Monde
L'Euro-fédéralisme, ou le lit de
Procuste
Bruno Guigue
Jeudi 7 juillet 2016
Après la stupeur
provoquée par la fronde populacière du
23 juin, les dirigeants de l'UE
s'emploient à faire comme si de rien
n'était, l'essentiel étant de perpétuer
l'ordre des choses tout en tentant de
limiter les dommages collatéraux.
Faisant de nécessité vertu, ils
appliquent alors un raisonnement qui est
celui de la branche pourrie. Pour
conjurer le risque de contagion qui
menace l'édifice branlant échafaudé
depuis trente ans, ils ne veulent voir
dans l'amputation du membre félon qu'un
inconvénient passager. L'important,
c'est que les affaires reprennent et que
rien ne change, à 27 comme à 28.
Tentation du statu
quo
Pour la Commission,
solder les comptes du Brexit permettra
bientôt de le réduire au statut
inoffensif de mauvais souvenir. Au prix
d'une mutilation dont le préjudice est
jugé surmontable, on entend bien
perpétuer ad libitum l'espace mirifique
du grand marché et en maintenir les
règles, comme si rien de substantiel ne
devait l'affecter. A ceux qui ne
l'auraient pas compris, Jean-Claude
Juncker a d'ailleurs adressé une
formidable leçon de choses en annonçant,
dès le lendemain du vote britannique, la
poursuite des négociations sur
l'instauration du libre-échange avec le
Canada.
De leur côté, les
partisans du fédéralisme se réjouissent
secrètement de la défection d'un Etat
qui constituait une pièce rapportée de
la construction européenne. Et
s'imaginant sans doute que l'UE y
gagnera en cohésion, ils font la
promotion d'un projet éminemment
progressiste consistant à pousser les
feux de l'intégration au moment même où
un peuple d'Europe vient de la rejeter.
Ce projet repose, il est vrai, sur un
mythe tenace qui refait surface à chaque
crise comme un serpent de mer, et qui se
présente comme la solution rêvée aux
déraillements récurrents de la
machinerie communautaire. Ce mythe
tenace, on le sait, c'est la
transformation progressive de l'UE en un
véritable Etat fédéral, au nom d'une
communauté de destin supposée entre les
peuples du Vieux Continent.
Haro sur
l'Etat-nation
Perspective
radieuse sur le papier, mais au prix
d'une sérieuse prise de distance avec le
monde réel. Ignorant toute profondeur
historique, ses partisans font comme si
la fabrication d'une entité
supranationale pouvait damer le pion à
des nations millénaires. Biffant d'un
trait de plume technocratique l'histoire
et la géographie, ils voient dans
l'Etat-nation, au mieux, la butte-témoin
d'un âge révolu. Ils y discernent avec
dédain une sorte de survivance archaïque
promise à l'étiolement, voire un simple
catalogue d'us et coutumes révocable à
loisir sur injonction bruxelloise.
C'est pourquoi ils
espèrent l'avoir à l'usure. Avec le
rouleau compresseur de l'intégration,
ils veulent le faire disparaître, cet
Etat-nation qui sent le moisi. Pour
prémunir le capital de ses foucades
démocratiques, ils lui substituent
patiemment, depuis trente ans, un
artefact dont l'obéissance aux marchés
est garantie sur facture. L'Etat-nation
est déjà privé de sa monnaie ; sa
politique budgétaire est corsetée par
des règles absurdes ; on lui interdit
toute politique industrielle ; il est
assujetti à des directives soustraites à
la délibération populaire, mais ce n'est
pas suffisant ! Par de nouveaux
transferts de souveraineté que l'on
justifiera en agitant l'épouvantail du
populisme ou en brandissant l'étendard
de la modernité, le fédéralisme n'aura
de cesse de le mettre complètement à
poil.
Le lit de Procuste
Peu importe que la
réalité historique des Etats-nations,
attestée par la permanence des référents
symboliques qui définissent le génie
national, passe par pertes et profits du
grand projet unificateur. Les langues
nationales seront remplacées par
l'anglais, et la culture originale dont
témoignent ces idiomes ancestraux sera
bientôt diluée dans les prétendues
valeurs communes d'une Europe adonnée au
Veau d'or. Comme le lit de Procuste,
l'euro-fédéralisme coupe tout ce qui
dépasse ! Il rêve d'annihiler les
différences nationales pour les fondre
dans un magma insipide dont le résultat
prévisible sera, au mieux, la
condamnation des Européens à
l'impuissance collective.
Voulue par les
concepteurs de l'Union, cette
impuissance n'est pas un raté du
système, elle en est l'essence même. En
flouant la souveraineté nationale, en
déniant à l'Etat le pouvoir de mener sa
politique, le fédéralisme anéantit la
volonté populaire. Car si un Etat ne
peut plus décider de sa politique, on ne
voit pourquoi il faudrait demander au
peuple d'en délibérer. Les
euro-fédéralistes le savent mais ils
n'en ont cure : tuer l'Etat-nation,
c'est tuer la démocratie. La nation, en
effet, est le cadre ordinaire dans
lequel un peuple peut s'imposer les lois
de son choix, en changer si bon lui
semble, et élire les dirigeants à qui il
confie le soin de les appliquer.
Par une supercherie
dont l'UE est la caricature, les
fédéralistes entendent substituer à des
Etats-nations historiques dans lesquels
les peuples se reconnaissant une
supra-nation dont personne n'a la
moindre idée. Dans cette construction
idéologique, le projet chimérique de
l'Etat fédéral européen sert de paravent
à une démolition en règle des corps
collectifs dont l'Etat-nation est la clé
de voûte. Au nom d'un super-Etat
imaginaire, on entend saper l'existence
de ces formes d'organisation collective
qui ont fait l'Europe moderne, malgré
les attaques qu'elles subissent
désormais de la part des commis du
capital.
Le modèle américain
Que l'Europe
politique ait eu pour promoteur Jean
Monnet, homme d'affaires travaillant
pour les Etats-Unis, rappelle que la
construction européenne est un projet
made in USA. Car elle avait et elle a
toujours pour finalité essentielle
l'assujettissement de l'Europe
occidentale, formidable réservoir
d'hommes et de marchés, à l'hégémonie
américaine. Mieux encore, les
fédéralistes européens prennent les USA
comme modèle, comme si les deux
continents avaient des histoires
comparables. Ce faisant, ils s'aveuglent
sur les vertus de cette comparaison. Car
ils oublient que c’est le vide des
grands espaces américains, purgés de
leurs indigènes récalcitrants, qui donna
aux Etats-Unis leur cohésion, leur
permettant d’absorber les vagues
d’immigration successives en provenance
du Vieux Continent.
Il y a bien une
nation américaine, et c’est parce
qu’elle était dès l’origine la
projection de l’Europe vers son propre
occident et qu’elle s’est déployée
depuis un centre, le Nord-Est des Pères
fondateurs, vers une périphérie qui fut
une terre de conquête. Ce qui a fait
l’unité américaine, c’est cette vacuité
de l’espace. Terre sans histoire (autre
que l’histoire à venir), l’Amérique a
offert la virginité de ses plaines
fertiles au labeur acharné de ses
pionniers. Il est plus aisé, pour une
communauté humaine, de forger son unité
dans une géographie sans histoire que
dans une géographie qui en est pleine,
dans un espace vierge que dans un lieu
déjà saturé de sens. Moyennant la
destruction cynique des sociétés
indiennes, la nation américaine a saisi
cette chance.
L'alibi fédéraliste
Entre les USA et
l'Europe, comparaison n'est donc pas
raison. Le terreau de la construction
européenne est encombré d'histoire,
tandis que celui de la nation américaine
était déblayé avant usage. La mémoire
européenne est pleine, celle de
l’Amérique cherche désespérément à se
remplir. L’Amérique a fait de l’un avec
du vide, et elle s’est contentée de le
remplacer. L’Europe veut faire de l’un
avec un multiple saturé qui lui colle à
la peau. L’Amérique s’est bâtie sur une
géographie sans histoire (européenne),
l'Europe entend bâtir son avenir, mais
en composant avec son passé. C'est
pourquoi l'idée européenne a bien un
sens, mais ce n'est pas celui que veut
lui imposer au forceps l'idéologie
fédéraliste.
L'euro-fédéralisme,
en réalité, n'est pas un projet, mais un
alibi. C'est une machine de guerre
visant au désarmement unilatéral des
souverainetés populaires, une tentative
obstinée d'évidement, sous des prétextes
humanistes, de ce qui constitue le
substrat de la démocratie moderne. Vêtu
des oripeaux du pacifisme, de
l'humanisme et du progressisme, sa
logique infernale accoucherait
immanquablement de leurs contraires. En
ramenant au plus petit dénominateur
commun des volontés populaires privées
de leur cadre naturel,
l'euro-fédéralisme, s'il parvenait à ses
fins, porterait le germe des
affrontements qu'il prétend empêcher.
Rien de bon pour les peuples européens
ne sortira jamais du lit de Procuste.
Bruno Guigue
(07/07/2016)
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