Monde
Sapir, Onfray, Chevènement,
tigres de papier du souverainisme
Bruno Guigue
Vendredi 1er juillet 2016
« Brexit : vingt intellectuels
eurocritiques lancent un appel pour un
nouveau traité », tel est le titre d’une
tribune publiée par « Le Figaro » du 30
juin. Ce texte signé par Jacques Sapir,
Michel Onfray et Jean-Pierre Chevènement
rend un hommage appuyé au « peuple
britannique » qui a « exprimé
souverainement sa volonté de rester
maître des décisions qui le concernent.
» Car « ce vote courageux et massif »
est « une claque pour la dérive
technocratique dans laquelle l'Union
européenne actuelle s'est laissé
enfermer ». Et « tout montre que dans la
plupart des pays européens, les citoyens
n'acceptent plus d'être gouvernés par
des instances non élues, fonctionnant en
toute opacité ».
Fort bien, mais
lisons plutôt la suite. « Le vote
britannique peut être une chance : il
doit être l'occasion de réorienter la
construction européenne, en articulant
la démocratie qui vit dans les nations
avec une démocratie européenne qui reste
à construire ». Et nos intellectuels,
pour finir, demandent la réunion d’une
conférence qui aurait pour objet « la
renégociation des traités sur les trois
questions cruciales dont la
méconnaissance a conduit à
l'affaissement de l'actuelle
construction européenne : la
souveraineté, c'est-à-dire la démocratie
et l'indépendance stratégique. »
En somme, les
signataires saluent ostensiblement le
courage du peuple britannique, mais ils
ne manifestent nullement l’intention de
suivre son exemple. Ils tressent des
couronnes au « Brexit », mais ils
suggèrent à nos dirigeants l’artifice
permettant de faire l’économie d’un «
Frexit ». Au lieu d’inviter les Français
à la même intrépidité, ces héros par
procuration laissent aux Britanniques le
privilège d’avoir ouvert une brèche
qu’ils rêvent de refermer. Coïncidence
troublante, cette tribune est parue le
jour même où Alain Juppé déclare sur Bfm/Tv
: « On peut craindre un Frexit, et c’est
pourquoi je suis hostile à un référendum
».
Il faut croire que
« Frexit » et « référendum » sont des
termes d'une parfaite obscénité, car ils
ne figurent pas dans la tribune précitée
de nos "intellectuels eurocritiques".
Prolixe en projets de "réorganisation",
"refondation" ou "réorientation" de
l’Europe, ce texte oublie l’essentiel :
qui décide de l’appartenance à l’UE ?
Alors qu’on devrait demander au peuple
français s’il veut y rester avant
d’envisager de la réformer, on préfère
mettre la charrue avant les bœufs. Ce
faisant, on exclut le peuple du
processus, on fait comme s’il n’existait
pas. Au lieu d’organiser sans délai
l’exercice de la souveraineté, on la
court-circuite.
Une conférence des
chefs de gouvernement de l’UE jouit-elle
d’une légitimité supérieure à celle du
peuple français ? Nos intellectuels le
pensent, puisqu’ils omettent de poser la
question principielle de la volonté
populaire. « Il faut rendre à la
souveraineté populaire et à la
démocratie leurs droits dans une Europe
confédérale qui serait faite de
l'entente et de la coopération entre les
nations », disent-ils. Mais l’acte
fondateur de cette souveraineté ayant
été passé par pertes et profits, que
vaudra cette restitution des « droits de
la démocratie » dans « une Europe
confédérale » qui n’a jamais existé ? Et
puis, est-on sûr que le peuple en
veuille vraiment, si l’on s’obstine à ne
pas lui poser la question ?
C’est pourquoi les
propositions qui émaillent ce texte,
insignifiantes, ressemblent au filet
d’eau tiède qui se remet à couler,
invariablement, à chaque crise
communautaire. On y lit le projet, par
exemple, d’une « réorganisation profonde
des compétences et, le cas échéant, du
mode de désignation des institutions
européennes (Conseil, Commission,
Parlement, Cour de justice, BCE) ». Oui,
mais pour quoi faire ? Qu’est-ce que la
démocratie y gagnera ? On attend la
réponse. Il faudrait aussi, dit-on, «
outiller le Conseil européen où vit la
légitimité démocratique en le dotant des
services capables de préparer et
exécuter ses décisions ». Mais ce même
Conseil avalise depuis trente ans les
injonctions ultra-libérales de la
Commission. Croit-on vraiment qu’il s’en
affranchira si on augmente le nombre de
ses fonctionnaires ?
Au demeurant, cette
consolidation de l’exécutif est
équivoque, car on ne sait si elle vise à
favoriser un surcroît d’intégration ou à
border les prérogatives des
Etats-membres. Comme le propos est
conceptuellement flou, le moins qu’on
puisse dire est qu’il demeure
politiquement mou. Moyennant quelques
réformes, toute l’architecture
institutionnelle de l’UE, en tout cas,
est promise à une remarquable longévité.
Le texte mentionne la Banque centrale
européenne, par exemple, mais sans
mettre en question une indépendance
statutaire, exigée par le dogme
monétariste, qui en fait le levier des
politiques d’austérité. Croit-on
sérieusement conserver la BCE tout en
évacuant l’orthodoxie financière qui en
est le principe fondateur ?
Cet irréalisme
brouillon reflète la contradiction
insoluble dans laquelle s’enferrent les
signataires, prompts à diagnostiquer le
mal mais apeurés à l’idée du remède.
Faute de vouloir l’administrer, ils se
contentent de soins palliatifs et
s’obstinent à prolonger l’agonie d’une
Union européenne dont ils ne veulent pas
voir qu’elle est condamnée. Qu’est-ce
que l’UE ? Historiquement contingent,
cet artefact supranational a été
construit sur une idée fausse, il s’est
maintenu grâce à une supercherie et il
périra à cause de l’aveuglement des
élites qui l'ont imposé. L’idée fausse
est le préjugé selon lequel le marché
autorégulé peut créer la prospérité. La
supercherie est celle qui consiste à
flouer la souveraineté au nom de cette
idée fausse. L’aveuglement des élites
consiste à croire que cette supercherie
passera définitivement inaperçue.
Des signataires de
cette tribune, on pouvait sans doute
attendre autre chose que cette
contribution insipide à la soupe
européiste. En occultant la question
principielle du référendum, ils passent
par-dessus-bord les principes
démocratiques dont ils se réclament.
Tigres de papier d’un souverainisme
attiédi, ils fuient devant le verdict
populaire, s’effraient du tumulte des
urnes en colère et se rangent derrière
nos dirigeants dans cet appel
pathétique, expression d’un déni de la
réalité qui fait irrésistiblement penser
aux cabris chers au général de Gaulle :
« Nous avons la conviction qu'il
appartient à la France de lancer cette
grande initiative qui proposera de
remettre l'Union européenne sur ses
pieds. Les peuples européens et pas
seulement le nôtre, l'attendent. Nous
faillirions à notre devoir de citoyens
français mais aussi d'Européens si nous
n'agissions pas pour que la France se
porte aux avant-postes de cette grande
tâche ».
Bruno Guigue
(01/07/2016)
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