Vu du Droit
Discours d’Édouard Philippe :
cette
constante aversion pour la liberté
d’expression
Anne-Sophie Chazaud
Mercredi 29 avril 2020 Au cours du long
embrouillamini de mesures plus ou moins
bricolées présentées par le Premier
ministre Edouard Philippe devant
l’Assemblée nationale, ayant pour objet
de fixer les modalités d’un
déconfinement plus nébuleux que jamais,
celui-ci a commis une curieuse embardée
qui a pu sembler quelque peu marginale
au regard du sujet principal, mais qui
révèle une des fixations voire
obsessions de la gouvernance macronienne,
décidément peu à l’aise avec l’exercice
des libertés publiques.
Une curieuse
embardée
Fustigeant les
« réseaux pas très sociaux » qui ont le
malheur d’être encore un peu libres, en
dépit des diverses lois liberticides
dont cet exécutif est si friand (loi
Avia, loi anti-pseudo-fake news, etc.)
et visant à réprimer l’expression
indépendante de l’opinion publique
autant que faire se peut, sous les
prétextes toujours les plus
vertueux dont l’Enfer est pavé, le chef
du gouvernement a également pris à
partie, sans qu’on ait bien saisi le
rapport concret avec le déconfinement
sur lequel les Français attendaient en
revanche un peu plus de clarté et de
réelles lumières, ces « commentateurs »
de quelque « démocratie médiatique »
subitement vouée aux gémonies sitôt
qu’elle s’éloigne de la ligne du Parti
Unique et qui, selon lui, ont le malheur
de débattre dans lesdits médias ou
d’émettre une pensée critique à
l’encontre de l’action dudit
gouvernement. Curieuse conception du
débat public.
Cette petite
musique n’est pas nouvelle, elle
constitue même une véritable ritournelle
à laquelle les citoyens français sont
désormais habitués. On se souvient par
exemple d’un Emmanuel Macron fustigeant,
dans ses vœux à la presse du 15 janvier
2020, la « société du commentaire
permanent », ne manquant pas au passage
d’égratigner comme il se doit les
réseaux sociaux, naturellement coupables
de propager des idées incontrôlables
propres à enflammer l’esprit des gueux
réfractaires (le pays était alors en
proie à la vive contestation du projet
inepte et inabouti de réforme des
retraites), semblant oublier que la
société du commentaire permanent est
très exactement la définition de la
démocratie dont il n’appartient pas à
l’exécutif de définir les tranches
horaires dans lesquelles celle-ci serait
autorisée à s’exercer.
L’exécutif
macroniste a décidément du mal à se
souvenir que c’est l’opinion publique
qui produit la démocratie et non le
gouvernement des experts qui, toutefois,
a pour fonction éminente d’éclairer
cette-dernière, et que c’est donc
toujours, in fine, le débat public qui
la nourrit et la caractérise.
L’attaque contre
ces « commentateurs » est d’autant plus
cocasse que la plupart des médias
mainstream ne se caractérisent pas
franchement par leur opposition au
pouvoir qu’ils ont en grande partie
contribué à promouvoir, avec l’appui
d’une instrumentalisation judiciaire
sans précédent, le plus souvent fidèles
et zélés relais de la propagande de ce
désormais Titanic en plein naufrage
(selon l’expression piquante de François
Baroin au sujet d’un fantasmatique
gouvernement d’union nationale auquel il
lui semblerait absurde de participer :
« Ce n’est pas quand le Titanic sombre
qu’on monte dedans »). Mais il faut
croire que le peu d’esprit critique
encore présent est encore trop, trop de
liberté, trop de démocratie, trop de
contrôle citoyen de l’action de
l’exécutif dont l’impéritie et
l’amateurisme dangereux se sont révélés
de bout en bout lors de cette
calamiteuse gestion de crise sanitaire.
Si l’on ne sait
toujours pas où sont les fameux masques
commandés probablement depuis le bas
Moyen Age pour combattre la Peste Noire
mais toujours pas parvenus jusqu’à notre
ère en raison de quelque mystérieuse
faille spatio-temporelle, les masques de
théâtre de la constante commedia
dell’arte macronienne sont, eux, tombés
aux pieds des spectateurs-citoyens
depuis longtemps, et encore davantage à
l’occasion de cette crise, révélant,
pour ceux qui avaient encore de
quelconques illusions, la véritable
nature de ses mauvais acteurs. Il ne
manque bientôt plus qu’à tirer le
rideau.
L’opinion publique
est partout chez elle
Se croyant
probablement fort drôle, le Premier
ministre qui, c’est le moins qu’on
puisse dire, ne se caractérise pas par
ses inoubliables talents d’orateur, a
lancé aux députés une phrase
manifestement destinée à flatter le
docile aréopage parlementaire transmuté
en chambre d’enregistrement, au sujet
desdits commentateurs: « La
modernité les a souvent fait passer du
café du commerce à certains plateaux de
télévision ; les courbes d’audience y
gagnent ce que la convivialité des
bistrots y perd, mais cela ne grandit
pas, je le crains, le débat public ».
On rappellera tout
d’abord volontiers que si les traits
d’humour des cafés du commerce, si
caractéristiques de ce pays gaulois que
l’exécutif ne goûte guère et méprise
autant que de besoin, manquent tant à
l’exécutif, il suffirait, pour
satisfaire cette nostalgie, de rouvrir
les bistrots, ce qui a été remis aux
calendes grecques en raison de l’absence
totale de préparation de cet exécutif à
la crise sanitaire, tout occupé qu’il
était à faire passer en force sa réforme
des retraites à coups de LBD et de 49.3
plutôt que de s’occuper des masques,
tests, respirateurs, frontières etc.
On soulignera
également que l’opinion publique, plus
ou moins éclairée, plus ou moins
critique, parfois farfelue, parfois
brillante, qu’elle s’exprime dans les
troquets ou sur les réseaux sociaux, et
quel que soit le mépris de classe dont
elle fait l’objet, constitue la base sur
laquelle, progressivement, se forment
les jugements des citoyens, et que les
élections ne sont jamais autre chose que
le fruit de cette opinion exprimée
librement et éclairée par divers biais
intellectuels qui ne la surplombent pas
mais l’alimentent dans le cadre de la
confrontation des idées. L’exécutif
macronien, qui s’est caractérisé par son
autisme en matière de résolution des
conflits sociaux et dans sa gouvernance
en général, eût été bien inspiré
d’écouter un peu plus cette opinion
publique. Il ne semble pas que,
lorsqu’on a commis autant de bévues,
d’échecs voire de fautes sur lesquelles
des comptes y compris judiciaires
devront être rendus, on puisse se
permettre quelque morgue que ce soit et
il ne suffit pas de répéter mille fois
le terme « humilité » pour l’incarner ou
la ressentir véritablement. Encore ce
problème de mauvais jeu d’acteur,
décidément…
Par ailleurs, dans
une sorte de syndrome stéréotypé du
Baron noir en goguette à l’Assemblée, il
est de bon ton d’opposer le vrai
politique, qui est un métier (ce qui est
difficilement compatible avec le fait de
se revendiquer «fiers d’être des
amateurs ») de ce nouveau citoyen
participant bien davantage qu’avant à la
fabrique de l’opinion, co-constructeur
actif du politique dont il est,
rappelons-le à toutes fins utiles, le
Souverain, mais aussi à la production de
la vérité des faits (contre un discours
propagandiste à sens unique), grâce
précisément aux réseaux sociaux et à
l’échange d’informations
contradictoires. Vanter les mérites du
débat parlementaire lorsqu’on a
transformé l’Assemblée en armée de
godillots et décidé, en tout début de
crise sanitaire, l’application du 49.3,
n’est pas très sérieux ni crédible. Le
mauvais grimage n’a du reste pas tardé à
dégouliner puisque, dans les discussions
qui ont ensuite eu lieu autour du projet
nébuleux de déconfinement, le Président
de l’Assemblée, Richard Ferrand, le
monsieur des Mutuelles de Bretagne mis
en examen et néanmoins toujours juché
sur son perchoir, a cru bon de répondre
au leader de la France Insoumise
Jean-Luc Mélenchon qui terminait son
discours en disant « j’achève » :
« C’est nous que vous achevez !». On
peut entendre dans ces mots tout le
respect, en effet, que porte la Macronie
au débat parlementaire prétendument
porté au pinacle quelques minutes plus
tôt, dans une répartie qui, du reste, se
situe quelque part entre les grincements
courtisans du Ridicule de Patrice
Leconte et, précisément, les blagues
parfois bonnes parfois mauvaises du café
du commerce désormais directement
importées dans l’hémicycle, la buvette
étant probablement fermée pour cause de
coronavirus.
On sait que
l’exécutif est de plus en plus agacé par
l’expression des critiques visant la
gestion calamiteuse de la crise
sanitaire, agacé et manifestement très
inquiet des futures poursuites
judiciaires qui ne manqueront pas
d’intervenir en des proportions
infiniment supérieures à celles liées au
scandale du sang contaminé, et les
appels à l’union nationale, rameutant
tous les seconds couteaux du « monde
d’avant » non plus que la métaphore
guerrière (les fameuses « brigades » de
traçage mises en place pour le
déconfinement, dont le nom a de quoi
surprendre, cherchent sans doute à
renvoyer aux célèbres Brigades du Tigre
pour celui qui s’est improvisé en
Clemenceau de foire) n’y changeront
rien.
La contradiction
nourrit la démocratie
Ainsi, quelques
jours plus tôt, Emmanuel Macron avait
enragé, comme le rapportait Le Parisien,
contre ceux qui osent émettre des
critiques « sur les plateaux télé »,
visant cette fois non seulement les
commentateurs, experts et autres
intervenants, mais aussi les opposants
politiques. Le chef de l’Etat avait
également fustigé, fin mars,
les « irresponsables » qui « cherchent
déjà à faire des procès », tout cela
depuis une usine de fabrication de
masques dont l’exécutif expliquait
doctement quelques semaines plus tôt au
bon peuple que ceux-ci ne servaient à
rien -sur fond de croyance béate voire
stupide en la capacité du marché
mondialisé à assurer la sécurité
sanitaire de nations vouées aux gémonies
dans leurs aspirations légitimes à la
souveraineté (systématiquement vidée de
sa substance dans l’idéologie
macronienne par l’évocation d’une
souveraineté européenne fantasmagorique
et ontologiquement inexistante).
Ajoutons qu’en dépit d’une
instrumentalisation judiciaire devenue
coutumière, il n’appartiendra pas à
l’exécutif macronien de décider des
actions en justice à venir. Par
ailleurs, et jusqu’à preuve du
contraire, les « irresponsables », dans
une crise gérée avec autant
d’approximations, d’amateurisme et de
zones d’ombre (masques, tests,
respirateurs, frontières…), ce sont les
personnes qui, précisément sont « aux
responsabilités ». L’opinion publique
s’exprime. Les responsables politiques
rendent des comptes. C’est ainsi que
fonctionne la démocratie en dépit de la
jurisprudence d’autoamnistie du fameux
« responsable mais pas coupable » dont
le revirement est à prévoir tant il
était inepte et désormais socialement
inaudible.
Il convient par
conséquent de rappeler à cette fine
équipe que l’opinion publique non
seulement ne se taira pas mais
s’amplifiera, que les opposants
politiques sont, jusqu’à plus ample
informé, encore libres de faire leur
travail de lecture critique et de
contre-pouvoir, cela s’appelle la
démocratie et les Français y semblent
plutôt attachés, et que les médias bien
que souvent complaisants ne sont plus
soumis à un quelconque contrôle du
Ministère de l’Information. Ceux qui
avaient misé sur le confinement et la
crise pour verrouiller, une fois de
plus, la liberté d’expression et la
nécessité du contrôle critique de
l’action publique, en seront pour leurs
frais.
Non, décidément, le
jour d’après ne ressemblera pas au jour
d’avant. Par chance.
Le sommaire de Régis de Castelnau
Le dossier
Politique
Les dernières mises à jour
|