Opinion
Les djihadistes, faux mystiques
et vrais truands
Bruno Guigue
Mercredi 20 avril 2016
Tout se passe comme si l’on avait
découvert la pierre philosophale. Les
terroristes djihadistes ? Des illuminés
d’un autre âge, des fous mystiques, des
maniaques du sacrifice. Enfin démasqué,
le terrorisme présente alors un visage
aussi familier que répugnant. Il est
affublé d’une identité qui efface
jusqu’au souvenir de ses avatars
historiques, décidément inconsistants.
On a beau rappeler que le terrorisme
n’est qu’un moyen et qu’il a existé en
d'autres temps sous d’autres latitudes.
Peu importe. Ces autres terrorismes, de
l’Irgoun à l’ETA, s’évanouissent dans la
nuit des temps.
Car la terreur
porte désormais un nom unique, elle est
le signe d’une culpabilité sans faille
qui l’expose aux foudres de la
civilisation. Sa causalité est univoque,
lestée du poids d’une seule
détermination. Laquelle ? On le devine.
La terreur répond à un appel de
l'invisible, elle puise sa source,
dit-on, dans le message coranique
lui-même, elle réitère la violence
islamique. C’est ainsi : la doxa exige
qu’on désigne dans l’islam le coupable
essentiel. En d’autres temps, on eût
soigneusement dissocié une respectable
confession millénaire d'une pratique
meurtrière qui ne lui doit rien.
Aujourd’hui, cette distinction de bon
sens vaut à ses auteurs une accusation
d'indulgence.
Car il faut
absolument que le terrorisme apparaisse
comme l’expression d’une violence
intrinsèque de la religion musulmane,
qu'elle en porte le poids. Cette foi
délétère n’est-elle pas responsable du
délire suicidaire des fous d’Allah ? Il
faut que cette violence demeure
insensée, fulminant soudainement, sans
raison explicable ni complicité
inavouable. On abreuve alors l’opinion
occidentale de cette représentation
anxiogène, on l’ensorcelle avec ce
parfum d’apocalypse. L’important est
qu’elle y croie, qu’elle voie surgir
cette puissance dévastatrice d’un
ailleurs absolu, d’un abîme de
sauvagerie dont l’Occident, bien sûr,
est innocent.
Le terrorisme
serait donc un obscur mélange de folie
et de fanatisme. La fréquentation de
l’absolu se métamorphoserait en désir de
purification. Le dogme religieux
fournirait à cette rage destructrice le
motif de sa radicalité, il lui
procurerait l’ingrédient sulfureux de sa
violence. Ces illuminés brûleraient
d’accomplir les promesses de
l’eschatologie religieuse, ils se
feraient les exécutants d’un plan divin
ordonnant le sacrifice des purs et la
destruction des impurs. Comme le
montrent les attentats-suicide commis
par les desperados du djihad, cette
interprétation n’est pas complètement
fausse. Mais elle est insuffisante, et
surtout elle risque de nous cacher
l’essentiel.
Car en interprétant
le phénomène djihadiste uniquement dans
ces termes, on commet trois erreurs.
D'abord, on prend pour argent comptant
ce que le djihadisme dit de lui-même, on
se rend captif du discours qu'il tient.
Ce n'est pas le meilleur moyen de
comprendre ce qu'il est vraiment. On
s'interdit en effet d'en saisir les
autres motifs, qui sont nettement plus
mondains et beaucoup mois mystiques.
Ensuite, on généralise abusivement à
partir d'un mode opératoire minoritaire,
celui des suicidaires à ceinture
d'explosifs, en croyant y détenir
l'essence du phénomène.
Enfin, et c'est le
plus grave : en imputant le djihadisme à
l’islam, on lui attribue une causalité
aussi commode qu’elle est absurde. Cette
assimilation insulte évidemment le bon
sens, mais elle présente l'avantage
idéologique de dédouaner l'Occident de
toute responsabilité au détriment des
musulmans. Peu importe, alors, si ces
bouc-émissaires désignés par
l'hypocrisie occidentale sont aussi les
premières victimes d'un terrorisme
clairement condamné par la religion
musulmane.
Réduit à
l'expression d’un délire millénariste,
le phénomène djihadiste perd alors toute
consistance politique. L’interprétation
dominante le dilue dans le religieux,
mais cet arbre du religieux cache la
forêt du politique. Et puis, à quoi bon
chercher les raisons de cette folie
meurtrière, dès lors, puisqu’elle est
sans raison ? Si les terroristes sont
vraiment des fous illuminés, on
accordera qu’il n’y a rien à comprendre
à leurs actes. Rejeté vers
l’irrationnel, le phénomène en devient
illisible.
Cette grille
d’analyse projette donc une fausse lueur
sur ce qu’elle prétend expliquer. Elle
masque le refus d’une intelligence du
terrorisme fondée sur l’analyse de ses
véritables motifs. Elle facilite la
conservation du secret de polichinelle
auquel fait écran le bavardage
médiatique : comme les autres, le
terrorisme djihadiste est la
continuation de la politique par
d’autres moyens. Dès sa naissance sous
les auspices de la CIA, le « djihad
global » est l’instrument de puissances
étrangères, les USA et leurs affidés,
dont les motivations parfaitement
triviales se résument à l’appétit de
pouvoir et à l’appât du gain.
S’il y a des
djihadistes, ce n’est pas seulement
parce que des individus déclassés en mal
d’action ont subi un bourrage de crâne.
Ce n’est pas parce que la
radicalisation, chez eux, a pris les
couleurs de l’islam politique faute de
mieux sur le marché mondial des
radicalités. C’est surtout parce qu’il y
a de puissantes organisations
internationales pour les recruter, les
encadrer et les armer jusqu’aux dents.
Or ces organisations ont des bailleurs
de fonds, des alliés et des complices
sans lesquels elles n’auraient jamais
obtenu des millions de dollars, des
passeports, des uniformes, des 4X4, des
lance-missiles et du captagon à volonté.
Depuis trente ans,
Al-Qaida et ses avatars successifs,
Daech compris, ne sont pas le fruit
d’une génération spontanée, ni
l’expression d’un élan mystique, ni la
nouvelle version du romantisme
révolutionnaire. Ce sont des artefacts
politiques dont l’existence est due aux
grandes manœuvres dont le Moyen-Orient,
ce trou noir de la géopolitique
mondiale, est à la fois le théâtre et la
victime. Ils sont les rejetons
monstrueux des accouplements entre les
apprenti-sorciers de Washington, les
monarques dégénérés du Golfe et les
néo-Ottomans rêvant de restaurer leur
antique grandeur.
Les attentats
terroristes ne sont pas l’initiative
isolée d’un individu marginalisé ou en
désarroi psychologique. Ce sont des
crimes politiques répondant à la
définition précise du terrorisme : «
l’exercice d’une violence aveugle contre
des civils en vue d’obtenir un résultat
politique ». Ce terrorisme est perpétré
par une soldatesque protéiforme recrutée
aux quatre coins du monde qui fait le
sale boulot exigé par ses employeurs.
Obscurs tâcherons d’une équipée
sanglante qui leur donne l'illusion de
ramener le monde extérieur au niveau de
leur propre nullité, ces truands sans
honneur sont la racaille d’en-bas,
délibérément mise au service de cette
racaille d’en haut qui parade à Riyad et
à Doha.
Composée pour
l'essentiel de mercenaires au petit
pied, cette pègre qui vendrait sa mère
pour un bon salaire a autant de rapport
avec l’islam qu’une bande de rats d’égoût
avec la théologie de Saint-Augustin.
S’acharnant sur le moindre vestige d’une
culture qui la dépasse, cette lie de
l’humanité accomplit les basses besognes
pour lesquelles on la rémunère,
s’octroyant au passage, par le viol et
le pillage, un petit supplément en guise
de prime de risque. Ni mystiques, ni
schizophrènes, c’est leur façon de faire
de la politique : comme de petits
truands à la solde de leurs chefs
mafieux.
Bruno Guigue (20
avril 2016).
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