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Opinion
Comment les
choses peuvent-elles évoluer en Libye ?
Yash Tandon
Des insurgés sur la ligne de front, près de Zlitan, le 6 juin
2011
Lundi 6 juin 2011
L’assaut continu sur la Libye par les forces de
l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) devrait
pousser à déférer ses dirigeants devant le Tribunal Pénal
International (TPI), estime Yash Tandon. Mais il reste convaincu
que cela ne se produira pas. Il lui reste aussi la conviction
qu’un nouveau régime installé par ce biais sera au service de
l’empire, garantissant l’accès au pétrole, faisant barrage aux
réfugiés vers l’Europe et faisant rempart contre les forces
jugées menaçantes comme celles du Hamas et de l’Iran.
J’ai terminé mon article intitulé ‘De qui Kadhafi est-il le
dictateur’ avec la question suivante : maintenant que faire ?
Comment les choses peuvent-elles évoluer en Libye ? Avant que je
n’aborde cette question, il est nécessaire de se souvenir que la
Libye est un Etat néocolonial et qu’objectivement Kadhafi a été
un dictateur néocolonial du capitalisme global, même si,
subjectivement, il a été et reste anti-impérialiste. L’empire a
pu s’accommoder de lui et l’a en effet réhabilité après son
revirement de 1999, il y a plus d’une décennie. Mais le
Printemps arabe a perturbé le programme de l’empire et il a
fallu vite faire volte-face et se débarrasser de Kadhafi.
Alors, maintenant que faire ? L’empire, avec la connivence d’une
partie de la population libyenne avait espéré se débarrasser de
Kadhafi rapidement. La zone d’exclusion aérienne limitée des
Nations Unies s’est transformée en une opération militaire de
l’OTAN qui est maintenant une violation du mandat originel.
L’empire, dans son orgueil et ses illusions, a cru pendant un
temps que les Nations Unies pourraient permettre une invasion
terrestre. Mais ceci a échoué. La Russie et la Chine, qui ont le
droit de veto au Conseil de Sécurité, ont dénoncé le fait que
l’OTAN avait été bien au-delà de son mandat. Kadhafi, l’ancien
enfant chéri et choyé de l’empire après son revirement de 1999,
s’avère beaucoup plus résilient que prévu. Il est de retour sur
son chemin anti-impérialiste et nationaliste. La machine de
guerre impériale n’a pas réussi à le déloger.
Depuis mars 2011, l’OTAN a effectué plus de 6000 sorties
aériennes dont 2400 ont été des bombardements. Ce sont-là des
chiffres impressionnants, quelle que soit l’aune à laquelle on
les mesure. Face à une guerre qui se prolonge, l’empire use
maintenant de subterfuges et de double langage afin d’étendre
ses opérations militaires en Libye. Il tue des gens visés depuis
le ciel tout en le niant et continue de cultiver le mythe qu’il
ne fait que protéger des civils. Ceci est un mensonge éhonté.
L’OTAN a effrontément bombardé le complexe personnel de Kadhafi
à Tripoli le 22 mars, espérant le tuer.
Comme dans le cas de Ben Laden, l’empire a une stratégie
militaire horrible et d’une simplicité impressionnante : couper
la tête du serpent et le reste du corps va disparaître. Au cours
du bombardement du 22 mars, l’empire n’a réussi qu’à tuer l’un
des fils de Kadhafi dans ce qui ne peut être qualifié autrement
que d’acte criminel. Ce qui devrait motiver Luis Moreno-Ocampo,
le procureur du TPI à enquêter et à inculper les dirigeants de
l’OTAN pour des actions criminelles. Naturellement nous savons
que cela ne se produira pas. Dans l’arène international,
l’impunité n’a qu’un visage : celui de l’empire
Donc, retour à la question : que faire maintenant en Libye ?
Bien que cela ressemble à un cliché, c’est un truisme que de
dire que ’le futur de la Libye est dans les mains des Libyens’.
Même l’empire, hypocritement, endosse ce principe et il y est
obligé s’il veut garder la moindre légitimité, la moindre excuse
pour ses actions en Libye. Mais le fait est que l’empire ne peut
pas permettre l’autodétermination dans ses néo-colonies. Ceci
serait par définition la fin des néo-colonies et donc la mort de
l’empire. L’empire doit diviser pour régner.
En Libye, l’empire a activement encouragé une partie de la
population à mener une guerre par procuration. Pour dire les
choses clairement, Bengazi (province) mène une guerre contre
Tripoli (centre) pour le bénéfice de l’empire. La France a été
active à Bengazi avant même la Résolution du Conseil de Sécurité
et a été le premier pays impérial à reconnaître le National
Transitional Council (NTC) à Bengazi. Mais peu de pays ont suivi
et donc, techniquement, le régime de Kadhafi demeure le seul
acteur légalement constitué dans la conduite des relations
diplomatiques de la Libye. Contre lui, l’empire utilise les gens
dans une métaphore idéologique pour décrire une nation tout
entière dont il est dit qu’elle s’est révoltée contre Kadhafi.
Ceci est un autre mythe.
Par exemple, l’histoire véhiculée par les média, selon laquelle
‘’les combattants favorables à la démocratie à Misrata sont
engagés dans une guerre des tranchées contre Kadhafi’, est une
expression qui n’a rien d’anodin. Elle sert à accréditer l’idée
que les forces en faveur de la démocratie résistent au
dictateur. Elle sert également à préparer le terrain
psychologique et politique pour justifier le soutien militaire
déclaré et clandestin du ‘peuple’. La question qu’il convient
alors de poser est : quel peuple ? Qui parmi les dirigeants du
NTC représente le peuple ?
Le ’peuple’ est la dénomination simplifiée d’une réalité
complexe. Parce qu’il doit y avoir, même à Bengazi, des gens qui
ont maintenant compris qu’ils sont otages de l’empire, qu’ils ne
peuvent gérer leurs affaires sans l’empire. Mais ces ‘rebelles
d’entre les rebelles’ (si on peut les décrire ainsi) sont
probablement marginalisés par la coalition des forces politiques
qui gravite autour du NTC à Bengazi. C’est une question
complexe. Pas aussi simple que ce qui est présenté par l’empire
et les média.
La dure réalité est qu’aussi longtemps que l’empire dicte les
termes et les moyens des relations avec Kadhafi, le ‘peuple’ ne
pourra jamais déterminer son futur. C’est aussi simple que cela.
Lorsqu’une nation a remis sa souveraineté à l’empire, elle ne
peut la retrouver que si elle se libère de l’empire. Lorsque la
rue s’est révoltée contre le régime de Kadhafi, elle s’est aussi
révoltée contre l’ordre impérial. Mais maintenant la situation a
échappé au contrôle du peuple. L’empire a pris en charge la
destitution de Kadhafi et, en apparence, il aide le ‘peuple’ à
mettre en place un régime ‘démocratique’. L’empire s’assurera
que ce nouveau régime lui soit étroitement lié afin qu’il
continue de servir ses objectifs économiques et stratégiques
dans la région, y compris l’accès au pétrole, la retenue de
cargaisons de réfugiés vers l’Europe et, par-dessus tout, la
protection d’Israël, cet avant-poste de l’empire dans la région
qui contre les dangers posés par le Hamas, la Syrie et l’Iran
par exemple.
Donc retour à la question : quelle est l’évolution possible pour
la nation libyenne ? Là, il serait peut-être utile pour la
nation (un terme meilleur que ’peuple’) d’apprendre de
l’expérience de la nation palestinienne pour faire progresser
leur lutte en faveur de l’autodétermination. La Palestine est
une nation occupée. Le peuple palestinien ne peut négocier avec
Israël aussi longtemps que ses terres sont occupées. Néanmoins
c’est ce que l’empire a encouragé les Palestiniens à faire
depuis 60 ans. C’est une situation impossible. Comment la
Palestine peut-elle négocier sur un pied d’égalité si elle est
occupée ? L’empire est venu faire de la médiation mais il n’est
pas un médiateur neutre. Ce n’est pas un courtier honnête. Des
pays comme la Norvège, instigateur des négociations entre Israël
et la Palestine, l’a fait comme substitut de l’empire dont elle
est partie intégrale. Les dits accords d’Oslo dont les
Norvégiens ont été les médiateurs, par exemple, étaient un
processus partial au nom de l’impérialisme collectif.
Comme l’a formulé Ziyad Clot qui avait été un conseilleur de
l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) : ’les
‘négociations de paix’ ont été une farce trompeuse lors de
laquelle des conditions biaisées ont été imposées par Israël et
ont été systématiquement endossées par les Etats-Unis et
l’Europe. Loin de rendre possible une paix négociée et juste qui
mette un terme au conflit, la poursuite du processus d’Oslo a
aggravé les politiques ségrégationnistes israéliennes et a
justifié le renforcement des contrôles de sécurité imposés à la
population palestinienne ainsi que sa fragmentation
géographique. Loin d’avoir préservé la terre sur laquelle
construire la nation, il a toléré l’intensification de la
colonisation du territoire palestinien. Loin d’avoir maintenu la
cohésion nationale, le processus, auquel j’ai participé
brièvement, a été l’instrument qui a créé et aggravé la division
des Palestiniens. Lors de ses derniers développements, il est
devenu une entreprise cruelle dont les Palestiniens de la Bande
de Gaza ont le plus souffert. Enfin, ces négociations ont exclu
la grande majorité de la population palestinienne : les 7
millions de réfugiés palestiniens. Mon expérience au cours des
11 mois passés à Ramallah confirme que l’OLP, au vu de sa
structure, n’a pas été dans une position pour représenter les
droits et les intérêts de tous les Palestiniens’ (Why I blew the
whistle about Palestine’. The Guardian, samedi le 14 mai 2011)
Naturellement rien ne reste figé pour l’éternité. Même après 60
ans d’efforts de la part de l’empire pour diviser la nation
palestinienne, de la contraindre à des ‘négociations de paix’
avec Israël, à grand renfort ‘d’aide’ financière et de la forcer
d’accepter l’Apartheid, le peuple palestinien est finalement
uni. (Au moins pour un temps parce que l’empire et Israël vont
poursuivre leurs efforts pour diviser). Le Hamas et le Fatah ont
pour le moment enterré la hache de guerre et offrent maintenant-
alors que j’écris ces lignes- un front uni à Israël et l’empire,
ce que le Premier Ministre Netanyahu a hypocritement décrit
comme ‘’ une victoire du terrorisme’ et’ un coup mortel pour la
paix’
Un autre des conseils de Ziyad Clot à la Palestine s’applique
aussi à la Libye : ‘Finalement je suis rassuré que le peuple de
Palestine a généralement compris que la réconciliation entre
tous ses constituants doit être le premier pas sur le chemin de
la libération nationale Les Palestiniens de la Cisjordanie et
les Palestiniens de la Bande de Gaza, les Palestiniens en Israël
et les Palestiniens en exil ont un futur commun. Le chemin vers
l’autodétermination des Palestiniens requiert la participation
de tous dans une tribune politique renouvelée.’
Le peuple libyen finira par comprendre que l’opposition entre
‘Tripoli’ et ‘Bengazi’ est une opposition secondaire entre les
peuples, alimentée par l’empire au nom de ‘l’intervention
humanitaire’ appliquée sélectivement dans le cas de la Libye,
mais non dans le cas du Yémen ou de Bahreïn. Ils comprendront
que leur opposant principal en ce moment est l’empire. Dans le
cas de la Palestine, le nouveau régime égyptien a été le
catalyseur du rapprochement entre le Hamas et le Fatah.
Peut-être qu’il pourrait jouer un rôle similaire en Libye.
L’Egypte peut aussi jouer un rôle en mobilisant la Ligue arabe
contre les bombardements de la Libye par l’OTAN. Suite aux
bombardements de Tripoli, son secrétaire général, Amr Moussa a
déclaré que l’approbation par la Ligue de la zone d’exclusion
aérienne du 12 mars dernier a été fondée sur le désir d’empêcher
les forces de Kadhafi d’attaquer des civils et non d’autoriser
des bombardements intenses et des attaques de missiles y compris
sur Tripoli et les forces terrestres libyennes.
Le peuple libyen doit avoir recours à sa propre sagesse
historique pour résoudre ses différends. La sagesse de l’Orient
est profonde. On y reconnaît surtout la valeur de la patience,
en particulier dans le désert. Il faut beaucoup de temps pour
atteindre sa destination avec des chameaux, et son chemin doit
être soigneusement préparé. Le désert est aussi le théâtre de
guerres et de batailles féroces. Mais une oasis est différente.
Une oasis est non seulement une rupture d’avec le désert mais
aussi un endroit neutre, un lieu sacré de paix habité
principalement par des femmes et des enfants. Les visiteurs
n’entrent jamais dans la vie de l’oasis. Ils laissent ses
habitants en paix. Pour les visiteurs, interférer dans
l’hospitalité des habitants de l’oasis est tabou.
Ce n’est pas comme cela que les choses se passent avec l’empire
occidental. C’est un empire fondé historiquement sur le pillage.
C’est un empire d’interférence globale. Dans cet empire il n’y a
pas d’oasis de décence. Cet empire croit à tort qu’il peut
obtenir la soumission en Afghanistan et en Libye à force de
bombardements. L’empire occidental est une culture dépourvue de
civilisation. Il démontre sa culture crasse lorsqu’il se réjouit
de la mort des enfants de Kadhafi dans leur maison. L’empire ne
comprend pas qu’on peut tenir un grain de sable dans sa main et
le faire disparaître en lui soufflant dessus, mais qu’il a fallu
des millions d’années pour créer le sable. La civilisation
orientale est encore jeune mais elle est là depuis longtemps,
beaucoup plus longtemps que la civilisation occidentale et elle
ne peut pas juste être soufflée comme un grain de sable.
L’empire n’a pas conscience des aspects plus raffinés de la
civilisation. Il ne comprend pas qu’il peut remporter des
victoires à court terme mais qu’il peut perdre à long terme, que
ce qui circule peut revenir comme une catapulte.
Retour à la Libye. Les Libyens doivent retourner à leur ‘culture
d’oasis’, trouver un endroit où ils peuvent laisser leurs fusils
et leurs chameaux devant la tente, résoudre leurs différends et
s’unir contre l’empire, comme en Palestine.
La prochaine question est de savoir s’il y a un rôle pour la
communauté internationale en général dans cette guerre sordide.
Par communauté internationale, je ne veux pas dire l’empire et
‘sa coalition de volontaires’. Par là j’entends la communauté en
dehors de la coalition de guerre. Comment les dirigeants des
pays du Tiers Monde peuvent-ils aider, par exemple ? Après la
résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies, ces pays
ont regrettablement permis que les Nations Unies soient
utilisées par l’empire, avec la flagrante complicité de l’actuel
secrétaire général Ban Ki-moon. Ils doivent prendre le contrôle
du processus politique et diplomatique des Nations Unies.
Comment peuvent-ils y parvenir ? Ils doivent d’abord ramener la
question libyenne devant le Conseil de Sécurité pour une
révision du mandat originel. A défaut, ils peuvent amener le
problème devant l’Assemblée générale sous la rubrique ‘S’unir
pour la Paix’, résolution que les Américains ont utilisé pour la
première fois en 1950 afin d’obtenir l’acquiescement des Nations
Unies pour leur action en Corée. La résolution UNGA 377 (V), la
résolution ‘s’unir pour la paix’ déclare que lorsque le Conseil
de Sécurité des Nations Unies n’agit pas en raison de
divergences entre les cinq membres permanents, la question sera
soumise à l’Assemblée générale en faisant usage du mécanisme de
‘session spéciale urgente’. Deuxièmement, les dirigeants du
Tiers Monde doivent aussi revoir la résolution 1674 du Conseil
de Sécurité du 28 avril 2006. Cette résolution réaffirme, aux
paragraphes 138 et 139 du World summit outcome document de 2005
qui contient entre autres choses, le concept de la
‘responsabilité de protéger’, ou R2P, dont l’empire a fait un
usage sérieusement abusif dans le cas de la Libye.
Ce concept de ‘responsabilité de protéger’ et le concept de
‘d’intervention humanitaire’ sont des questions que j’aborderai
dans la prochaine édition de Pambazuka. Les dictateurs impériaux
infligent le carnage à la Libye en toute en impunité. Ce dont
nous sommes les témoins en Libye n’est pas l’audace de l’espoir
mais l’audace de la folie. Ce carnage et cette folie doivent
s’arrêter.
* Traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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