Opinion
Syrie : à la lumière d'une histoire
régionale
trop mal connue
Bernard Cornut
Vendredi 10 janvier 2014
Les évènements en
Syrie et plus largement au Moyen-Orient
ne peuvent se comprendre sans une
perception longue et une connaissance
précise de l’histoire régionale.
Dès 1887
(prospection Tietze directeur de
l’Institut géologique austro-hongrois)
les pétroliers et leurs financiers ont
cherché à s’assurer l’accès, le contrôle
et l‘export des pétroles de Mésopotamie,
connus pour être peu coûteux à produire.
Durant les dernières décennies de empire
ottoman, les études furent nombreuses (Volkan
EDIGER, Ankara, METU, déc. 2005 ;
Osmanli’da neft ve petrol).
En 1899 l’Empire
britannique consolide sa position à
Koweït en influençant le sheikh Mubarak,
dont les Jeunes Turcs parvenus au
pouvoir reconnaitront l’indépendance… En
1901-1902 Theodor Herzl, appuyé par des
banquiers, propose discrètement au
sultan un rachat de la Dette Ottomane
qui paralysait l‘Empire, et un crédit de
81 ans qui serait aisément remboursable
grâce aux revenus de taxes générés par
les investissements et activités de ses
« amis », tout en demandant
l’autorisation d’une Jewish Colonial
Trust en Palestine, puis devant les
réticences d’Abdül Hamid, une « charte
de colonisation juive en Mésopotamie -.
.- en ajoutant le territoire de Haïfa et
ses environs en Palestine » (Vahdettin
ENGIN Pazarlik- Yeditepe- Istanbul 2010
; lettre manuscrite de T. Herzl au
Sultan, page 208). Le projet
d’exploitation du pétrole mésopotamien
était dans les cartons plus de trente
avant la construction, durant le Mandat
Britannique sur l’Iraq, de l’oléoduc
Kirkuk-Haïfa et de la raffinerie de
Haïfa, par l’APOC Anglo-Persian Oil
Company, actionnaire principal de l’IPC
(Iraq Oil Company) et qui deviendra BP
British Petroleum.
Début octobre 1914,
avant même l’entrée en guerre de
l’Empire Ottoman provoquée par
l’Allemagne qui fit bombarder les ports
russes par des destroyers allemands
juste vendus à la Marine des Jeunes
Turcs avec leurs équipages changeant
juste d’uniformes, les troupes
britanniques du Golfe reçoivent l’ordre
d’occuper Bassorah « pour protéger les
installations pétrolières d’Abadan »
(Capitaine TOWNSEND, Mémoires). A
l’automne 1917, les troupes britanniques
traversent les lignes ottomanes pour
prendre Jérusalem, puis Damas et cela
grâce aux renseignements du réseau Nili
de Aaron et Sarah AARONSOHN (Patricia
GOLDSTONE, Aaronsohn’s maps. Harcourt
2007) établi avec le soutien financier
résolu du Mouvement Sioniste des USA qui
a contribué à l’élection de Woodrow
WILSON puis a poussé à ce que l’Amérique
entre en guerre en avril 1917. Juste
après les Armistices en Europe et à
Moudros, les Britanniques continuent à
marcher dans le nord de la Mésopotamie,
pour occuper jusqu’aux provinces de
irnak et Hakkari, qui serviront en 1926
à imposer à Atatürk le rattachement du
vilayet de Mossoul à l’Iraq.
Juste après
l’Armistice aussi, les industriels
français de la soie réclament, via les
députés lyonnais à la Chambre menaçant
CLEMENCEAU d’une motion de censure, que
la France récupère des Britanniques le
contrôle de la Syrie. Venu à Londres le
1 décembre 1918 négocier avec Lloyd
GEORGE désormais Premier Ministre,
CLEMENCEAU lui abandonne le contrôle du
vilayet de MOSSOUL qui selon les accords
secrets de mai 1916 SYKES-PICOT-SAZONOV
était en zone réservée à la France, en
échange du retrait britannique de Damas
au profit des troupes françaises
débarquées à Beyrouth. La France aura
aussi des parts de la TPC Turkish
Petroleum Company qui deviendra l’IPC,
celles prises à deux perdants (Allemagne
et Turquie).de la Guerre Européenne
lancée en 1914. En 1928 les actionnaires
de l‘IPC (compagnies britannique,
américaines, CFP) s’arrogent par un
pacte de 99 ans dit de la ligne rouge le
contrôle du pétrole à venir dans tout
l‘ex Empire ottoman de 1914, sauf
Koweït, y compris 2 donc la Péninsule
Arabique, Chypre, Palestine et leurs
eaux territoriales (par ex. Daniel
YERGIN. Les hommes du pétrole. Stock
1991 ; tome I carte p. 249).
Le pétrole de
Mésopotamie est de très loin le moins
cher à produire au monde, mais il faut
le sortir pour l’exporter, et pour
contrôler les marges du marché mondial,
il est donc essentiel de contrôler son
volume de production. Malgré une
invasion illégale et le renversement en
2003 d’un régime qu’ils avaient
contribué à installer en février 1963,
et plus de 7 ans d’occupation, les USA
ne sont pas parvenus à toutes les fins
des pétroliers. Car les députés irakiens
ont refusé l’immunité réclamée pour les
militaires américains qui seraient
restés, et aussi maintenu résolument le
contrôle national de validation des
accords de production, ce qui rend
illégaux et précaires les accords déjà
signés et mis en oeuvre dans la région
nord de l’Iraq sous le gouvernement
kurde. Vu de ce gouvernement kurde et
des pétroliers qui y prospectent et
agissent, il est essentiel d’obtenir une
voie d’exportation non dépendante, ni du
gouvernement central iraquien, ni de la
Turquie par où passe l’oléoduc utilisé
aujourd’hui. Ce qui suggère une voie
terrestre au sud de la voie ferrée qui
longe la frontière syro-turque, en zone
à majorité kurde pour une grande partie,
puis vers la Méditerranée, en passant
soit par la province de Hatay ex Sandjak
d’Alexandrette, encore revendiquée par
la Syrie en avril 2010 malgré les bonnes
relations entre les gouvernements syrien
et turc d’alors, soit juste à son sud,
entre Lattaquié et la plaine de Ras El
Bassit.
Entretemps la
querelle provoquée et entretenue avec
l’Iran et l’amorce des agitations dans
certains pays du Golfe a rendu
interruptible l’exportation par le
Détroit d’Hormuz.
Ici il faut
rappeler les intentions déclarées en
1920 par le Congrès Sioniste Mondial
envers l’accès au Litani au Liban et au
Mont Hermon et ses piémonts du Golan,
pour assurer des ressources en eaux à
long terme pour le futur « foyer
national juif » que la déclaration
Balfour de nov. 1917 proposait de
soutenir. Cela correspondait d’ailleurs
aux recommandations qualifiées et aux
cartes d’Aaron AARONSOHN. Rappelons
aussi les propos du Premier Ministre
David BEN GOURION au président DE GAULLE
lors de sa visite à Paris en 1960,
propos entendus par Edgard PISANI à ses
côtés : « Les pays arabes, nous les
aurons tous en les prenant un par un ».
Et rappeler aussi la stratégie du Likud
pour Israël dans les années 80, publiée
en 1982 par Oded YINON dans la revue
Orientations de l’OSM (dont les
traductions en français et anglais sont
disponibles sur le web). Extraits :
"La désintégration
de la Syrie et de l'Irak en provinces
ethniquement ou religieusement
homogènes, comme au Liban, est
l'objectif prioritaire d'Israël, à long
terme, sur son front Est."
Ou en anglais, et
plus longuement :
Lebanon's total dissolution into five
provinces serves as a precedent for the
entire Arab world, including Egypt,
Syria, Iraq and the Arabian Peninsula,
and is already following that track. The
dissolution of Syria and Iraq later on
into ethnically and religiously unique
areas, such as in Lebanon, is Israel's
primary target on the Eastern front in
the long run, while the dissolution of
the military power of those states
serves as the primary short term target.
Syria will fall apart, in accordance
with its ethnic and religious
structure... This state of affairs will
be the guarantee for peace and security
in the area in the long run, and that
aim is already within our reach today...
Every kind of inter-Arab confrontation
will assist us in the short run 3
and will shorten the way to the more
important aim of breaking up Iraq into
denominations as in Syria and in
Lebanon. (cité récemment par
Virginia Tilley
http://www.aljazeera.com/indepth/opinion/2012/01/20121281167973520.html
.
Il faut savoir
aussi que le fondateur du Mossad, Reuven
Shiloah, avait fait ses classes comme
professeur au Baghdad College en
1931-1934, envoyé alors par BEN GOURION
et JABOTINSKY pour développer en Iraq
les réseaux sionistes au sein de
l’importante et influente population
juive de souche ancienne et très
intégrée, et dans le nord kurde comme
journaliste où il a appris à connaître
des réseaux de contrebande, ce qui,
selon ses propres mémoires, a beaucoup
servi dans les activités de subversion
et de financement du Mossad.
Le Liban a été
déstabilisé dans les années 60 et au
début des années 70 par la contrebande
de cigarettes Marlboro, qui ruina peu à
peu la Régie Publique des Tabacs et
surtout les agriculteurs du sud Liban
autour de Nabatiyeh, émigrant dès lors
vers la banlieue sud de Beyrouth, au
profit de milices du Nord Liban qui
contrôlaient l‘arrivée des cargaisons
depuis Chypre et la Bulgarie, et
achetaient des armes avec les marges.
Après le traité
d’amitié et de coopération Iraq-URSS de
1971 et surtout la nationalisation de
l’IPC, donc de la production de pétrole
iraquien, le 1er juin 1972, l’action
secrète concertée s’est intensifiée.
D’une part en Syrie la venue de Nixon à
Damas en 1974 a permis d’engager Rifaat
El Assad le frère ambitieux, jaloux et
violent du président Hafez dans des
affaires importantes, lui permettant en
quelques années de contrôler l‘essentiel
des réseaux commerciaux corrompus, la
plupart des services paramilitaires de
sécurité, et peu à peu le trafic de
drogues entre la Bekaa du Liban en
guerre civile et sous occupation et
Chypre, base des services israéliens et
britanniques ; et aussi à l’insu du
président syrien de tisser des liens
directs avec Ariel SHARON, connus de
l’Elysée en 1986 qui a intercepté des
telex entre eux. D’autre part concernant
l’Iraq, les accords secrets de Téhéran
en 1972 entre CIA, SAVAK et MOSSAD,
révélés en 1979 par le rapport du
sénateur PIKE sur les « covert
operations » rédigé à la demande de
CARTER succédant à NIXON ont visé à re-déstabiliser
le nord kurde de l‘Iraq qui vivait au
calme depuis les accords dits du «
manifesto » de mars 1971 qui avaient
amené à créer la « région de
gouvernement autonome » dans 3
gouvernorats et à autoriser l’usage du
kurde dans les media et l’enseignement,
y compris à l’université.
La contrebande dans
les zones frontalières est une manne
aisément manipulable. Entre Iraq et
Turquie dans les années 2000-2005 le
rapport des prix taxes comprises de
carburants était de plus de 1 à 50.
Durant toute la période d’après la
guerre de 1991 contre l‘Iraq, il s’est
organisé un flux d’antiquités
sumériennes entre l’Iraq et Israël via
la Jordanie et le Golan occupé. Entre
Syrie et Turquie la contrebande de
moutons et d’armes est traditionnelle.
La frontière entre Syrie et Liban,
notamment près du bec de canard entre
Tell Kalakh et Tripoli, a toujours été
une zone de trafics sous contrôle, ainsi
que la frontière de Bekaa nord près de
Qattineh non loin de Homs, et tout le
long des crêtes de l’Anti-Liban entre
Bekaa et Syrie. 4
Cette porosité des
frontières près de Deraa, de Homs et de
Idlib ou Jisr ech Choghour sur l’Oronte
permis les actions d’influence des
puissances étrangères. Comme pour les
réformes résolues annoncées par l’Iraq
le 11 février 2003, en français au
Journal du soir de France 2, il ne
fallait donner aucune publicité ni aucun
crédit, aux réformes engagées dès fin
2010 par le régime syrien, ni même
aucune chance. Plutôt qu’à son neveu et
président Bachar, éduqué, mais peu
expérimenté, on a préféré donner la
parole dans Le Monde à Rifaat el Assad,
criminel de guerre au Liban,
organisateur déterminé et préparé de la
répression massive à Hama d’une
insurrection armée, encore peu expliquée
ni évoquée par les media d’aujourd’huii,
menée par une branche des Frères
Musulmans, qui avait fait plus de 200
morts en une nuit parmi les
fonctionnaires de Hama. Rifaat fut déchu
et exilé par Hafez, mais il est très
riche par la corruption et les trafics
de 1974 à 1988, reste influent car il a
gardé des accointances occultes en Syrie
et avec les pays qui l’ont utilisé et
manipulé. Néanmoins il est honni des
opposants syriens démocrates vivant en
France, un peu déconnectés des réalités
régionales.
Les gisements de
gaz repérés au large des côtes
israéliennes, palestiniennes, libanaises
et chypriotes ont accéléré la nécessité
impériale d’arriver à une paix de
soumission au Proche-Orient.
L’impossibilité d’imposer une loi
pétrolière libérale et décentralisatrice
en Iraq a rendu nécessaire, pour les
intérêts des pétroliers et de leurs
financiers, de créer un couloir entre la
Méditerranée et un futur état kurde
d’Iraq souhaité par ces intérêts
puissants qui domine la géopolitique
depuis 100 ans et conforme à la
stratégie Likud de division du
Moyen-Orient, sans s’aliéner la Turquie
qui craint, depuis le traité aboli de
Sèvres qui visait son démantèlement par
les vainqueurs de la Guerre européenne
devenue mondiale, toute émergence d’un
pouvoir régional kurde autonome.
Bernard CORNUT
bernardcornut@orange.fr.
Dimanche 19/02/2012 Tous droits
réservés.
i Peut-on espérer
que cela change après la mise en ligne
le 16/02/2012 sur www.laviedesidees.fr
d’un article détaillé et documenté de
Nora Benkorich sur les évènements de
Hama et surtout sur ce qui les a précédé
et a déclenché la phase finale de début
février 1982 ?. Il faut y noter le rôle
clé de la capacité des rebelles d’alors
pour capter les communications des
services paramilitaires de Rifaat, pour
amener à une défaite dure de ces
services face à ces rebelles qui s’en
sont pris ensuite à des administrateurs
vite jugés et exécutés par centaines,
avant que les troupes militaires et les
paramilitaires de Rifaat entament leur
terrible répression. Ces massacres de
début février 1982 préalables à la
répression ont été racontés par un
rescapé de la répression réfugié peu
après à Damas, que Michel Seurat avait
longuement enregistré sur des cassettes.
http://www.laviedesidees.fr/Trente-ans-apres-retour-sur-la.html
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