Interview
« Les conséquences d’une escalade dans
le détroit d’Ormuz seraient
catastrophiques »
Bruno Guigue
Dimanche 11 août 2019
Par Moumene Belghoul - 1 août 2019
Chercheur en
philosophie politique et analyste des
relations internationales, Bruno Guigue,
en observateur avisé, explique les
logiques et aboutissants des tensions
actuelles au Proche-Orient, notamment
autour de l’Iran et les soubassements de
la posture belliciste de Donald Trump.
Sur le dossier palestinien, l’un des
sujets de prédilection de l’auteur de
«Aux origines du conflit israélo-arabe :
l’invisible remord de l’Occident», il
rappelle les soubassements du «deal du
siècle» et les raisons de son échec
inéluctable. Loin des analyses
convenues, il replace le conflit dans sa
strate originelle, celle de la
décolonisation de la Palestine comme
nécessité historique.
Reporters :
L’Iran est soumis à une pression
occidentale croissante depuis la
volte-face américaine sur l’accord du
nucléaire. Trump va-t-il entrer en
guerre contre l’Iran ?
Bruno Guigue : C’est
possible, mais peu probable. Les
tensions avec l’Iran, pour Washington,
représentent surtout une opération de
communication destinée au lobby
pro-israélien. La principale
préoccupation de Trump, c’est sa
réélection. Or, pour être réélu, il lui
faut absolument neutraliser le lobby qui
fait et qui défait les carrières à
Washington. N’oublions pas que le
système politique américain est une
ploutocratie où le budget de campagne
est la principale variable. Plus on
dépense d’argent, plus on a de chances
de gagner. Séduire les donateurs juifs
est donc d’une importance stratégique,
et Trump veut rééditer en 2020 ce qu’il
a réussi à faire en 2016 : rompre le
lien ombilical entre le lobby
pro-israélien et les démocrates. C’est
la véritable raison de son acharnement
pathologique contre l’Iran, bête noire
de l’entité sioniste et de ses partisans
d’outre-Atlantique.
Quel est le rôle de l’Arabie saoudite et
d’Israël dans cette escalade et ces
tensions ?
Dans les deux cas, l’hostilité à l’égard
de l’Iran est systémique, et il est
évident que ces pays jettent de l’huile
sur le feu. Pour l’Arabie saoudite,
Téhéran est au cœur du «triangle chiite»
qui menace ses intérêts dans la région.
Cette haine de l’Iran cultivée par le
wahhabisme est la principale raison du
surarmement du régime monarchique et de
son intervention militaire au Yémen.
Même si la décomposition de l’ancien
régime yéménite est à l’origine du
processus révolutionnaire, la propagande
saoudienne, pour justifier cette
agression, dénonce la main de l’Iran
derrière la rébellion houthie. Pour ce
qui est d’Israël, il est clair que la
montée des tensions avec l’Iran est
providentielle. En se livrant à une
surenchère contre Téhéran, Trump valide
le récit sioniste et fournit des
arguments à Tel Aviv. L’accord sur le
nucléaire iranien a déjà volé en éclats,
et Netanyahou exulte. Au fond, tout ce
qui permet d’anéantir les efforts
diplomatiques antérieurs est bon pour
Israël. Cet Etat autoproclamé a toujours
été le principal fauteur de guerre dans
la région, et la crise actuelle en offre
une nouvelle illustration.
Comment voyez-vous l’évolution de la
crise du détroit d’Ormuz sachant
l’importance stratégique de ce passage ?
Pour que le transit maritime dans le
détroit d’Ormuz soit interrompu, il
faudrait que la guerre ait éclaté. Ce
n’est pas impossible, mais je crois que
personne n’y a vraiment intérêt.
Rappelons que 2 400 pétroliers passent
le détroit chaque année pour un volume
de 18 millions de barils. Ce détroit
voit passer 30 % du commerce mondial des
hydrocarbures, et il est aussi important
pour l’Iran que pour l’Arabie saoudite,
sans compter les nombreux pays qui
participent à ces échanges, que ce soit
comme importateurs ou exportateurs. Bien
sûr, les incidents peuvent se multiplier
au point de provoquer des poussées
d’urticaire du côté iranien, mais la
fermeture du détroit serait le signe que
nous sommes entrés dans une ère
nouvelle. Les conséquences économiques
d’une telle escalade seraient
catastrophiques, sans parler des risques
liés à une confrontation militaire
directe entre les Etats-Unis et la
République islamique. Les Iraniens ont
été très clairs : si les USA les
attaquent, la riposte sera massive. Or,
ce pays a développé des capacités
balistiques dont Washington redoute
l’effet dévastateur dans l’hypothèse
d’un affrontement de grande ampleur.
Le «deal du siècle» sur la Palestine
initié par l’administration Trump
probablement avec l’accord de quelques
capitales arabes, semble avoir du mal à
passer. Pensez-vous que cette initiative
de la honte puisse avoir un jour des
chances d’être imposée ?
Cette proposition américaine est
grotesque, et une telle idée ne pouvait
naître que dans le cerveau malade de
ploutocrates dégénérés. S’imaginer qu’on
peut acheter les Palestiniens en leur
faisant un chèque de 50 milliards de
dollars relève de la pathologie mentale.
Le peuple palestinien est détenteur de
droits inaliénables sur sa terre
ancestrale, et il appartient à lui seul
d’en définir les modalités d’exercice.
Même les dirigeants de l’OLP ont fait
l’expérience de la détermination des
Palestiniens à conserver la plénitude de
leurs revendications. A Washington, on
fait semblant de croire à de telles
sornettes, mais personne n’est dupe.
C’est pourquoi ce soi-disant plan est
voué à échouer piteusement. Comme tous
ceux qui l’ont précédé, il finira à la
poubelle. Rappelons que la diplomatie
américaine n’a jamais rendu le moindre
service au peuple palestinien, car
Washington fait partie du problème et
non de la solution. La décolonisation de
la Palestine n’est pas une option parmi
d’autres, ni un objet de négociation
entre grandes puissances. C’est une
nécessité historique, et elle prendra le
temps qu’il faudra pour s’accomplir.
La répression visant le peuple
palestinien et la destruction de leurs
maisons se poursuit. Qu’est-ce qui
garantit cette impunité de l’occupant
israélien ?
La destruction des maisons
palestiniennes est l’illustration
saisissante de ce qu’est vraiment
Israël. C’est une entité-colon, une
excroissance prédatrice qui est au cœur
d’une spoliation coloniale préméditée,
dès le début du XXe siècle, avec la
complicité des puissances occidentales.
Si cette entité jouit d’une impunité
totale, c’est surtout parce que la
connivence coloniale et la morgue
occidentales se sont conjuguées pour lui
conférer un statut d’exception. C’est ce
que j’appellerai le facteur colonial. Le
second facteur de cette impunité est lié
au drame du génocide hitlérien. Dans mon
livre «Aux origines du conflit
israélo-arabe, l’invisible remord de
l’Occident», j’ai expliqué par quel
processus pervers la responsabilité des
atrocités nazies contre les juifs avait
été transférée d’Europe vers le
Proche-Orient arabe. Cet incroyable tour
de passe-passe a transformé les victimes
palestiniennes du colonialisme en
bourreaux des juifs. Enfin, et c’est le
troisième facteur, la référence commune
à l’Ancien Testament a favorisé l’osmose
entre le sionisme et l’impérialisme,
entre le «peuple élu» et la «nation
exceptionnelle». Cette mystique de
l’élection est au cœur de la rhétorique
néo-conservatrice. Et même s’il n’est
pas néo-conservateur, Trump est l’otage
de cette vision du monde.
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