdo.html
Professeur Chems
Eddine Chitour
Ecole Polytechnique
enp-edu.dz
Publié avec l'aimable autorisation de
l'auteur
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