Monde
La “crise des migrants” et le poids des
structures
Bruno Guigue
Mercredi 26 septembre 2018
Ce qu’il est convenu d’appeler « la
crise des migrants » est un phénomène à
multiples facettes, mais il est rarement
étudié en profondeur. Le commentaire
dominant décrit les flux de population
et les dilemmes qu’ils entraînent, mais
on se garde bien d’indiquer la puissance
des mécanismes qui les produisent. On
préfère commenter la conjoncture plutôt
qu’analyser les structures. Comme s’il
fallait enfouir sa tête dans le sable,
le rapport de causalité entre pauvreté
et migration est le parent pauvre d’une
couverture de la crise qui privilégie
les querelles franco-françaises entre «
mondialistes » et « populistes ». Si
l’on prend la peine de s’y attarder,
pourtant, on voit que cette crise
résulte d’un état du monde dont les pays
riches sont bénéficiaires, qu’elle est
l’effet visible de l’échange inégal et
qu’on n’y comprend rien si l’on ignore
le poids des structures.
Pour commencer
l’analyse, on peut partir d’un paradoxe
: curieusement, ceux qui s’indignent de
« l’invasion migratoire » sur le sol
français ne voient aucun inconvénient à
ce que la France soit présente
militairement dans onze pays africains
et que ses entreprises y fassent la
pluie et le beau temps. Cette attitude a
quelque chose de fascinant, parce
qu’elle traduit une vision du monde où
certains jouissent de privilèges dont on
se demande s’ils sont déterminés par la
race, le climat ou la latitude. Les
relations entre la France et ses
anciennes colonies africaines, en effet,
n’ont rien d’une collaboration idyllique
entre des nations souveraines, et
l’histoire coloniale a tissé un réseau
multiforme de dépendances dont les
Africains se seraient volontiers passés
si on leur avait demandé leur avis avant
de les coloniser.
Parce qu’elles
relèvent des structures, ces dépendances
multiples, contrairement à une certaine
doxa néocoloniale, s’exercent toujours
au présent. Leur principal effet est de
vider de sa substance l’indépendance
nationale chèrement acquise lors des
combats de la décolonisation. Un pays
dont le PIB est inférieur au chiffre
d’affaires d’une entreprise française,
par exemple, jouit d’une souveraineté
nominale, et non d’une souveraineté
réelle. Et lorsqu’il faut négocier un
contrat d’exploitation minière,
l’ancienne métropole exerce une
influence exorbitante sur les décisions
politiques locales. La France défend ses
intérêts, dira-t-on, et c’est bien
naturel. Mais la question se pose de
savoir si l’influence française est
respectueuse des intérêts de ses
partenaires. Edouard Philippe en sait
quelque chose. Le contrat entre le
consortium nucléaire Areva et le
gouvernement du Niger a été signé alors
qu’il était responsable des relations
publiques du groupe. Jugé
scandaleusement léonin - au profit d’Areva
-, cet accord fut dénoncé par de
nombreuses organisations nigériennes et
il contribua à l’effervescence qui
conduisit à une nouvelle révolte touareg
en 2012 dans toute la région sahélienne.
Cette révolte
provoqua la décomposition du pouvoir
malien jusqu’à un coup d’Etat militaire
qui fut le prélude à l’intervention
militaire de la France dans le cadre de
l’opération Serval, en janvier 2013.
Depuis cette date, la présence militaire
française au Sahel a généré deux effets
pervers : le discrédit de gouvernements
locaux incapables d’assurer la sécurité
des populations et la croissance
exponentielle des attentats terroristes
dans toute la région. En théorie, la
présence militaire française était
censée juguler la terreur. Dans les
faits, elle a progressé au même rythme,
l’une justifiant l’autre. C’est pourquoi
de nombreux Africains se demandent, à
juste titre, si l’intervention de la
France n’est pas le problème au lieu
d’être la solution, et si la terreur
n’est pas un alibi justifiant une
présence armée qui coïncide étrangement
avec de solides intérêts miniers.
Bref, les discours
officiels ont beau répéter qu’on n’est
plus au temps des colonies, il y a
davantage de militaires français en
Afrique en 2018 qu’au lendemain des
indépendances en 1960. Ce retour à une
situation quasi-coloniale passe comme
une lettre à la poste dans l’Hexagone.
Sa coïncidence avec la crise des
migrants a pourtant de quoi laisser
perplexe, d’autant qu’elle s’accompagne
d’une singulière corrélation que
personne n’a relevée : les pays
d’Afrique aujourd’hui les plus pauvres
sont ceux où l’armée française est la
plus présente. Actuellement, la France
mène des opérations militaires dans
quatre pays africains : le Mali, le
Niger, le Tchad et la République
centrafricaine. Or trois de ces pays ont
l’indice de développement humain (IDH)
le plus faible du continent. Il s’élève
à 0,352 pour la Centrafrique, 0,353 pour
le Niger et 0,396 pour le Tchad. Quant
au Mali, avec 0,442, son IDH est
supérieur à celui des pays précités,
mais il est largement inférieur à celui
de la plupart des pays africains.
On rappellera que
l’indice du développement humain est un
indice synthétique combinant le
PIB/habitant, le taux de scolarisation
et l’espérance de vie. Inventé pour
l’ONU par l’économiste indien Amartya
Sen, il permet de mesurer le niveau de
développement global d’un pays. A titre
d’exemple, l’IDH le plus élevé du
continent africain est celui de
l’Algérie (0,745), pays qui a conquis sa
souveraineté de haute lutte en
affrontant l’armée française durant la
guerre de libération (1954-1962). A
l’opposé, le pays ayant l’IDH le plus
faible (0,352) est la République
centrafricaine, où l’armée française est
omniprésente. Même si la corrélation est
frappante, la présence des troupes
françaises n’explique pas la pauvreté.
Mais les pays africains de l’aire
francophone qui ne parviennent pas à
décoller, manifestement, sont le terrain
de jeu d’une puissance néo-coloniale qui
les maintient dans la dépendance et
corrompt leurs dirigeants pour en
exploiter les ressources minières. La
présence militaire française est à la
fois le symbole de cette dépendance et
l’instrument de sa perpétuation.
Les adversaires de
l’accueil des migrants en France - et en
Europe - soulignent que ces demandeurs
d’asile n’ont rien de réfugiés
politiques et qu’ils fuient la misère.
Ce n’est pas faux, mais il faut ajouter
que la politique des pays européens –
dont la France – n’est pas étrangère à
cette misère. On sait depuis les travaux
du regretté Samir Amin combien les
mécanismes de l’échange inégal forgés
sous la colonisation ont été cyniquement
perpétués au lendemain des
indépendances. Qu’il s’agisse de
l’extraversion de l’économie des pays du
sud - vouée à la mono-exportation de
matières premières ou de denrées
agricoles - ou de la soumission des
Etats au joug impitoyable de la dette
publique - dénoncée avec justesse par
Thomas Sankara - , ces mécanismes
mortifères n’ont pas disparu. Au
contraire, ils se sont amplifiés et
raffinés avec le temps. Pour le monde
développé - et pour la France qui a
préservé en Afrique son « pré carré » -,
la Côte d’Ivoire est un réservoir de
cacao et le Niger un réservoir
d’uranium. Le prix de ces marchandises
est fixé par les rapports de force
internationaux - les fameuses lois du
marché -, et non par la philanthropie
des puissances occidentales, encore
moins par les autorités des deux Etats
concernés.
Prétendre que les
troupes françaises stationnent dans les
pays du Sahel pour des motifs
chevaleresques – « sauver la démocratie
» ou « endiguer l’obscurantisme » - est
parfaitement risible. Les dirigeants
français se soucient fort peu du sort
des milliers d’enfants africains
contraints de travailler dans les
plantations de cacao pour des planteurs
pris à la gorge par des négociants qui
imposent, à leur tour, les tarifs exigés
par les trois multinationales qui se
partagent le marché mondial du chocolat.
Ils ne s’inquiètent pas davantage des
équilibres fragiles de la société
sahélienne où l’exploitation éhontée des
gisements d’uranium sur des territoires
utilisés par les Touaregs a jeté les
ferments de la guerre civile, sans
parler des effets catastrophiques de la
destruction délibérée de l’État libyen.
Les structures de l’échange inégal
pèsent sur les populations africaines
comme une damnation et les poussent à
l’exil pour échapper à la misère. Et
c’est en refusant de voir cette réalité
aveuglante, en ignorant ce poids des
structures héritées de l’ère coloniale,
qu’on s’interdit de comprendre les
ressorts économiques de la question
migratoire.
Le drame, c’est que
ces ressorts économiques, hélas, ne sont
pas les seuls. Non seulement les pays du
sud subissent les termes de l’échange
inégal, mais ils font les frais de
l’ingérence étrangère. Le cas le plus
flagrant est la Syrie, où une guerre par
procuration est orchestrée par les
puissances occidentales alliées aux
pétromonarchies du Golfe. Avant la
guerre, la Syrie était un pays
autosuffisant sur le plan alimentaire et
en voie d’industrialisation, avec une
population éduquée et bénéficiant d’un
système de santé moderne. La « stratégie
du chaos » y a importé des hordes de
mercenaires dont le gouvernement syrien,
au bout de huit ans de guerre
(2011-2018), parvient à peine à se
débarrasser. Destinée à abattre un Etat
qui refusait d’obéir, l’intervention
impérialiste a condamné à l’exil cinq
millions de personnes. En France, ceux
qui s’affligent de cet exode massif
portent eux-mêmes la responsabilité de
l’ingérence qui en est la cause. Avec
des variantes, bien entendu : à droite,
on s’indigne de l’invasion migratoire ;
à gauche, on fait vibrer la corde
humanitaire.
Mais la Syrie n’est
pas un cas isolé. Les pays où menace la
famine sont ceux d’où proviennent la
plupart des réfugiés. Or la faim n’est
pas une fatalité qui pèserait sur des
contrées abandonnées des dieux. Dressée
par l’ONU, la liste des pays où la
situation alimentaire est la plus
critique parle d’elle-même : le Yémen,
le Nigéria, le Sud-Soudan. Dans ces
pays, c’est l’intervention étrangère qui
a provoqué le chaos. La guerre civile et
le terrorisme y ont ruiné les structures
étatiques, banalisant une violence
endémique et provoquant l’exode des
populations. Au Yémen, l’agression
saoudienne sponsorisée par l’Occident a
fait 10 000 morts depuis mars 2015. Elle
a déclenché une monstrueuse épidémie de
choléra et elle menace de famine 8
millions de personnes. Ce désastre
humanitaire sans précédent n’a rien
d’une catastrophe naturelle : comme le
drame syrien, c’est une co-production
des puissances occidentales et des
pétromonarchies du Golfe.
Au Nigéria, la
situation chaotique dans laquelle est
plongé le nord-est du pays gangrène
toute la région. Des millions de
personnes, fuyant les violences du
groupe Boko Haram, s’entassent dans des
camps de réfugiés. Alimenté par la
propagande saoudienne, le terrorisme
défie cet Etat, le plus peuplé du
continent, qui comptera 440 millions
d’habitants en 2050. Depuis la
calamiteuse destruction de la Libye par
l’OTAN, l’Afrique sub-saharienne -
incluant le Mali, le Niger, le Tchad et
la République centrafricaine - est le
terrain de chasse préféré des
djihadistes. Au Sud-Soudan, la
proclamation de l’indépendance, en 2011,
a débouché sur une guerre civile où deux
camps rivaux se disputent le contrôle
des richesses énergétiques. Cet Etat
sécessionniste enclavé, coupé du nord
auquel l’opposa une interminable guerre
civile, est le fruit de la stratégie
américaine dans la région. Cette
création artificielle visait à
contrecarrer l’influence du Soudan,
inscrit par Washington sur la liste des
« Etats voyous ». Aujourd’hui, le
Sud-Soudan est un champ de ruines : des
dizaines de milliers de morts, trois
millions de réfugiés, cinq millions de
personnes qui souffrent de malnutrition.
Pour compléter ce
sinistre tableau, il faudrait ajouter,
bien entendu, le résultat catastrophique
des invasions de la Somalie (1992), de
l’Afghanistan (2001) et de l’Irak (2003)
par les troupes de l’oncle Sam, avec
leur moisson de massacres et de
destructions à grande échelle au nom de
la « démocratie » et des « droits
l’homme ». Il faudrait aussi dresser le
bilan des embargos meurtriers décrétés
par un Occident vassalisé par Washington
contre des pays qui refusent de lui
obéir, de Cuba à l’Irak, de la Syrie à
l’Iran et au Vénézuéla. L’embargo, c’est
l’arme des riches contre les pauvres,
l’instrument cynique des pays développés
qui interdisent aux autres de se
développer à leur tour en les coupant
des circuits commerciaux et financiers
internationaux. Avec la destruction par
voie militaire et la déstabilisation par
la terreur importée, l’étranglement
économique par l’embargo est la
troisième arme figurant dans la panoplie
de l’ingérence occidentale. Les milliers
de Vénézuéliens qui fuient aujourd’hui
leur pays agressé par les puissances
occidentales avec la complicité de la
bourgeoisie locale sont les dernières en
date des victimes de cette guerre
économique menée par les dirigeants des
pays riches contre les populations des
pays pauvres.
Il suffit de
regarder une carte pour voir que l’exode
des miséreux de la planète est le fruit
amer des politiques occidentales. La «
crise des migrants » dont se repaissent
les médias est une coproduction à
laquelle participent trois séries
d’acteurs : les prédateurs néo-coloniaux
des pays d’accueil, les élites
corrompues des pays d’origine et les
mafias esclavagistes des pays de
transit. Aucune explication mono-causale
ne pourra exonérer les uns ou les autres
de leur responsabilité. Mais tant que
sévira l’échange inégal, le poids des
structures contribuera à creuser l’écart
entre les riches et les pauvres. On
préfère généralement ignorer la partie
immergée de l’iceberg, mais il serait
temps de s’y intéresser. Les migrants
sont les laissés-pour-compte d’un monde
inégal, et la seule solution au problème
est de faire en sorte qu’il le soit de
moins en moins. La crise migratoire est
un signal d’alarme. Elle rappelle
l’urgence du développement pour des pays
qui sont à la traîne parce qu’ils sont
mal gouvernés, parce que les pays riches
en pillent les ressources et parce
qu’ils n’exercent qu’une souveraineté
factice. La Chine, l’Inde, de nombreux
pays d’Asie s’en sortent, au contraire,
parce qu’ils ont rompu les chaînes de la
dépendance.
En Europe, ni le
rejet des migrants dont une certaine
droite a fait son fonds de commerce, ni
leur accueil à bras ouverts revendiqué
par la gauche humanitaire ne constituent
une solution au problème. L’idéologie
identitaire et l’idéologie humanitaire
sont les deux faces du dieu Janus, et
elles expriment un aveuglement
gémellaire. Elles se confortent
mutuellement, nourrissant une surenchère
stérile qui conduit tout le monde dans
l’impasse. L’affrontement médiatique
entre « mondialistes » et « populistes »
est un théâtre d’ombres destiné à
masquer les véritables enjeux de la
crise et à occulter le poids des
structures. Les identitaires ignorent
les causes de l’inégalité du monde,
tandis que les humanitaires ne voient
pas qu’ils se contentent d’en gérer les
effets. Or une addition de vues
partielles permet rarement d’y voir
clair, et il est vraiment urgent de
dépasser cette fausse alternative.
Contre ce double
aveuglement, il faut rappeler la formule
de Spinoza : « Ni rire, ni pleurer, mais
comprendre ». Pas plus que l’égoïsme, la
compassion ne suffit à faire comprendre
ce qui se déroule sous nos yeux.
Stimulée par l’aiguillon de la misère,
l’immigration de masse n’est dans
l’intérêt de personne. Ce n’est ni une
chance ni une calamité, mais un problème
dont le Nord et le Sud sont
co-responsables, et qu’il faut affronter
en cessant d’en ignorer les causes. La
question du sauvetage des naufragés ne
devrait même pas se poser, tant la
réponse est évidente. Mais l’éthique de
la responsabilité doit relayer l’éthique
de la conviction. La meilleure chose
qu’on puisse souhaiter à ceux qui
traversent la Méditerranée en cédant au
mirage occidental est de contribuer au
développement de leur pays. On sait très
bien quels intérêts sert le discours
sans-frontiériste : ceux qui exigent
l’accueil massif des migrants entendent
bénéficier grassement de cet échange
inégal avec les pays du sud. Le patronat
allemand, pour ne citer que lui, se
réjouit de l’arrivée d’une main d’œuvre
malléable qui constitue, selon la
formule de Marx, « l’armée de réserve du
capital ».
Non que la société
idéale soit une société close et que la
fermeture des frontières soit une
solution au problème. Mais la
souveraineté ne se monnaye pas.
L’aspiration d’un Etat à conserver le
contrôle de ses frontières est
parfaitement légitime, et c’est
d’ailleurs ce que font tous les Etats,
sauf ceux de l’Union européenne qui ont
accepté dans le cadre de « l’espace
Schengen » de repousser ce contrôle aux
frontières extérieures de l’Union -
contradiction aujourd’hui devenue
explosive, et dont il n’est pas sûr que
l’UE sorte indemne. On ne peut s’en
tirer à bon compte en stigmatisant ceux
qui, en Italie ou en Hongrie, ont décidé
de restreindre l’accès au territoire
national. Comme disait Aristote, « on ne
va tout de même pas délibérer pour
administrer les affaires des Scythes »,
ce peuple lointain à qui les Grecs
auraient trouvé ridicule de vouloir
imposer quoi que ce soit. Lorsqu’on est
pour la souveraineté, il faut l’être
jusqu’au bout, et admettre qu’un Etat
décide de ses affaires à sa façon, même
si ce n’est pas la nôtre. Que chacun
assume ses responsabilités, et les
vaches seront bien gardées. Ce n’est pas
l’Italie qui a décidé de détruire la
Libye, ni de soutenir les terroristes en
Syrie. La crise des migrants est le
miroir des turpitudes occidentales, mais
il faut reconnaître que Paris, Londres
et Washington se taillent la part du
lion. « Nos guerres, leurs morts »,
dit-on, et ce n’est pas faux. « Nos
guerres, leurs réfugiés », faudrait-il
ajouter. Ou mieux encore : « Nos
guerres, nos réfugiés », car c’est chez
nous qu’ils viennent dans le vain espoir
d’un avenir meilleur.
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