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Opinion
Quelle place pour la Russie au Proche-Orient ?
Thierry Meyssan
Le président Medvedev et le
Premier ministre Poutine.
La complicité entre les « amis de trente ans » s’est soudain
muée en guerre ouverte.
Dans ces conditions, comment Moscou pourrait-il assumer une
grande ambition au Proche-Orient ?
Beyrouth, le mercredi 28 juillet 2010
Happée par le conflit qui fait rage entre son président et son
Premier ministre, la Russie est en train de laisser passer une
chance historique de se déployer au Proche-Orient. Les élites
russes n’ont pas su élaborer de stratégie dans cette région
lorsqu’elles en avaient la possibilité et ne sont plus en mesure
de la définir aujourd’hui. Pour Thierry Meyssan, Moscou est
paralysé : il ne parvient pas à tirer pleinement parti de
l’échec du « remodelage » états-unien, ni à répondre aux
attentes que Vladimir Poutine a suscitées.
L’échec israélien face à la Résistance libanaise, à l’été
2006, a marqué la fin de l’hégémonie états-unienne au
Proche-Orient. En quatre ans, la donne militaire, économique et
diplomatique de la région a été entièrement renouvelée. Dans la
période actuelle, le triangle Turquie-Syrie-Iran s’affirme comme
leader, tandis que la Chine et la Russie étendent leur influence
au fur et à mesure du retrait US. Cependant Moscou hésite à
saisir toutes les opportunités qui s’offrent à lui d’abord parce
que le Proche-Orient n’est pas sa priorité, ensuite parce qu’il
n’y a pas de projet consensuel des élites russes pour cette
région, et enfin parce que les conflits du Proche-Orient
renvoient la Russie à des problèmes internes non résolus. Etat
des lieux :
2001-2006 et le mythe du remodelage
du « Proche-Orient élargi »
L’administration Bush avait su rassembler autour d’un projet
grandiose le lobby pétrolier, le complexe militaro-industriel et
le mouvement sioniste : dominer les champs pétroliers de la mer
Caspienne à la Corne de l’Afrique en redessinant la carte
politique sur la base de petits ethno-Etats. Délimitée non en
fonction de sa population mais des richesses de son sous-sol, la
zone a d’abord été nommée « Croissant de crise » par
l’universitaire Bernard Lewis, puis a été désignée comme
« Proche-Orient élargi » (Greater Middle East) par George
W. Bush.
Washington n’a pas lésiné sur les moyens pour la
« remodeler ». Des sommes gigantesques ont été englouties pour
corrompre les élites locales afin qu’elles renoncent à leurs
intérêts nationaux au profit d’intérêts personnels dans une
économie globalisée. Surtout, une armada titanesque a été
transportée en Afghanistan et en Irak pour prendre en tenaille
l’Iran, principal acteur de la région à tenir tête à l’Empire.
Déjà les projets cartographiés de l’état-major états-unien
circulaient. On y voyait tous les Etats de la région, y compris
les alliés de Washington, dépecés en multiples émirats,
incapables de se défendre. Tandis que la Maison-Blanche imposait
à l’Irak vaincu une partition en trois Etats fédérés (un kurde,
un sunnite et un chiite).
Alors que rien ne semblait pouvoir arrêter ce processus de
domination, le Pentagone confia à Israël le soin de détruire les
fronts secondaires avant l’attaque de l’Iran. Il s’agissait
d’éradiquer le Hezbollah libanais et de renverser le
gouvernement syrien. Las ! Après avoir écrasé un tiers du Liban
sous un tapis de bombes sans équivalent depuis la guerre du
Vietnam, Israël était contraint de se retirer sans avoir atteint
un seul de ses objectifs. Cette défaite a marqué le renversement
du rapport de force.
Dans les mois qui suivirent, les généraux états-uniens se
révoltèrent contre la Maison-Blanche. Ils ne maitrisaient
toujours pas la situation en Irak et anticipaient avec effroi
les difficultés d’une guerre contre un Etat bien armé et
organisé, l’Iran, sur fond d’embrasement régional. Unis autour
de l’amiral William Fallon et du vieux général Brent Scowcroft,
ils firent alliance avec des politiciens réalistes qui
s’opposaient à ce dangereux sur-déploiement militaire. Tous
utilisèrent la Commission Baker-Hamilton pour influencer
l’électorat états-unien jusqu’à renverser le secrétaire à la
Défense Donald Rumsfeld et à imposer un des leurs pour lui
succéder : Robert Gates. Par la suite, les mêmes personnalités
hissèrent Barack Obama à la Maison-Blanche, pourvu qu’il
conserve Robert Gates au Pentagone.
En réalité, l’état-major US n’a pas de stratégie de rechange
après l’échec du « remodelage ». Il se préoccupe exclusivement
de stabiliser ses positions. Les GI’s se sont retirés des
grandes villes irakiennes et se sont repliés dans leurs bases.
Ils ont laissé la gestion du pays aux Israéliens dans la partie
kurde, aux Iraniens dans les parties arabes. Le département
d’Etat a cessé ses cadeaux somptueux aux dirigeants de la région
et semble de plus en plus avare en ces temps de crise
économique. Les obligés d’hier se cherchent de nouveaux maîtres
qui les nourrissent.
Seul Tel-Aviv pense que le repli états-unien n’est qu’une
éclipse, et que le « remodelage » reprendra une fois la crise
économique terminée.
La formation du triangle
Turquie-Syrie-Iran
Washington avait imaginé que le démantèlement de l’Irak
serait contagieux. La guerre civile entre chiites et sunnites
(la Fitna, selon l’expression arabe) aurait dû projeter
l’Iran contre l’Arabie saoudite et diviser tout le monde
arabo-musulman. La quasi-indépendance du Kurdistan irakien
aurait dû sonner l’heure de la sécession kurde en Turquie, en
Syrie et en Iran.
A contrario, la diminution de la pression
états-unienne en Irak a scellé l’alliance des frères ennemis
turcs, syriens et iraniens. Tous ont réalisé qu’ils devaient
s’unir pour survivre et qu’unis, ils pouvaient exercer le
leadership régional. En effet, à eux trois, ces Etats couvrent
l’essentiel du champ politique régional. La Turquie, héritière
de l’Empire ottoman, incarne le sunnisme politique. La Syrie,
seul Etat baasiste depuis la destruction de l’Irak, incarne la
laïcité. Enfin, l’Iran, depuis la révolution de Khomeini,
incarne le chiisme politique.
En quelques mois, Ankara, Damas et Téhéran ont ouvert leurs
frontières communes, diminué leurs droits de douane, et jeté les
bases d’un marché commun. Cette ouverture a créé un appel d’air
et une soudaine croissance économique. Du coup, elle rencontre
un vrai soutien populaire, malgré le souvenir des querelles
précédentes.
Cependant, chacun de ces Etats a son talon d’Achille par
lequel non seulement les Etats-Unis et Israël, mais aussi
certains de leurs voisins arabes, espèrent les blesser.
Tout autant que Mahmoud Ahmadinejad,
Vladimir Poutine est devenu pour Washington « l’homme à
abattre ».
© Mehdi Ghasemi,
Agence ISNA
Le programme nucléaire iranien
Depuis plusieurs années, Tel-Aviv et Washington accusent
l’Iran de violer ses obligations de signataire du Traité de
non-prolifération et de poursuivre un programme nucléaire
militaire secret. Du temps du Shah Reza Pahlevi, les mêmes
capitales —plus Paris— avaient organisé un vaste programme pour
doter l’Iran de la bombe atomique. Personne ne pensait à ce
moment-là qu’un Iran nucléaire représenterait une menace
stratégique, dans la mesure où ce pays n’a pas eu de
comportement expansionniste au cours des derniers siècles. Une
campagne de communication, fondée sur des informations
volontairement falsifiées, a alors objecté que les actuels
dirigeants iraniens seraient des fanatiques qui pourraient
utiliser la bombe, s’ils en avaient une, de manière
irrationnelle, donc dangereuse pour la paix mondiale.
Pourtant, les dirigeants iraniens affirment s’interdire de
fabriquer, de stocker ou d’utiliser la bombe atomique,
précisément pour des raisons idéologiques. Et ils sont crédibles
sur ce point. Souvenons-nous de la guerre déclarée par l’Irak de
Saddam Hussein contre l’Iran de Rouhollah Khomeini. Lorsque
Bagdad lança des missiles sur les villes iraniennes, Téhéran lui
répondit à l’identique. Les missiles en question étaient des
projectiles non guidés, que l’on tirait dans une direction et à
une certaine puissance, et qui tombaient à l’aveuglette. L’imam
Khomeini intervint alors pour dénoncer l’usage de ces armes par
son état-major. Selon lui, de bons musulmans ne pouvaient
prendre le risque moral de tuer massivement des civils en
ciblant des militaires. Il avait alors prohibé le tir de
missiles sur des villes, ce qui déséquilibra les forces en
présence, allongea la guerre, et ajouta des souffrances à son
peuple. Aujourd’hui son successeur, le Guide suprême de la
Révolution, Ali Khanenei, défend la même éthique à propos des
armes nucléaires, et l’on ne voit pas très bien quelle faction
de l’Etat pourrait passer outre son autorité et fabriquer
secrètement une bombe atomique.
En réalité, l’Iran, depuis la fin de la guerre que lui livra
l’Irak, a anticipé l’épuisement de ses réserves d’hydrocarbures.
Il a voulu se doter d’une industrie nucléaire civile pour
assurer son développement sur le long terme, et celui des autres
Etats du tiers-monde. Pour ce faire, les Gardiens de la
Révolution ont constitué un corps spécial de fonctionnaires
dédié à la recherche scientifique et technique, organisé selon
le modèle soviétique au sein de villes secrètes. Ces chercheurs
travaillent également à d’autres programmes, notamment ceux
d’armement conventionnel. L’Iran a ouvert toutes ses
installations de production nucléaire aux inspecteurs de
l’Agence internationale de l’Energie atomique (AIEA), mais
refuse de leur ouvrir les centres de recherche d’armement
conventionnel. On se retrouve donc dans une situation déjà vue :
les inspecteurs de l’AIEA confirment qu’aucun indice ne permet
d’accuser l’Iran, tandis que la CIA et le Mossad affirment sans
apporter d’indice que l’Iran cache des activités illicites au
sein de son vaste secteur de recherche scientifique. Cela
ressemble à s’y méprendre à la campagne d’intoxication de
l’administration Bush qui accusait les inspecteurs de l’ONU de
ne pas faire correctement leur travail et d’ignorer les
programmes d’armes de destruction massive de Saddam Hussein.
Aucun pays au monde n’ayant fait l’objet d’autant
d’inspection de l’AIEA, il n’est pas sérieux de continuer à
accuser l’Iran, mais cela n’érode pas la mauvaise foi de
Washington et de Tel-Aviv. L’invention de cette prétendue menace
est indispensable au complexe militaro industriel qui met en
œuvre depuis des années le programme israélien de « bouclier
anti-missile » avec les fonds des contribuables états-uniens.
Sans menace iranienne, plus de budget !
Téhéran a mené deux opérations pour s’extraire du piège qu’on
lui a tendu. Il a d’abord organisé une conférence internationale
pour un monde dénucléarisé, au cours de laquelle il a —enfin !—
expliqué sa position à ses principaux partenaires (17 avril). De
plus, il a accepté la médiation du Brésil, dont le président
Lula da Silva ambitionne de devenir secrétaire général de l’ONU.
M. Lula a demandé à son homologue états-unien quelle mesure
serait susceptible de rétablir la confiance. Par écrit, Barack
Obama lui a répondu que le compromis conclu en novembre 2009 et
jamais ratifié ferait l’affaire. Le président Lula est venu à
Moscou s’assurer que son homologue russe était sur la même
ligne. Le président Dmitry Medvedev lui a confirmé publiquement
que de son point de vue aussi, le compromis de novembre
suffirait à résoudre la crise. Le lendemain, 18 mai, M. Lula a
signé avec son homologue iranien, Mahmoud Ahmadinejad, un
document correspondant en tous points aux exigences
états-uniennes et russe. Mais la Maison-Blanche et le Kremlin
ont soudain fait volte face et, revenant sur leur position, ont
dénoncé des garanties insuffisantes.
Il n’y a pourtant aucune différence significative entre le texte
ratifié en mai 2010 et celui négocié en novembre 2009.
Le Premier ministre turc Recep
Tayyip Erdoğan (à gauche) s’efforce de restaurer l’indépendance
de son pays
par rapport à la tutelle états-unienne. En ouvrant son pays au
commerce russe, il entend rééquilibrer les relations
internationales. Son ministre des Affaires étrangères, Ahmet
Davutoğlu (à droite), tente de régler un à un les conflits
hérités du passé qui entravent la marge de manœuvre d’Ankara.
© Service de presse
du Kremlin
Le passif de la Turquie
La Turquie a hérité d’un grand nombre de problèmes avec ses
minorités et ses voisins qui ont été entretenus par les
Etats-Unis pour la maintenir durant des décennies dans une
situation de dépendance et de vassalité. Le professeur Ahmet
Davutoğlu, théoricien du néo-ottomanisme et nouveau ministre des
Affaires étrangères, a élaboré une politique extérieure qui vise
d’abord à dégager la Turquie des interminables conflits où elle
s’est embourbée, puis à multiplier ses alliances au travers de
quantité d’institutions inter-gouvernementales.
Le différent avec la Syrie a été le premier réglé. Damas a
cessé de jouer avec les Kurdes et a renoncé à ses prétentions
irrédentistes sur la province du Hatay. En échange, Ankara a
cédé sur la question du partage des eaux fluviales, l’a aidé à
sortir de l’isolement diplomatique et a même organisé des
négociations indirectes avec Tel-Aviv qui occupe le Golan
syrien. En définitive, le président Bachar el-Assad a été reçu
en Turquie (2004) et le président Abdullah Gül en Syrie (2009).
Un Conseil de coopération stratégique a été mis en place entre
les deux pays.
Concernant l’Irak, Ankara s’est opposé à l’invasion du pays par
les Anglo-Saxons (2003). Il a fait interdiction aux Etats-Unis
d’utiliser les bases de l’OTAN situées sur son territoire pour
attaquer Bagdad, provoquant la colère de Washington et retardant
la guerre. Lorsque les Anglo-Saxons passèrent formellement le
pouvoir à des autochtones, Ankara favorisa le processus
électoral et encouragea la minorité turkmène à y participer.
Puis, la Turquie allégea le contrôle à la frontière et facilita
le commerce bilatéral. Seule ombre persistante au tableau : si
les relations avec le gouvernement national de Bagdad sont
excellentes, celles avec le gouvernement régional kurde d’Erbil
sont chaotiques. L’armée turque s’est même octroyée le droit de
poursuite des séparatistes du PKK en territoire irakien —certes,
avec l’aval et sous le contrôle du Pentagone—. Quoi qu’il en
soit, un accord a été signé pour garantir l’exportation du
pétrole irakien par le port turc de Ceyhan.
Ankara a pris une série d’initiatives pour mettre fin au conflit
séculaire avec les Arméniens. Utilisant la « diplomatie du
football », il a admis le massacre de 1915 (mais pas sa
qualification de « génocide »), est parvenu à établir des
relations diplomatiques avec Ierevan, et cherche une solution au
conflit du Haut-Karabagh. Cependant, l’Arménie a suspendu la
ratification de l’accord bipartite de Zurich.
Le passif est également très lourd avec la Grèce et Chypre. Le
partage de la mer Egée n’est toujours pas clair et l’armée
turque occupe le Nord de la République de Chypre. Là encore,
Ankara a proposé diverses mesures pour rétablir la confiance,
notamment la réouverture mutuelle des ports et aéroports.
Néanmoins, les relations sont encore loin de la normalisation
et, pour le moment, Ankara ne semble pas vouloir lâcher l’auto-proclamée
République turque de Chypre du Nord.
Le président Mevedev est venu
négocier en Syrie la rénovation et l’agrandissement des
facilités offertes à la flotte russe. D’ici trois ans, le port
de Tartous pourrait ainsi recevoir des destroyers et des
sous-marins.
Pour servir quelle stratégie ?
© Service de presse
du Kremlin
L’isolement diplomatique de la Syrie
Washington reproche à la Syrie de poursuivre la guerre contre
Israël par intermédiaires interposés : les services iraniens, le
Hezbollah libanais et le Hamas palestinien. Les Etats-Unis ont
donc feint de considérer le président Bachar el-Assad comme
commanditaire de l’assassinat de l’ancien Premier ministre
libanais, Rafic Hariri, et ont mis en place un Tribunal pénal
spécial en vu de le juger.
Avec une habileté surprenante, M. Assad, que l’on présentait
comme un « fils-à-papa » incompétent, a su se tirer d’affaire
sans rien lâcher, ni tirer un coup de feu. Les témoignages de
ses accusateurs se sont dégonflés et Saad Hariri, le fils du
défunt, a cessé de réclamer qu’on l’enchaîne pour venir lui
rendre d’amicales visites à Damas. Plus personne ne veut
financer le Tribunal spécial et il est possible que l’ONU le
démantèle avant qu’il ait eu à siéger, à moins qu’il ne soit
utilisé pour charger le Hezbollah.
Enfin, à Hillary Clinton qui lui enjoignait de rompre avec
l’Iran et le Hezbollah, Bachard el-Assad a répondu en organisant
un sommet impromptu avec Mahmoud Ahmadinejad et Hassan Nasrallah.
Et la Russie ?
L’affirmation du triangle Turquie-Syrie-Iran correspond au
déclin de la puissance militaire d’Israël et des Etats-Unis. La
nature ayant horreur du vide, l’espace vacant s’ouvre à d’autres
puissances.
La Chine est devenue le principal partenaire commercial de
l’Iran et s’appuie sur l’expertise des Gardiens de la Révolution
pour écarter les embuches de la CIA en Afrique. En outre, elle
apporte un soutien militaire aussi discret qu’efficace au
Hezbollah (auquel elle a probablement livré des missiles sol-mer
et des système de guidage résistant aux brouillages) et au Hamas
(qui a ouvert une représentation à Pékin). Toutefois, elle se
hasarde prudemment et lentement sur la scène proche-orientale et
n’entend pas y jouer de rôle décisif.
Toutes les attentes se tournent donc vers Moscou, absent
depuis la dislocation de l’Union soviétique. La Russie
ambitionne de redevenir une puissance mondiale, mais hésite à
s’engager avant d’avoir réglé ses problèmes dans l’ancien espace
du Pacte de Varsovie. Surtout, les élites russes n’ont aucune
politique à substituer au projet US de « remodelage » et
bloquent sur le même problème que les Etats-Unis : le rapport de
force régional ayant changé, il n’est plus possible de mener une
politique d’équilibre entre Israéliens et arabes. Tout
investissement dans la région implique, à plus ou moins long
terme, une rupture avec le régime sioniste.
L’horloge moscovite s’est arrêtée en 1991, lors de la
conférence de Madrid. Elle n’a pas assimilé que les accords
d’Oslo (1993) et de Wadi Araba (1994) ont échoué à mettre en
place la « solution à deux Etats ». Celle-ci est désormais
irréalisable. La seule option pacifique possible est celle qui a
été mise en œuvre en Afrique du Sud : abandon de l’apartheid et
reconnaissance de la nationalité unique des juifs et des
autochtones, instauration d’une vraie démocratie sur la base
« un homme, une voix ». C’est déjà la position officielle de la
Syrie et de l’Iran, ce sera à n’en pas douter bientôt celle de
la Turquie.
La grande conférence diplomatique sur le Proche-Orient que le
Kremlin souhaitait recevoir à Moscou en 2009, annoncée lors du
sommet d’Annapolis et confirmée par des résolutions de l’ONU,
n’a jamais eu lieu. Dans ce jeu, la Russie a passé son tour.
Les élites russes, qui continuent à jouir d’un grand prestige
au Proche-Orient, ne fréquentent plus cette région et la rêvent
plus qu’elles ne la comprennent. Dans les années 90, elles
s’enthousiasmaient pour les théories romantiques de
l’anthropologue Lev Goumilev et se trouvaient en phase avec la
Turquie, seule autre nation à la fois européenne et asiatique.
Puis, elles succombèrent au charisme du géopoliticien Alexandre
Dugin, qui abhorrait le matérialisme occidental, pensait la
Turquie contaminée par l’atlantisme, et s’extasiait devant
l’ascétisme de la Révolution iranienne.
Cependant ces élans se sont brisés en Tchétchénie avant même
de trouver un début de concrétisation. La Russie a affronté
brutalement une forme d’extrémisme religieux, soutenue en
sous-main par les Etats-Unis et alimenté par les services
secrets turcs et saoudiens. Du coup, toute alliance avec un Etat
musulman semblait compromise et périlleuse. Et lorsque la paix
est revenue à Grozny, la Russie n’a pas su, ou n’a pas voulu,
assumer son héritage colonial. Comme l’a analysé Geïdar Dzhemal,
le président du Comité islamique de Russie, elle ne pouvait
prétendre être une nation eurasiatique en feignant que rien ne
se soit passé et en se considérant toujours comme un Etat
orthodoxe protégeant de turbulents petits frères musulmans. Elle
devait —elle doit toujours— se redéfinir en pensant à égalité
orthodoxes et musulmans.
Plutôt que de repousser à demain la solution du problème des
minorités, et à après-demain l’engagement au Proche-Orient, la
Russie pourrait au contraire s’appuyer sur des partenaires
extérieurs musulmans, en qualité de tiers de confiance, pour
nouer le dialogue intérieur. Ainsi, la Syrie de Bachar el-Assad
présente un modèle d’Etat post-socialiste en voie de
démocratisation, qui a su préserver ses institutions laïques et
laissé s’épanouir les grandes religions, et les différents
courants de ces religions, y compris l’islam wahhabite le plus
intransigeant, en préservant la paix sociale.
L’attrait économique
Pour le moment, les élites russes ignorent les mises en garde
de leur ancien chef d’état-major, le général Leonid Ivahov, sur
la nécessité d’alliances asiatiques et proche-orientales face à
l’impérialisme états-unien. Elles préfèrent penser avec le
politologue Gleb Pavlovski que les antagonismes géopolitiques se
dissoudront dans la globalisation économique. Aussi
abordent-elles le Proche-Orient d’abord comme un marché.
Le président Dmitry Medvedev vient d’entreprendre une tournée
qui l’a conduit à Damas et à Ankara. Il a levé des obligations
de visa, et ouvert le marché commun en constitution (Turquie,
Syrie, Iran, + Liban) aux entreprises russes. Il a favorisé la
vente d’un impressionnant arsenal aux uns et aux autres.
Surtout, il a négocié des chantiers décennaux de construction de
centrales électriques nucléaires. Enfin, il a exploité
l’évolution stratégique de la Turquie pour qu’elle prenne en
considération les besoins russes de transit d’hydrocarbures. Un
pipe-line russe terrestre permettra de relier la Mer noire à la
Méditerranée. Et Ankara pourrait se laisser tenter par le projet
de gazoduc South Stream.
Les limites de l’engagement russe
Hors du champ économique, Moscou peine à s’affirmer. Les
bases navales soviétiques en Syrie ont été remises en état et
ouvertes à la flotte russe de Méditerranée, qui n’en fait qu’un
usage limité, d’autant que la marine en mer Noire va être
réduite. Tout se passe comme si Moscou gagnait du temps et
repoussait à plus tard le problème israélien.
C’est que toute condamnation du colonialisme juif pourrait
raviver des problèmes intérieurs. D’abord parce que d’une
manière caricaturale et peu flatteuse, l’apartheid israélien
renvoie au traitement des Tchétchènes. Ensuite parce que la
Russie agit sous le poids d’un complexe historique, celui de
l’antisémitisme. Vladimir Poutine a plusieurs fois tenté de
tourner la page avec des gestes symboliques comme la nomination
d’un rabbin aux armées, mais la Russie n’est toujours pas à
l’aise avec ce sujet.
Pourtant l’attentisme n’est plus de mise : les dès sont déjà
jetés. Il faut en tirer les conséquences. Israël a joué un rôle
déterminant dans l’armement et la formation des troupes
géorgiennes qui ont attaqué et tué des ressortissants russes en
Ossétie du Sud. En échange, le ministre géorgien de la Défense
Davit Kezerashvili, double national israélo-géorgien, avait loué
deux bases militaires aériennes à Tsahal. De la sorte, les
bombardiers israéliens se serait approchés de l’Iran et aurait
pu le frapper. Moscou a stoïquement encaissé le coup, sans
prendre de mesures de rétorsion à l’égard de Tel-Aviv.
Le président de la Fédération de
Russie, Dmitry Medvedev, discute du possible accueil de réfugiés
israéliens
ex-soviétiques avec le gouverneur de l’oblast autonome juif du
Birodijan, Alexander Vinnikov (2 juillet 2010).
© Service de presse
du Kremlin
Cette absence de réaction étonne au Proche-Orient. Certes,
Tel-Aviv dispose de nombreux relais dans les élites russes et
n’a pas hésité à s’y créer des réseaux en offrant à des gens
influents des facilités matérielles en Israël. Mais Moscou
dispose de bien plus de relais en Israël avec un million
d’ex-Soviétiques émigrés. Il pourrait mettre en lice une
personnalité capable de jouer en Palestine occupée le rôle de
Frederik de Klerk en Afrique du Sud : liquider l’apartheid et
instaurer la démocratie au sein d’un Etat unique. Dans cette
perspective, Dmitry Medevedev anticipe un exode d’Israéliens qui
n’accepteraient pas la nouvelle donne. Il a donc bloqué la
fusion annoncée du kraï de Khabarovsk et de l’oblast
autonome juif du Birobidjan. Le président, issu d’une famille
juive convertie à l’orthodoxie, envisage de réactiver cette
unité administrative fondée par Staline en 1934 comme
alternative à la création de l’Etat d’Israël. Ce qui fut, au
sein de l’Union soviétique, une république juive pourrait
accueillir des réfugiés. Ils seraient d’autant plus les
bienvenus que la démographie russe est en chute libre.
Marchand sur les pas de ses
ancêtres, le président Medvedev s’est rendu au Birobidjan
pour réactiver les traditions de l’oblast autonome juif.
© Service de presse
du Kremlin
En définitive, ce sont les atermoiements à propos du
nucléaire iranien qui surprennent le plus. Il est vrai que les
marchands iraniens n’ont cessé de contester les factures de la
construction de la centrale de Busher. Il est également vrai que
les Persans sont devenus susceptibles à force de subir les
ingérences anglo-saxonnes dans leurs vies. Mais le Kremlin n’a
cessé de souffler le chaud et le froid. Dmitry Medvedev discute
avec les Occidentaux et les assure du soutien russe pour voter
des sanctions au Conseil de sécurité. Tandis que Vladimir
Poutine assure aux Iraniens que la Russie ne les laissera pas
sans défense s’ils jouent le jeu de la transparence. Sur place,
les responsables se demandent si les deux dirigeants se sont
répartis les rôles selon les interlocuteurs et font ainsi monter
les enchères. Ou si la Russie est paralysée par un conflit au
sommet. C’est en réalité, semble t-il, ce qui se passe : le
tandem Medvedev-Poutine s’est lentement dégradé et la relation
entre les deux hommes a tourné brutalement à la guerre
fratricide.
La diplomatie russe a laissé entendre aux Etats non alignés
qu’une quatrième résolution du Conseil de sécurité condamnant
l’Iran serait préférable à des sanctions unilatérales des
Etats-Unis et de l’Union européenne. C’est faux : Washington et
Bruxelles ne manqueront pas de s’appuyer sur la résolution de
l’ONU pour justifier des sanctions unilatérales supplémentaires.
Le président Medvedev a déclaré, lors de sa conférence de
presse conjointe avec son homologue brésilien le 14 mai, qu’il
avait arrêté une position commune par téléphone avec le
président Obama : dans le cas où l’Iran accepterait la
proposition qui lui a été faite [en novembre 2009]
d’enrichissement de son uranium à l’étranger, il n’y aurait plus
de raison d’envisager des sanctions au Conseil de sécurité. Or,
lorsque —contre toute attente— l’Iran a signé le Protocole de
Téhéran avec le Brésil et la Turquie, Washington a fait volte
face et Moscou lui a emboité le pas au mépris de la parole
donnée.
Le 14 mai 2010, le président
Medvedev apporte publiquement son soutien à l’initiative de son
homologue brésilien,
Lula da Silva, pour résoudre la crise iranienne. Quelques jours
plus tard, il se ralliera aux Etats-Unis et donnera instruction
à son ambassadeur aux Nations Unies de voter la résolution 1929
au mépris de la parole donnée.
© Service de presse
du Kremlin
Certes le représentant permanent de la Russie au Conseil de
sécurité, Vitaly Churkin, a largement vidé de sa substance la
résolution 1929 en écartant un embargo énergétique total, mais
il l’a votée. A défaut d’être efficace, celle-ci est infamante,
à la fois pour l’Iran, le Brésil, la Turquie et pour tous les
Etats non-alignés qui soutiennent la démarche de Téhéran. Cette
résolution a été d’autant plus mal perçue qu’elle contrevient
aux termes du Traité de non-prolifération. Celui-ci garantit à
chaque signataire le droit d’enrichir de l’uranium, tandis que
la résolution onusienne l’interdit à l’Iran. Jusqu’à présent, la
Russie apparaissait comme le gardien du droit international, ce
n’est pas ici le cas. A tort ou à raison, les non-alignés en
général et l’Iran en particulier ont interprété le vote russe
comme la volonté d’une grande puissance d’empêcher les
puissances émergentes d’atteindre l’indépendance énergétique
nécessaire à leur développement économique. Il sera difficile de
faire oublier ce faux pas.
Source
Odnako (Fédération de Russie)
Hebdomadaire d’information générale. Rédacteur en chef : Mikhail
Léontieff
Ce dossier a été publié en couverture de
l’hebdomadaire russe Odnako, sous les titres
« Proche-Orient : Sommes nous prêts ? » ; « En soutenant des
sanctions contre l’Iran, la Russie s’est sabordée ».
Thierry Meyssan,
Analyste politique français,
président-fondateur du
Réseau
Voltaire et de la conférence
Axis for
Peace. Il publie chaque semaine
des chroniques de politique étrangère dans la presse arabe et
russe. Dernier ouvrage publié :
L’Effroyable imposture 2,
éd. JP Bertand (2007).
Sommaire du Réseau Voltaire
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