Nouvelles
d'Orient
Que pensent les
Egyptiens ?
Alain Gresh
Alain
Gresh
Mardi 10 décembre 2013
Il est bien difficile de se faire une
idée de ce que pensent les Egyptiens.
Les médias aux ordres chantent les
louanges des militaires et demandent la
liquidation des Frères musulmans. Les
journaux qui tentent, timidement, comme
le quotidien Al-Chourouk, de
donner la parole à ceux qui, tout en
condamnant les Frères refusent les
militaires, sont soumis à des pressions
financières, à une diminution de leurs
ressources publicitaires. Si des médias
liés aux Frères rendent compte des
manifestations qui, depuis le coup
d’Etat du 3 juillet, se poursuivent, il
est impossible de se faire une idée de
l’ampleur de ce mouvement, notamment en
dehors du Caire ou d’Alexandrie, où les
journalistes étrangers sont rarement
présents.
Lire Fadi Awad et Claire Talon, « Fracture
chez les écrivains égyptiens »,
LeMonde diplomatique, décembre 2013. Le
projet de Constitution (lire « La
Constitution égyptienne est-elle
révolutionnaire ? », OrientXXI,
4 décembre 2013), qui sera soumis au
vote populaire (voir
ici le texte en anglais et en arabe)
en janvier prochain consacre le pouvoir
militaire (le ministre de la défense
devra être nommé par l’armée pendant une
période transitoire de huit ans et et
les procès militaires contre les civils
se poursuivront). Si le texte dénonce la
torture, celle-ci se pratique en toute
impunité dans les prisons où les détenus
Frères musulmans sont rejoints par une
série de jeunes révolutionnaires, pour
certains symboles de la révolution
de 2011 (lire « Egypte :
chroniques d’une contre-révolution (III) »,
2 décembre 2013).
Le résultat du scrutin fait peu de
doutes, l’appareil de l’« Etat
profond », soutenu par la plupart des
forces politiques, se mobilisant, comme
sous l’ancien président Hosni Moubarak,
pour permettre l’« expression libre » de
la population. A part les Frères, qui
appelleront sans doute au boycott, et
les forces dites de la troisième voie
(« non aux Frères, non à l’armée »),
seul le parti Egypte forte de
l’ancien candidat à la présidentielle
Abdelmonem Aboul Foutouh (près de
20 % des suffrages) exhorte à voter non.
Je n’aime pas beaucoup les sondages
et ils sont à manier avec la plus grande
prudence. Ce qui fait l’intérêt de celui
mené par le Zogby Research Services, « Egyptian
attitudes, septembre 2013 », c’est
qu’il s’inscrit dans une série d’études
faites par cet institut — une en mai,
l’autre en juillet et celle-ci en
septembre — et permet de mesurer
l’évolution des opinions. Il permet
aussi de mettre en lumière les divisions
profondes de la société.
Quelques enseignements :
L’influence
du Parti de la liberté et de la justice
(PLJ), qui avait chuté à environ un
quart de la population en mai et
juillet, a remonté en septembre à 34 %.
En revanche, le grand parti salafiste
Nour, qui soutien les militaires, est
passé de 29 % en mai, à 22 % en juillet
et à 10 % en septembre. La confiance
dans l’opposition officielle, le Front
de salut national, est tombée de 22 % en
mai à 13 % alors que celle accordée au
mouvement du 6 Avril, très actif dans la
révolution de janvier-février 2011,
tourne autour de 20 %. Le mouvement
Tamarrod, qui a joué un rôle important
dans les manifestations du 30 juin ayant
abouti à la chute de Mohammed Morsi,
conserve un large appui, bien qu’il soit
difficile de l’interpréter : le
mouvement a éclaté en de multiples
fractions, certaines très critiques du
pouvoir militaire, d’autres le soutenant
sans réserves.
Sur
l’appréciation du coup d’Etat du
3 juillet, une courte majorité de la
population le rejette (51 % contre
46 %).
Si
la majorité pense que la situation a
empiré depuis le 3 juillet, une
écrasante majorité (83 %) voit l’avenir
avec optimisme.
Malgré
la vague de « sissimania » (en référence
au ministre de la défense Abdel Fatah
Al-Sissi, véritable homme fort du
régime) orchestrée par les médias, les
opinions sur lui sont très partagées :
46 % lui font confiance, 52 % non.
S’agissant de Morsi, 44 % lui font
confiance, 54 % non.
La
confiance dans l’armée reste élevée,
70 %, alors qu’elle avait culminé à 91 %
en juillet.
Si
une majorité écrasante affirme qu’une
réconciliation nationale est importante
pour l’avenir du pays (79 %), l’opinion
est pourtant divisée sur le fait de
trouver une solution incluant les Frères
dans le jeu politique (42 % y sont
favorables, alors que 50 % pensent
qu’ils doivent être interdits).
S’il y a quelque chose qui fait
l’unanimité parmi les Egyptiens, c’est
leur hostilité aux Etats-Unis (94 %) et
à l’Union européenne (86 %). L’opinion
est divisée sur l’Arabie saoudite (58 %
ont une vision positive et 42 %
négative), sans doute parce que ce pays
a accordé une forte aide financière à
l’Egypte.
L’existence du Monde
diplomatique ne peut
pas uniquement dépendre du
travail de la petite équipe
qui le produit, aussi
enthousiaste soit-elle. Nous
savons que nous pouvons
compter sur vous.
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