Analyse
Un peuple désarmé sera toujours vaincu
Bruno Guigue
Photo :
Reuters
Dimanche 17 novembre 2019
La République espagnole croyait à la
démocratie parlementaire, et Franco a
instauré sa dictature. Salvador Allende
croyait à la démocratie parlementaire,
et on a eu Pinochet. Evo Morales croyait
à la démocratie parlementaire, et un
coup d’État l’a chassé du pouvoir.
Illustrations parmi tant d’autres d’une
loi de l’histoire : face à des loups, ne
jamais faire l’agneau. Comme les
expériences précédentes, celle de
Morales n’était pas sans défauts, mais
elle était prometteuse. Aucun
gouvernement latino-américain, dans la
période récente, n’avait obtenu de tels
résultats : forte croissance,
redistribution des richesses, recul
spectaculaire de la pauvreté. La Bolivie
est le pays d’Amérique latine qui a la
plus faible proportion d’illettrés après
Cuba et le Vénézuéla. Or ces avancées
sociales, fondées sur la nationalisation
des compagnies gazières, sont
précisément ce qui a scellé le sort d’Evo
Morales. Un président indigène qui
travaille pour les humbles, voilà le
scandale auquel il fallait mettre un
terme. Assoiffée de vengeance, la
bourgeoisie bolivienne a réussi à
interrompre une expérience progressiste
soutenue par les couches populaires.
Ce triomphe provisoire de la réaction
suscite évidemment des questions
redoutables. Comment le gouvernement
légal de ce pays a-t-il pu subir, en
toute impunité, l’incendie des maisons
de ses propres ministres ? Comment le
président élu de cet Etat souverain
a-t-il dû quitter le pays, visiblement
sous la menace ? Malheureusement, la
réponse saute aux yeux : cette
humiliation du pouvoir légitime par les
bandes factieuses n’a été possible que
parce qu’il était désarmé. Les chefs de
la police et de l’armée boliviennes,
dûment formés à « l’Ecole des Amériques
», ont trahi le président socialiste.
Ils ont cautionné le coup d’État
perpétré par la sénatrice d’un petit
parti d’extrême droite qui s’est
auto-proclamée présidente, brandissant
une Bible de dix kilos, devant une
assemblée sans quorum ! Le président
légitime Evo Morales a préféré l’exil à
l’effusion de sang, et ce choix est
respectable. Mais il ne dispense pas
d’une réflexion sur les conditions de
l’exercice du pouvoir lorsqu’on entend
changer la société.
Le contraste avec
le Vénézuéla est frappant. Tenté à
Caracas, le même scénario a échoué
lamentablement. Malgré la crise
économique qui frappe le pays, l’armée
vénézuélienne a résisté aux menaces et
aux tentatives de corruption inouïes en
provenance de Washington. Cette fidélité
de l’appareil militaire à la République
bolivarienne est le mur qu’elle dresse
contre les menées impérialistes. Mais
elle n’est pas le fruit du hasard :
militaire chevronné, Chavez a tout fait
pour rallier l’armée, et Maduro a retenu
la leçon. Le patriotisme
anti-impérialiste est le ciment
idéologique de la révolution
bolivarienne. Appuyée par une milice
populaire d’un million de membres, cette
force armée éduquée aux valeurs
progressistes protège la République.
C’est pourquoi la bourgeoisie inféodée à
Washington a tenté d’assassiner Maduro,
après avoir voulu le renverser au terme
d’une tentative de putsch
grand-guignolesque.
Pour parvenir à ses
fins en politique, disait Machiavel, il
faut être à la fois « lion et renard »,
faire usage de la force et de la ruse en
fonction des circonstances. Mais pour
faire usage de la force, encore faut-il
en avoir. Aussi positive soit-elle pour
la majorité de la population, une
politique progressiste suscite toujours
la haine recuite des possédants. Cette
haine de classe, véritable passion
triste des privilégiés cramponnés à leur
prébendes, ne tarira jamais. Il faut le
savoir, et se donner les moyens de
l’empêcher de nuire. Dans les conditions
effectives du combat politique, ce qui
détermine l’issue finale n’est pas la
pureté des intentions, mais le rapport
de forces. Face à la coalition de la
bourgeoisie locale et de l’impérialisme,
les progressistes n’ont pas le choix des
armes : il faut qu’ils les prennent,
l’idéal étant évidemment de ne pas avoir
à s’en servir, en comptant sur la faible
propension de l’adversaire au suicide
héroïque. Pour exercer cet effet
dissuasif, il faut avoir des milliers de
volontaires lourdement armés et prêts à
défendre la révolution au péril de leur
vie.
C’est sans doute un
effet collatéral de la passion de la
gauche contemporaine pour les élections,
mais il semble qu’on ait un peu oublié
la formule de Mao : « le pouvoir est au
bout du fusil ». La naïveté devant la
cruauté du monde mène rarement au
succès, et le désarmement unilatéral est
une forme d’immolation volontaire. On a
sa conscience pour soi puisqu’on rejette
la violence, mais cette noble attitude a
pour inconvénient de réduire
considérablement son espérance de vie.
Si l’on veut inscrire son action dans
les faits, et rester en vie pour y
parvenir, il vaut mieux renoncer à la «
vision morale du monde », comme disait
Hegel, et regarder la réalité en face.
Le pacifisme dissuade rarement la bête
féroce, et il n’y a pas de bête plus
féroce que cette bête humaine qu’est la
classe dominante ébranlée dans son
assise matérielle, minée par la trouille
et prête à tout ensevelir pour échapper
au tribunal de l’histoire.
Sans armes, le
peuple sera toujours vaincu, et ce n’est
pas un hasard si les seules expériences
révolutionnaires ayant abouti à une
transformation effective de la société
ont doublé l’outil politique d’un outil
militaire. On peut toujours discuter de
la nature et des limites de cette
transformation. Mais si la Révolution
française a mobilisé les soldats de l’An
II, Si Toussaint Louverture, qui a
conduit la première insurrection
victorieuse d’esclaves noirs aux
colonies, était d’abord un général de la
Révolution, si la Révolution russe a
créé l’Armée rouge, qui a vaincu les
Blancs soutenus par quatorze nations
impérialistes, puis les hordes
hitlériennes à l’issue d’un combat
titanesque, si la Révolution chinoise
doit son succès en 1949 aux victoires
militaires de Zhu De autant qu’aux idées
de Mao, si la République socialiste du
Vietnam a fini par vaincre l’appareil
militaire des Etats-Unis, si le
socialisme cubain doit sa survie à la
victoire inaugurale contre
l’impérialisme remportée en 1961 à la
Baie des Cochons, c’est qu’il y a une
constante vérifiée par l’expérience
historique : des armes, oui, ou la
défaite.
Si seulement l’on
pouvait s’en passer, bien sûr, on le
ferait. Mais le camp adverse laisse-t-il
le choix ? Ceux qui à Washington
sabotent l’économie de pays en
développement qui cherchent à
s’émanciper de la tutelle occidentale,
leur infligent des embargos meurtriers,
financent des bandes factieuses,
manipulent des opposants fantoches,
importent le chaos et la terreur, ces
bêtes féroces laissent-elles le choix à
leurs victimes ? Si Cuba socialiste ne
s’était pas murée dans la défense
intransigeante des acquis de la
révolution, si Castro n’avait pas tué
dans l’œuf toute velléité d’opposition
manipulée par la CIA, le peuple cubain
aurait-il aujourd’hui le meilleur
système de santé et le meilleur système
éducatif d’Amérique latine ? En réalité,
la voie électorale choisie par les
partis progressistes est honorable, mais
elle se heurte aux contradictions de la
démocratie formelle. Il est naïf de
croire que l’on va transformer la
société en obtenant une majorité
parlementaire. Car dans les conditions
objectives qui sont celles d’une société
capitaliste, la partie n’est pas loyale.
On sait bien que la
bourgeoisie contrôle l’économie et a la
main sur les médias, mais on pense qu’on
va convaincre le peuple de se rallier au
socialisme. On mise alors sur le
dévouement des militants pour
contre-balancer l’influence des riches
qui possèdent les moyens d’information
et corrompent des pans entiers de la
société pour asseoir leur domination.
Mais peut-on citer un seul endroit où ce
scénario idyllique s’est jamais réalisé
? Cette démarche relève d’une croyance
naïve à l’objectivité du jeu
démocratique. Cette fable est à la
politique ce que le roman à l’eau de
rose est à la littérature. Pour ébranler
le pouvoir de la classe dominante, il
faut d’abord accepter d’être
minoritaire, puis élargir sa base
sociale en nouant des alliances, enfin
frapper le fer tant qu’il est chaud. La
compétition électorale est l’un des
instruments de la conquête du pouvoir,
mais il n’est pas le seul. Et l’armement
des classes populaires, pour un
mouvement progressiste, n’est pas une
option parmi d’autres, c’est une
condition de survie.
La constitution de
cette force armée populaire ne servirait
à rien, toutefois, si l’on ne
s’attaquait pas d’emblée aux sources de
l’aliénation : les médias de masse.
Apparemment, la plupart des médias
boliviens appartiennent encore à la
bourgeoisie-colon. Autant jouer aux
cartes en acceptant de confier tous les
atouts à la partie adverse ! Or poser la
question de la propriété des moyens
d’information, c’est aussi poser la
question de la propriété des moyens de
production, les médias n’étant que les
moyens de production de l’information.
Pour inverser le rapport de forces, et
assurer le succès de la transformation
sociale, on ne peut donc éviter
d’arracher les moyens de production, y
compris les moyens de production de
l’information, des mains de la classe
dominante. Faute d’atteindre ce point de
bascule, l’échec est assuré. « L’État,
disait Gramsci, c’est l’hégémonie
cuirassée de coercition », c’est-à-dire
l’idéologie dominante appuyée sur la
force militaire, et réciproquement.
C’est tout aussi vrai d’un Etat
populaire, dont la conquête par les
forces progressistes vise à transformer
la société au profit des humbles.
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