Monde
Seule la souveraineté est progressiste
Bruno Guigue
Mardi 17 octobre 2017
Lors du 25ème sommet des pays membres de
l’Organisation de l’unité africaine, le
26 juillet 1987, le président du Conseil
national révolutionnaire de Burkina Faso
dénonçait en ces termes le nouvel
asservissement de l’Afrique : “Les
origines de la dette remontent aux
origines du colonialisme. Ceux qui nous
ont prêté de l'argent, ce sont ceux-là
qui nous ont colonisés, ce sont les
mêmes qui géraient nos Etats et nos
économies, ce sont les colonisateurs qui
endettaient l'Afrique auprès des
bailleurs de fonds.” La dette du
tiers-monde est le symbole du
néo-colonialisme. Elle perpétue le déni
de souveraineté, pliant les jeunes
nations africaines aux desiderata des
ex-puissances coloniales.
Mais la dette est
aussi l’odieuse martingale dont se
repaissent les marchés financiers.
Prélèvement parasitaire sur des
économies fragiles, elle enrichit les
riches des pays développés au détriment
des pauvres des pays en voie de
développement. “La dette (...) dominée
par l'impérialisme est une reconquête
savamment organisée pour que l'Afrique,
sa croissance, son développement obéisse
à des normes qui nous sont totalement
étrangères, faisant en sorte que chacun
de nous devienne l'esclave financier,
c’est-à-dire l'esclave tout court de
ceux qui ont eu l'opportunité, la ruse,
la fourberie de placer les fonds chez
nous avec l'obligation de rembourser.”
Décidément, c’en
était trop. Le 15 octobre 1987, Thomas
Sankara est tombé sous les balles des
conjurés au grand bénéfice de la “Françafrique”
et de ses juteuses affaires. Mais le
courageux capitaine de cette révolution
étouffée avait dit l’essentiel : un pays
ne se développe que s’il est souverain
et cette souveraineté est incompatible
avec la soumission au capital
mondialisé. Voisine du Burkina Faso, la
Côte d’Ivoire en sait quelque chose :
colonie spécialisée dans la monoculture
d’exportation du cacao depuis les années
20, elle a été ruinée par la chute des
cours et entraînée dans la spirale
infernale de la dette.
Le marché du
chocolat pèse 100 milliards de dollars
et il est contrôlé par trois
multinationales (une suisse, une
étatsunienne et une indonésienne). Avec
la libéralisation du marché exigée par
les institutions financières
internationales, ces multinationales
dictent leurs conditions à l’ensemble de
la filière. En 1999, le FMI et la Banque
mondiale exigent la suppression du prix
garanti au producteur. Le prix payé aux
petits planteurs étant divisé par deux,
ils emploient pour survivre des
centaines de milliers
d’enfants-esclaves. Appauvri par la
chute des cours liée à la surproduction,
le pays est également contraint de
diminuer les taxes sur les entreprises.
Privé de ressources, esclave de la dette
et jouet des marchés, le pays est à
genoux.
La Côte d’Ivoire
est un cas d’école. Un petit pays à
l’économie extravertie (le cacao
représente 20% du PIB et 50% des
recettes d’exportation) a été
littéralement torpillé par des étrangers
qui ne visent qu’à maximiser leurs
profits avec la complicité des
institutions financières et la
collaboration de dirigeants corrompus.
Thomas Sankara l’avait compris : s’il
est asservi aux marchés, l’indépendance
d’un pays en développement est une pure
fiction. Faute de rompre les amarres
avec la mondialisation capitaliste, il
se condamne à la dépendance et à la
pauvreté. Dans un livre prophétique paru
en 1985, Samir Amin nommait ce processus
de rupture “la déconnexion du système
mondial”.
Lorsqu’on analyse
l’histoire du développement, un fait
saute aux yeux : les pays les mieux
lotis sont ceux qui ont pleinement
conquis leur souveraineté nationale. La
République populaire de Chine et les
nouveaux pays développés d’Asie
orientale, par exemple, ont mené des
politiques économiques volontaristes et
promu une industrialisation accélérée.
Ces politiques reposaient - et reposent
encore largement - sur deux piliers : la
direction unifiée des efforts publics et
privés sous la houlette d’un Etat fort
et l’adoption à peu près systématique
d’un protectionnisme sélectif.
Un tel constat
devrait suffire à balayer les illusions
nourries par l’idéologie libérale. Loin
de reposer sur le libre jeu des forces
du marché, le développement de nombreux
pays résulta au XXème siècle d’une
combinaison des initiatives dont l’Etat
fixait souverainement les règles. Nulle
part, on ne vit sortir le développement
du chapeau de magicien des économistes
libéraux. Partout, il fut l’effet d’une
politique nationale et souveraine.
Protectionnisme, nationalisations,
relance par la demande, éducation pour
tous : la liste est longue des hérésies
grâce auxquelles ces pays ont conjuré -
à des degrés divers et au prix de
contradictions multiples - les affres du
sous-développement.
N’en déplaise aux
économistes de salon, l’histoire
enseigne le contraire de ce que prétend
la théorie : pour sortir de la pauvreté,
mieux vaut la poigne d’un Etat souverain
que la main invisible du marché. C’est
ainsi que l’entendent les Vénézuéliens
qui tentent depuis 1998 de restituer au
peuple le bénéfice de la manne
pétrolière privatisé par l’oligarchie
réactionnaire. C’est ce qu’entendaient
faire Mohamed Mossadegh en Iran (1953),
Patrice Lumumba au Congo (1961) et
Salvador Allende au Chili (1973) avant
que la CIA ne les fasse disparaître de
la scène. C’est ce que Thomas Sankara
réclamait pour une Afrique tombée dans
l’esclavage de la dette au lendemain
même de la décolonisation.
On objectera que ce
diagnostic est inexact, puisque la Chine
a précisément connu un développement
fulgurant à la suite des réformes
libérales de Deng. C’est vrai. Une
injection massive de capitalisme
marchand sur sa façade côtière lui a
procuré des taux de croissance
faramineux. Mais ce constat ne doit pas
faire oublier qu’en 1949 la Chine était
un pays misérable, dévasté par la
guerre. Pour sortir du
sous-développement, elle a consenti des
efforts colossaux. Les mentalités
archaïques ont été ébranlées, les femmes
émancipées, la population éduquée. Au
prix de multiples contradictions,
l’équipement du pays, la constitution
d’une industrie lourde et le statut de
puissance nucléaire ont été acquis sous
le maoïsme.
Sous l’étendard
d’un communisme repeint aux couleurs de
la Chine éternelle, ce dernier créa les
conditions matérielles du développement
futur. Si l’on construit annuellement en
Chine l’équivalent des gratte-ciel de
Chicago, ce n’est pas parce que la Chine
est devenue capitaliste après avoir
connu le communisme, mais parce qu’elle
en réalise une sorte de synthèse
dialectique. Le communisme a unifié la
Chine, il lui a restitué sa souveraineté
et l’a débarrassée des couches sociales
parasitaires qui entravaient son
développement. De nombreux pays du
tiers-monde ont tenté d’en faire autant.
Beaucoup ont échoué, généralement à
cause d’une intervention impérialiste.
En matière de
développement, il n’y a aucun modèle.
Mais seul un pays souverain qui s’est
doté d’une voilure suffisante peut
affronter les vents de la
mondialisation. Sans la maîtrise de son
propre développement, un pays (même
riche) s’installe dans la dépendance et
se condamne à l’appauvrissement. Les
firmes transnationales et les
institutions financières internationales
ont pris dans leurs filets de nombreux
Etats qui n’ont aucun intérêt à leur
obéir. Dirigeant l’un de ces petits pays
pris à la gorge, Thomas Sankara clamait
le droit des peuples africains à
l’indépendance et à la dignité. Il
renvoyait les colonialistes de tous
poils à leur orgueil et à leur cupidité.
Il savait surtout que l’exigence de
souveraineté n’est pas négociable et que
seule la souveraineté est progressiste.
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