Amérique latine
Leçons vénézuéliennes
Bruno Guigue
Mardi 25 juillet 2017
La déstabilisation à grande échelle
subie par le Vénézuela - dernier épisode
d’une guerre larvée contre cet empêcheur
de tourner en rond dans “l’arrière cour”
impérialiste - vient administrer
quelques leçons que les partisans d’un
changement radical - c’est-à-dire tout
autre que cosmétique - gagneraient à
méditer. La première leçon, c’est qu’on
ne peut construire une alternative
politique sans prendre le risque d’un
affrontement décisif avec les détenteurs
du capital, qu’ils soient à l’intérieur
ou à l’extérieur des frontières. Par
alternative politique, on entendra
exactement l’opposé de ce que l’on nomme
“alternance”, c’est-à-dire la simple
permutation des équipes au pouvoir.
C’est un processus beaucoup plus
profond, qui ne se contente pas de
quelques modifications de surface, mais
qui met explicitement en jeu les
structures déterminant la répartition
des richesses.
Cette alternative
politique s’identifie donc avec la
reprise expresse, par le peuple, des
attributs de la souveraineté. Elle
suppose la rupture des liens qui
rattachent le pays au capital étranger
dominant et au capital local
“compradore” qui en dépend. Mais c’est
une tâche colossale. A peine entreprise,
la pesanteur objective des structures
s’y conjugue avec la guerre acharnée que
mènent les nantis pour conserver leurs
privilèges de classe. La presse
internationale décrit le Vénézuela comme
un pays en faillite, mais elle oublie de
préciser que cette faillite est celle
d’un pays capitaliste latino-américain.
Ce pays a accompli des progrès
significatifs jusqu’en 2014, mais
l’absence de transformation structurelle
l’a laissé dans l’ornière de la
dépendance économique. Ruiné par la
chute des cours du pétrole, il n’a pas
su - ou pu - bâtir un modèle alternatif.
Si les nervis de la
droite vénézuélienne se déchaînent dans
les rues de Caracas sous les vivats de
la presse bourgeoise et des
chancelleries occidentales, c’est parce
que Maduro n’est ni Castro ni Tsipras.
S’il était Castro, c’est-à-dire si le
Vénézuéla avait pleinement restauré sa
souveraineté et s’était engagé dans un
processus de développement autonome non
capitaliste, il n’y aurait pas de nervis
à Caracas. Mais c’est de la politique
fiction : Maduro n’est pas Castro, et le
Vénézuela n’est pas Cuba. Inversement,
Maduro n’est pas non plus de la graine
d’un Tsipras. Il n’entend pas rendre les
armes et céder à l’opposition malgré la
crise économique gravissime que connaît
le pays. Résolu - ou résigné - à occuper
cet entre-deux, Maduro ne peut ni renier
un chavisme dont il est l’héritier ni
pousser les feux d’une “révolution
bolivarienne” que la paralysie
économique du pays et la victoire
électorale de l’opposition ont suspendue
de facto.
La crise qui sévit
depuis 2014 a tendance à le faire
oublier, mais le chavisme fut porté par
un puissant mouvement social qui est
loin d’avoir disparu - comme en témoigne
la grande manifestation chaviste du 19
avril 2017 -. Depuis la première
élection de Chavez en 1998, il a
combattu les préjugés de race et de
classe. Il a fait reculer de manière
spectaculaire la pauvreté et
l’analphabétisme. Nationalisant le
pétrole, il a restitué à la nation la
maîtrise de ses ressources naturelles.
Bouleversant la politique étrangère du
pays, il a rompu avec Israël, inventé
l’alliance bolivarienne et défié l’Oncle
Sam au coeur de son “arrière-cour”
sud-américaine. Approuvé par le peuple
vénézuélien, le chavisme a bousculé le
désordre établi de manière séculaire en
Amérique latine au profit des firmes
multinationales nord-américaines et de
la bourgeoisie raciste qui leur sert de
VRP.
Bien sûr, la
“révolution bolivarienne” n’a pas
supprimé du jour au lendemain tous les
maux de la société vénézuélienne, et
elle traîna avec elle son lot d’erreurs
et d’imperfections. Elle a utilisé la
manne pétrolière pour sortir de la
misère les couches sociales les plus
déshéritées, mais elle a renoncé à
transformer les structures sociales
profondes du pays. Au Vénézuela,
l’économie est toujours entre les mains
d’une bourgeoisie réactionnaire qui en
organise le sabotage pour exaspérer la
crise et chasser Maduro du pouvoir. Ce
n’est pas le gouvernement qui crée une
inflation à trois chiffres, et
l’immobilisme auquel le condamne une
majorité parlementaire hostile devrait
au moins tempérer les jugements hâtifs
portés sur les responsabilités de
l’exécutif.
Depuis l’élection
de cette majorité réactionnaire, en
décembre 2015, la droite vénézuélienne
ouvertement appuyée par Washington et
relayée par des médias locaux affidés
rêve d’abattre Maduro et de liquider le
chavisme. La “révolution bolivarienne”
eut beau n’avoir de révolution que le
nom, elle ne pouvait que déchaîner la
haine revancharde des nantis et susciter
l’hostilité mortifère des USA.
Lorsqu’elle s’indigne des victimes -
présumées - de la répression policière
plutôt que des sanglantes opérations de
l’ultra-droite, la gauche bien-pensante
oublie qu’une protestation de rue n’est
pas toujours progressiste, qu’une
revendication démocratique peut servir
de paravent à la réaction, et qu’une
grève peut contribuer à la
déstabilisation d’un gouvernement de
gauche, comme le mouvement des
camionneurs chiliens en fit la
démonstration en 1973.
La leçon a été
oubliée par les progressistes boboïsés
des pays riches, mais les vrais
progressistes latino-américains le
savent : si l’on veut changer le cours
des choses, il faut agir sur les
structures. La nationalisation des
secteurs-clé, la protection contre la
mondialisation libérale, la restauration
de l’indépendance nationale, la
consolidation d’une alliance
internationale des Etats souverains, la
mobilisation populaire pour une
meilleure répartition des richesses,
l’alphabétisation, l’éducation et la
santé pour tous sont les différentes
facettes d’un même projet progressiste.
Contrairement à ce que prétend une
idéologie qui recycle les vieilles lunes
social-démocrates, ce n’est pas sa
radicalité qui condamne un tel projet à
la défaite, mais la peur de l’assumer.
Dès qu’il s’attaque
aux intérêts géopolitiques et
géo-économiques des puissances
dominantes, le projet progressiste
franchit la ligne rouge. Ce cap une fois
passé, toute imprudence peut devenir
fatale. L’impérialisme et ses exécutants
locaux ne font pas de cadeaux. Pourquoi
faudrait-il leur en faire ? Franco n’a
laissé aucune chance à la République
espagnole, ni la CIA à Mossadegh, ni
Suharto à Soekarno, ni Mobutu à Lumumba.
Allende commit l’erreur tragique de
nommer Pinochet au ministère de la
Défense. Il ne suffit pas d’être du côté
du peuple, il faut se donner les moyens
de ne pas le perdre en laissant ses
ennemis prendre le dessus. Comme disait
Pascal, il ne suffit pas que la justice
soit juste, il faut aussi qu’elle soit
forte.
Comme d’habitude,
la majeure partie de la “gauche”
occidentale ne comprend rien et elle
hurle avec les loups. Comme si sa seule
source d’information était “Le Monde”,
elle exige de Maduro qu’il renonce au
pouvoir pour mettre fin à la crise. Face
à la rébellion de quelques milliers de
fils de famille et d’une masse de lumpen-prolétaires
manipulés, le président élu du Vénézuela
devrait aller à Canossa. Capitulant
devant la rue, il devrait renoncer à la
convocation d’une Assemblée constituante
(le 30 juillet) dont le mérite est
pourtant, comme son nom l’indique, de
remettre le pouvoir entre les mains du
peuple. Faute d’avoir pu lui infliger le
sort d’Allende, cette gauche “humaniste”
se réjouirait, sans doute, de le voir
finir comme Tsipras. Ce n’est pas gagné
d’avance, et le peuple vénézuélien
tranchera.
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