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Gush Shalom
L’impudence de l’État : la Chutzpah, c’est moi !
Uri Avnery
Dans toute
langue, il existe des mots qui ne peuvent être correctement
traduits dans aucune autre. Il semblerait que ce qu’ils
expriment soit intimement lié aux locuteurs de la langue considérée,
enraciné dans leur histoire, leurs traditions et leur perception
de la réalité. De tels mots deviennent des expressions
internationales, en apparaissant dans d’autres langues sous leur
forme originelle.
Par exemple, le
mot allemand « Schadenfreude » [1]. Ou le mot anglais «
gentleman » et le mot américain « business ». Ou le mot russe
« pogrom » (qui à l’origine signifie « dévastation »). Ou
le mot japonais « kamikaze » (« vent divin », titre accordé
aux pilotes qui s’écrasaient volontairement avec leur appareil
sur leur cible, au cours de la seconde guerre mondiale). Ou le mot
mexicain « mañana » et son semblable « bukra » en arabe (les
deux signifiant « demain ». Ce qui les différencie ? On dit en
boutade : « bukra n’est pas si urgent »). Et, plus récente,
l’ « intifada » palestinienne.
La contribution
la plus frappante de l’hébreu à ce lexique international est
le mot « chutzpah », qui n’a d’équivalent dans aucune autre
langue. Certains mots anglais [2] peuvent s’en approcher («
impertinence », « cheek » [3], « insolence », « impudence »),
mais aucun ne retranscrit pleinement le sens de cette expression
yiddisho-hébraïque [4]. Il semblerait que ce qu’elle reflète
soit tout à fait propre à la réalité telle que la voient les
juifs, et que l’Etat d’Israël, qui se définit lui-même
comme un « État juif », en ait hérité.
«
CHUTZPAH : impudence ou culot absolu. L’exemple classique est
cet homme qui tue ses parents puis demande la grâce du tribunal
parce qu’il est un orphelin. Aussi utilisé pour désigner une
grande détermination. » Défintion tirée du dictionnaire
yiddish de Shmulka, ornant un T-shirt commercialisé par le Jewish
Book Center (Centre du livre juif) du Cercle
ouvrier (Workmen’s
Circle/Arbeter Ring), qui promeut le
yiddish aux USA depuis 1900.
Le Président de
l’Etat d’Israël est censé symboliser le dénominateur commun
à tous nos compatriotes israéliens. Il est par conséquent
opportun qu’il symbolise également ce trait de caractère. Et
en effet, il est difficile d’imaginer chutzpah plus caractéristique
que le comportement de Son Excellence le Président Moshe Katzav.
Le voilà, le symbole suprême de la chutzpah israélienne. Katzav
est accusé de harcèlement sexuel sur plusieurs femmes qui ont
travaillé pour lui tant à la Présidence que dans le cadre de
ses responsabilités publiques antérieures. Au moins trois
d’entre elles l’ont accusé de viol. De telles accusations ne
constituent évidemment en aucune façon une condamnation.
L’enquête est toujours en cours. Le Président, comme tout
citoyen, doit être présumé innocent jusqu’à ce qu’un
tribunal le déclare coupable. Il est fort possible qu’au final
il ne soit même pas inculpé, ou – si cela arrive – qu’il
soit acquitté, bien que peut-être seulement par manque de
preuves. Certes, mais là n’est pas le propos : le Président
d’un État doit être, comme la femme de César, au-dessus de
tout soupçon. Il suffit de présomptions raisonnablement fondées
à son encontre – comme par exemple une enquête criminelle –
pour qu’il doive démissionner. S’il est ultérieurement
acquitté, tant mieux. Soyons clairs : personnellement, je n’ai
rien contre Moshe Katzav. Au contraire, je l’ai loué à la télévision
pour sa volonté réelle, malgré son appartenance au Likoud, de
se montrer ouvert et à l’écoute envers les citoyens arabes
d’Israël. Par le passé, j’ai eu l’occasion de le mettre en
présence d’une délégation de personnalités de Cisjordanie,
et il a fait preuve de la plus grande courtoisie à leur égard.
Mais en tant que citoyen d’Israël, j’ai honte. L’affaire
dans laquelle il est impliqué déshonore la Présidence, et
indirectement le pays entier. Voilà le « premier des citoyens »
devenu la cible des plaisanteries. On peut néanmoins dire une
chose à sa décharge : de par sa chutzpah, aussi, il symbolise le
pays, ou du moins son élite dirigeante.
Le roi de la
chutzpah, sa véritable incarnation, c’est le Premier Ministre
Ehud Olmert. S’il ressentait le moindre frémissement de honte,
s’il avait la moindre décence, il aurait démissionné au
lendemain du cessez-le-feu [au Liban, NdT]. Nul besoin d’une
enquête pour conclure à l’évidence, à savoir qu’il est
coupable d’une longue série de désastres qui ont causé la
mort de milliers d’êtres humains, parmi lesquels 200 Israéliens
– des hommes, des femmes, des personnes âgées et des enfants.
On peut discuter des accusations exactes qui peuvent être émises
à son encontre : le déclenchement d’une guerre superflue et
sans espoir (c’est ainsi que je vois les choses), ou «
seulement » une incompétence de A à Z dans la conduite des opérations.
Mais n’importe laquelle de ces accusations suffit à une
personne décente pour retourner dans ses pénates y attendre les
conclusions d’enquête. Mais Olmert n’a pas pensé faire cela
ne serait-ce qu’une seconde. Il continue comme si de rien n’était.
Aux USA, on appelle cela « stonewalling » [5]. Il se tient nu
comme l’empereur de la fable pour enfants. Toutes les promesses
qu’il a faites il y a seulement quelques mois, pendant la
campagne électorale, se sont envolées en fumée. Il n’a plus
aucun plan ni projet politique. En aurait-il qu’il n’aurait même
plus la possibilité de le mettre à exécution. Il n’a plus le
temps de penser à autre chose qu’à sa survie politique.
Winston Churchill a dit autrefois, au sujet d’un ancien Premier
Ministre britannique : « Un gentleman authentique et honorable trébuche
parfois sur la vérité, mais se hâte comme si de rien n’était.
» Olmert fait de même et se hâte de suivre son chemin. Il
s’oppose à l’examen des conditions de la guerre par les
moyens prescrits par la loi. Il tente de faire confier l’enquête
à un comité de son cru, indéfectiblement loyal, qui pourra
enterrer celle-ci. Il continue de profiter de la moindre occasion
pour faire un de ses discours banals et perclus de clichés, dénués
de toute véracité ou même d’intérêt. La chutzpah, c’est
ça. Non pas la chutzpah au sens inoffensif et facétieux qu’a
souvent ce mot, mais une chutzpah dangereuse, grossière et
agressive. Et dans les faits, l’État est en pilotage
automatique. Le voilà incapable de prendre des décisions
audacieuses dans une situation qui en exige. La survie personnelle
d’Olmert prend le pas sur tout le reste, du problème de l’échange
de prisonniers jusqu’au massacre quotidien de Palestiniens en
Cisjordanie et à Gaza. Il faut le répéter encore et encore :
l’État n’est pas une propriété privée. Ce n’est pas un
butin qui appartient à quiconque est parvenu à mettre le grapin
dessus, que ce soit ou non par hasard. C’est un trésor national
confié par les citoyens à un politicien en particulier, et que
celui-ci doit rendre s’il s’avère incapable ou incompétent
dans l’accomplissement de ses devoirs. Adopter quelqu’autre
attitude, c’est faire preuve de chutzpah.
Nul besoin de
gaspiller sa salive pour la chutzpah d’Amir Peretz [6] : elle
parle d’elle-même. Sa responsabilité personnelle est engagée
dans toutes les bourdes commises au cours de cette guerre, de la décision
irréfléchie de la déclencher jusqu’à la dernière décision
d’ordre militaire. De la fanfaronnade des débuts jusqu’à
l’amère conclusion, il aura fait montre d’une incapacité
choquante. Une personne décente aurait démissionné à la
seconde où les armes se sont tues. Son refus de le faire ? La
chutzpah. La chutzpah de Peretz est presque étrange. Il a
construit son pouvoir politique sur la base de sa promesse
explicite de mettre en œuvre des réformes sociales
fondamentales. Il n’a pas seulement ignoré sa promesse, il a
carrément fait l’inverse. Il tente à présent de continuer
comme si de rien n’était, et même de paraître à la pointe
des luttes sociales. C’est pathétique.
Mais même ces
trois champions de la chutzpah – Katzav, Olmert et Peretz –
sont bien pâles à côté de Dan Halutz. En compagnie d’autres
gens dont je partage la vision des choses, j’ai manifesté
devant le Ministère de la Défense lorsque celui-ci a prêté
serment comme Chef de l’Etat-Major. Il nous apparaissait
clairement qu’un tel individu, s’étant comporté et exprimé
ainsi qu’il l’avait fait, ne pouvait être désigné pour
diriger l’armée israélienne. Mais, même nous, même dans nos
cauchemars les plus délirants, nous n’avions pas prévu qu’il
confirmerait nos plus sombres pressentiments en un temps si court
et d’une manière si extrême. D’un point de vue strictement
militaire, Halutz est le pire échec de toute l’histoire de
l’armée israélienne. D’un point de vue humain, il a accrédité
la prophétie lui prédisant un brillant avenir à la Cour
Internationale de Justice de La Haye [7]. Du point de vue
politique, sa compréhension en la matière est du niveau d’un
élève d’école élémentaire (que les écoliers me pardonnent
cette comparaison). La vantardise de l’armée de l’air,
l’arrogance d’un général incompétent, la brutalité d’un
individu capable d’infliger sans ciller une tragédie à des
centaines de milliers de personnes – tout cela est apparu au
grand jour au cours de cette guerre. Ainsi qu’il a été rendu
public, Halutz a déclaré au gouvernement, dès le sixième jour
de la guerre, qu’à compter de ce moment, aucun succès supplémentaire
ne pourrait plus être remporté. Il a dit cela, mais n’a pas
exigé l’arrêt des combats ; il a dit cela, et a continué les
massacres et les destructions, jour après jour, nuit après nuit.
A la veille du cessez-le-feu, il a lancé ses soldats dans une
offensive insensée et totalement superflue, pour laquelle la vie
de 33 d’entre eux a été sacrifiée. Mais Dan Halutz ne démissionne
pas. Cela ne lui vient même pas à l’esprit. Cette semaine,
lors d’une réunion d’anciens généraux, des accusations et même
des insultes ont été proférées à son encontre, et il n’a
pas bougé d’un poil. Une personne décente aurait démissionné
sur le champ. Il est évident qu’un officier qui a échoué
comme il l’a fait, et en qui l’armée n’a plus la moindre
confiance, est dans l’incapacité d’effectuer le remaniement
total qui s’impose à présent – le remplacement intégral de
L’État-Major général, et en particulier des commandants en
charge des opérations. Celui qui refuse de porter la
responsabilité de ce gâchis complet peut-il exiger de ses
subordonnés qu’ils assument la leur ? Lorsque la chutzpah est
érigée au rang de norme au sein de l’armée, quelle réhabilitation
celle-ci peut-elle espérer ?
Je sais bien que
plusieurs arguments parlent en faveur du maintien en fonction de
ces champions de la chutzpah. Il n’y a pas d’alternative évidente.
On pourrait tomber de Charybde en Scylla. La démission d’Olmert
pourrait entraîner de nouvelles élections, que la droite la plus
extrême pourrait bien remporter. Sa démission pourrait également
conduire à l’entrée au gouvernement d’Avigdor Liberman, à côté
de qui le Français Jean-Marie Le Pen et l’Autrichien Jörg
Haider sont d’ardents libéraux [8]. Qui peut deviner (ce) qui
succèderait à Halutz ? Tous ces arguments sont valables, mais il
faut les écarter au profit d’une exigence simple : on ne doit
plus laisser la chutzpah aux commandes. L’acceptation, par les
dirigeants du gouvernement et de l’armée, d’une responsabilité
personnelle de leurs actes et de leurs décisions est une caractéristique
essentielle d’une société saine. Il s’agit là d’un impératif
moral basique, semblable à l’impératif catégorique énoncé
par le philosophe allemand Emmanuel Kant, un impératif qui
n’autorise aucun compromis. Le Talmud met en garde contre « la
chutzpah envers le Ciel » (c’est-à-dire envers Dieu). Nous
devons mettre en garde contre la chutzpah envers les citoyens [9],
seuls souverains sur terre.
Notes
du traducteur
1 - «
joie mauvaise » selon le dictionnaire Harrap’s Weis-Mattutat
2 - Dont trois proviennent directement du français, et ont gardé
un sens équivalent à celui qu’ils ont dans cette langue. (NDT)
3 - « cheek » peut se traduire par « culot » ou « toupet »
en français
4 - Le yiddish est la langue que parlaient les juifs d’Europe
centrale jusqu’à la seconde guerre mondiale. L’extermination
des juifs par les nazis, ainsi que la résurrection de la langue hébreue
comme langue des juifs (qui n’avait survécu que comme langue du
culte judaïque) voulue par le sionisme, ont entraîné sa (quasi
?) disparition.
5-Littéralement « faire le mur de pierre ».
6 - Actuel Ministre de la Défense d’Israël, chef du Parti
Travailliste, ancien syndicaliste et…vice-Président de l’Internationale
socialiste.
7-Aux Pays-Bas
8- « Libéraux » au sens politique (connoté positivement), et
non pas économique (connoté négativement, en France en tous
cas), du terme, c’est-à-dire, pour schématiser, défenseurs de
la liberté et des droits de l’individu.
9- « civil society » dans la version anglaise, mais la
traduction littérale « société civile » a un sens plus étroit
en français, désignant un ensemble, assez mal circonscrit, d’ONGs,
de syndicats, de mouvements de citoyens, … voire d’entreprises
et de partis politiques (selon qui emploie l’expression et dans
quel contexte.
Original
: “State
of
Chutzpah
”
Traduit de l’anglais en français par Xavier Rabilloud et révisé
par Fausto Giudice, membres de Tlaxcala,
le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette
traduction est en Copyleft : elle est libre de toute reproduction,
à condition de respecter son intégrité et de mentionner auteurs
et sources.
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