Opinion
Daech, ou la racaille d'en bas
Bruno Guigue
Vendredi 8 avril 2016
L’agence Reuters a
diffusé hier l’information selon
laquelle Daech aurait assassiné 175
ouvriers, après les avoir enlevés dans
une cimenterie située à Dmeir, au
nord-est de Damas. Cette information,
finalement, semble avoir été démentie.
Heureusement, un grand nombre d’entre
eux pourrait avoir échappé aux griffes
des djihadistes, même si l’on ignore à
l’heure actuelle le bilan exact, sur le
plan humain, de cette détestable
opération.
Dénuée de la
moindre justification militaire, cette
lâche agression contre des civils est à
l'évidence une opération de représailles
qui fait suite aux humiliantes défaites
subies à Palmyre et à Al-Qariatayn. On
peut déjà parier que les médias
occidentaux en parleront à peine, car
ses victimes, faute d'appartenir au camp
du bien, ne seront jamais assez dignes
d'une compassion sélective qui conduira
honteusement ces officines de
propagande, une fois encore, à détourner
le regard de ce qu'elles ne veulent pas
voir.
Bien sûr, nous
n'avions pas besoin de cette nouvelle
démonstration pour prendre conscience de
la nature mortifère de cette
organisation. D'horreur en horreur, nous
mesurions la profondeur du mal qui
gangrène la région et qui se répand
comme une traînée de poudre à l'échelle
planétaire, les pays d'Afrique et du
Moyen-Orient payant de loin le plus
lourd tribut à ce fléau. Mais nous
mesurions aussi, au spectacle de cette
marée dévastatrice, l'immensité de
l'hypocrisie occidentale. Face à l'hydre
malfaisante, l'Occident vassalisé par l'hyperpuissance
a obstinément consolidé une alliance qui
en constituait précisément la matrice
originelle. Au lieu de s'attaquer à la
racine du mal, il en favorisa la
prolifération.
On sait comment
cette connivence entre la politique
néo-coloniale et l'idéologie wahabite a
engendré le monstre il y a un quart de
siècle. Et on a vu comment l'acharnement
impérialiste contre Damas, ce dernier
carré du nationalisme arabe, lui a
subitement donné des ailes. Cette
complicité de longue date, qui plus est,
a fait naître la singulière aberration
que constitue l'alliance des tueurs et
de leurs victimes. Comme si Bachar Al-Assad
faisait mitrailler les terrasses de nos
cafés, nous fûmes conviés à entériner la
coalition surréaliste entre des Etats
qui financent la terreur et des Etats
dont la population, trahie par des
dirigeants sans scrupule, lui fournit
des cibles faciles.
Dans cette
avalanche de monstruosités, la nouvelle
agression perpétrée en Syrie, toutefois,
a quelque chose d'inédit. Elle révèle à
sa façon l'un des aspects les plus
abjects de l'entreprise djihadiste et
takfiriste. Les victimes, ici, sont des
ouvriers, des travailleurs cueillis par
les assassins sur leur lieu de travail,
au petit matin, dans une localité où
aucun affrontement ne se déroulait.
Cette action violente n'est donc pas une
opération militaire, encore moins un
acte révolutionnaire : c'est un crime de
classe.
Car ce raid d'une
particulière lâcheté traduit la haine
vouée aux prolétaires, selon un scénario
digne de l'histoire des répressions
menées contre le peuple laborieux par
les mercenaires de la classe dominante,
comme ce fut le cas en France au XIXème
siècle. Cette violence exercée contre la
classe ouvrière syrienne a ainsi une
signification exemplaire. Dans son
ignominie, elle a pour vertu de montrer
le vrai visage du djihadisme
prétendument révolutionnaire. Elle signe
le destin pathétiquement sanglant,
presque burlesque dans son dénouement
macabre, de cette "révolution syrienne"
qui n'a jamais existé.
Et en effet, qui
sont les tueurs de Daech ? Ils ne sont,
pour l'essentiel, ni des déclassés en
quête du grand frisson, ni des fous
mystiques rêvant d'apocalypse. Ils sont,
en réalité, les mercenaires grassement
rémunérés en pétrodollars par des
dynasties corrompues, cramponnées à
leurs privilèges, qui ont juré la perte
d'un Etat rebelle à l'hégémonie
occidentale. Ils constituent la
méprisable piétaille de l'ordre
impérial, cette chair à canon dont les
services sont clandestinement loués à
l'OTAN par les monarchies réactionnaires
du Golfe.
Aussi me font-ils
penser à ce que Marx disait des seconds
couteaux du coup d'Etat bonapartiste
dans « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte
» (1851). Ces combattants sans gloire
sont les petites frappes à la solde du
capital, cette lie de la société qui se
vend pour une bouchée de pain, cette
pègre issue des bas-fonds prête aux
pires ignominies pour se faire une place
au soleil, ces sombres exécutants des
basses besognes dont les couches
dominantes ont toujours eu besoin contre
les prolétaires récalcitrants. Si leurs
commanditaires constituent la racaille
d'en haut, ils sont, eux, la racaille
d'en bas.
Bruno Guigue est un haut
fonctionnaire, essayiste et politologue
français né à Toulouse en 1962. Ancien
élève de l’École Normale Supérieure et
de l’ENA. Professeur de philosophie dans
l’enseignement secondaire et chargé de
cours en relations internationales dans
l’enseignement supérieur. Il est
l’auteur de cinq ouvrages et d’une
soixantaine d’articles. Aujourd’hui
professeur de philosophie, Bruno Guigue
est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont
« Aux origines du conflit
israélo-arabe, l’invisible remords de
l’Occident » (L’Harmattan, 2002).
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