Beyrouth, le dimanche 24 mai 2009
Quatre ans après l’assassinat de l’ancien Premier ministre
libanais Rafic Hariri, l’enquête internationale n’a toujours pas
abouti et donne lieu à de nouvelles manipulations politiques.
Loin de la rigueur qui sied à une procédure judiciaire, un
article du Spiegel ouvre un nouvel épisode du
feuilleton : puisqu’il a fallu renoncer à accuser la Syrie,
faute de preuves, les enquêteurs proches des États-Unis et
d’Israël désignent maintenant l’Iran. Ce rebondissement
intervient comme un contre-feu, après qu’un journaliste
états-unien s’exprimant sur Russia Today, ait accusé Dick
Cheney d’avoir commandité le crime.
Selon l’hebdomadaire
allemand Der Spiegel, les investigations du Tribunal
spécial pour la Liban se dirigent désormais vers une mise en
cause du Hezbollah dans l’assassinat de l’ancien Premier
ministre libanais Rafic Hariri. La nouvelle a immédiatement été
reprise par les agences de presse occidentales tandis que le
ministre des Affaires étrangères israélien, Avigdor Lieberman, a
demandé le lancement d’un mandat d’arrêt international ou
l’interpellation par la force du secrétaire général du
Hezbollah, Hassan Nasrallah.
Cette agitation intervient alors que, sur la chaîne de
télévision publique Russia Today, le journaliste
états-unien Wayne Madsen avait affirmé, deux semaines plutôt,
que l’assassinat de Rafic Hariri avait été commandité par le
vice-président des États-Unis de l’époque, Dick Cheney ; une
nouvelle qui avait été ignorée par les agences de presse
occidentales et le gouvernement israélien, mais qui avait semé
le trouble au Proche-Orient dans son ensemble et au Liban en
particulier [1].
Ces deux accusations ne sont pas seulement contradictoires
entre elles, elles contredisent aussi les données de l’enquête
officielle selon lesquelles treize terroristes islamistes
sunnites, actuellement incarcérés au Liban, ont avoué leur
participation à l’attentat.
Survenant en pleine campagne électorale, ces imputations
n’auront pas le temps d’être sereinement débattues avant le
scrutin du 7 juin.
Le positionnement du Spiegel
L’article qui a mis le feu aux poudres en Occident sera
publié dans la prochaine livraison du Spiegel. Cependant,
il est déjà disponible sur le site internet du magazine, mais en
version anglaise [2].
Ce choix éditorial montre que, bien que publié à Hambourg,
l’article est moins destiné aux lecteurs allemands qu’à
l’opinion publique internationale, voire aux Libanais.
L’auteur de l’article, Erich Follath, est un journaliste
réputé qui écrit depuis trente ans sur les sujets de politique
internationale les plus divers. Il s’est fait connaître, en
1985, en publiant un livre documenté de l’intérieur sur les
services secrets israéliens, L’Œil de David [3].
Il est ajourd’hui membre de l’Atlantische Initiative, un groupe
de pression en faveur de l’OTAN. Il ne cache pas son antipathie
pour le Hezbollah, qu’il ne considère pas comme un mouvement de
résistance, mais comme un « État dans l’État » et qu’il rend
responsable des attentats survenus en 2002 et 2004 en Amérique
latine [4].
Le Spiegel est un hebdomadaire créé en 1947, après la
chute du IIIe Reich, par l’autorité d’occupation anglaise.
Celle-ci en confia la direction au journaliste Rudolf Augstein.
À la mort de celui-ci, en 2002, le capital a été réorganisé. Le
journal appartient désormais pour un quart à la famille
Augstein, pour moitié aux rédacteurs, et pour le quart restant
au groupe Bertelsmann. Ce dernier est étroitement lié à l’OTAN
pour le compte de laquelle il organise à Munich la conférence
annuelle sur la sécurité [5].
Tout au long de son histoire, le Spiegel s’est
distingué par une série de scoops qui ont profondément influé
sur la vie politique allemande en détruisant bien des carrières.
Généralement très bien informés, ses articles servaient toujours
les intérêts anglo-américains. À droite, Franz Josef Strauß
l’appelait « la Gestapo d’aujourd’hui », tandis qu’à gauche, le
chancelier Willy Brandt le qualifia de « feuille de merde ».
En 2002, c’est le Spiegel qui avait été chargé de
démontrer la fausseté de mon enquête sur le 11-Septembre.
L’hebdomadaire avait envoyé pendant six mois une équipe
contre-enquêter aux États-Unis. Elle était rentrée bredouille,
les autorités US persistant à interdire aux journalistes l’accès
aux sites des attentats et tout contact avec les fonctionnaires
concernés. Le magazine n’en avait pas moins publié un dossier
spécial pour exprimer son opposition idéologique à mes
conclusions, faute de pouvoir leur opposer des
contre-arguments [6].
Plus récemment, en 2008, la direction du journal a censuré un
reportage de l’un de ses plus célèbres photographes, Pavel
Kassim. Il avait eu le tort de prendre des clichés des crimes et
des destructions commises par l’armée géorgienne, encadrée par
des officiers israéliens, en Ossétie du Sud. Le Spiegel
entendait expliquer à ses lecteurs la vulgate atlantiste selon
laquelle les Géorgiens étaient d’innocentes victimes de l’Ours
russe.
Les révélations du Spiegel
Ceci étant posé, que nous apprend l’article d’Erich Follah ?
Selon le journaliste, le Tribunal spécial pour le Liban dispose
depuis un mois d’informations nouvelles mais se retient de les
divulguer pour ne pas politiser l’affaire en interférant dans la
campagne électorale législative libanaise. Toutefois, un ou des
membres de ce tribunal lui ont donné accès à des documents
internes couverts par le secret de l’instruction. Et le
journaliste d’ajouter que, a contrario, la publication de
son article sera dommageable pour le Hezbollah et lui fera
peut-être perdre les élections.
Si le Spiegel a légitiment choisi son camp, il est
déplorable que cela lui fasse rendre compte de l’enquête du
Tribunal spécial sans le moindre esprit critique. La fuite
organisée de l’intérieur du Tribunal pose, quant à elle, une
grave question sur l’impartialité de cette juridiction.
On se souvient que, au moyen de logiciels sophistiqués, les
enquêteurs libanais, assistés par la Commission d’enquête de
l’ONU, avaient passé au peigne fin les 94 millions de
communications téléphoniques ayant eu lieu dans la période de
l’attentat à Beyrouth. Ils avaient constaté que plusieurs
numéros prépayés avaient été activés ce jour-là, qu’ils avaient
émis des appels les uns vers les autres sur le parcours du
convoi du président Hariri, puis n’avaient plus été utilisés,
sauf pour quelques appels « sortants » [7].
Juste après avoir commis leur crime, les conspirateurs avaient
tenté de joindre directement ou indirectement quatre généraux
libanais, qualifiés en langage médiatique occidental de
« pro-Syriens ». Sur la base de cette présomption, le chef de la
Commission de l’ONU, Detlev Mehlis, avait fait arrêter les
quatre généraux le 30 août 2005 et mis en cause la Syrie. Mais
ces appels sortants ne prouvant rien du tout, sinon que les
conspirateurs souhaitaient désigner aux enquêteurs ces quatre
généraux, les suspects ont été libérés par le Tribunal après
trois ans et demi de détention préventive [8].
La Commission des Droits de l’homme de l’ONU avait qualifié
cette incarcération demandée par les enquêteurs de l’ONU
« d’arbitraire » [9].
Le Tribunal aurait découvert qu’un autre appel sortant a été
donné depuis un des téléphones mobiles des conspirateurs. Il
conduit vers une jeune femme qui s’avère être la compagne d’Abd
al-Majid Ghamlush, un résistant du réseau du Hezbollah, ayant
reçu une formation militaire en Iran. Au sein de la Résistance,
cet individu serait placé sous les ordres d’Hajj Salim, lequel
dirigerait une cellule obéissant aux seuls ordres d’Hassan
Nasrallah. Salim serait donc le cerveau du complot et le
secrétaire général du Hezbollah en serait le commanditaire.
Le problème est que, si cette méthode d’investigation a été
jugée erronée dans le cas des quatre généraux, on ne voit pas
pourquoi elle serait soudain devenue correcte pour mettre en
cause le Hezbollah. Peu importe : puisque la piste syrienne est
morte, voici venir la piste iranienne. Erich Follath précise en
effet que si le Hezbollah n’avait pas de mobile clair pour tuer
le président Hariri, ses soutiens en Iran pouvaient en avoir.
Bref, veuillez cocher la case suivante dans la liste « Axe du
Mal ».
Un Tribunal tout aussi spécial que la
Commission
La Commission d’enquête de l’ONU avait sombré dans le
ridicule avec la Justice-spectacle de son premier président,
l’Allemand Detlev Mehlis, dont même le Spiegel pense le
plus grand mal [10].
Elle s’était fourvoyée en recourant à de faux témoins bientôt
démasqués. Elle avait progressivement retrouvé en crédibilité
avec le Belge Serge Brammertz, puis avec le Canadien Daniel
Bellemare. Ce dernier ayant été nommé président du Tribunal
spécial, l’on pouvait espérer que cette juridiction ferait
preuve du sérieux qui avait manqué à la Commission à ses débuts.
Seulement voilà, le Tribunal dispose de ses propres
enquêteurs et ceux-ci ont été choisis sur recommandation de
Detlev Mehlis. M. Mehlis est un ancien procureur qui a fait sa
carrière en Allemagne de l’Ouest à l’ombre de la CIA avant de
travailler à Washington pour le WINEP, un think tank satellite
de l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC) [11].
M. Mehlis, de nationalité allemande, mais éligible à la
nationalité israélienne, s’entoura à Beyrouth d’une équipe
majoritairement composée d’Allemands et d’Israéliens. Le nouveau
chef des enquêteurs est l’Australien Nick Khaldas. En réalité un
Égyptien naturalisé australien, également éligible à la
nationalité israélienne [12].
Ainsi, le même groupe de pression reste aux manettes, il emploie
les mêmes méthodes, et poursuit les mêmes objectifs bien
éloignés de la recherche de la vérité : mettre en accusation
ceux qui s’opposent aux États-Unis et à Israël au Proche-Orient.
Au demeurant, le problème ne se limite pas aux élucubrations
de M. Mehlis et de ses amis, il concerne le Tribunal spécial,
ses fuites organisées dans la presse et son absence de volonté
de poursuivre les pistes dont il dispose.
Durant les trois années où Detlev Mehlis et ses relais dans
la presse atlantiste ont crié haro sur la Syrie et ont dénigré
les juges Brammertz et Bellemare, ils ont produit un témoin
miracle venu corroborer les soupçons, Mohammed Al-Siddiq. Ce
personnage trouble s’est finalement rétracté après que l’on ait
mis en évidence des invraisemblances dans ses propos. Il a
trouvé refuge en France et devait être entendu par le Tribunal
afin de comprendre qui avait voulu manipuler la Justice. Or, ce
témoin avait disparu au nez et à la barbe des policiers
français [13].
Ayant imprudemment noué contact avec sa famille, les services
secrets syriens retrouvèrent sa trace aux Émirats arabes unis,
où il fut arrêté en possession d’un faux passeport tchèque.
Interrogé aux Émirats par l’équipe de Daniel Bellemare, il
décrivit sur procès-verbal comment il avait été recruté, payé et
protégé par quatre personnalités dont le ministre pro-US Marwan
Hamade et l’oncle pro-US du président syrien, Rifaat el-Assad.
Affolé de cette découverte, le Tribunal a décidé de renoncer
à citer à comparaître l’ex-témoin-clé. Son audition conduirait
automatiquement à la mise en examen de ses commanditaires et
tournerait les regards vers… Washington et Tel-Aviv.
Quoi qu’il en soit, les enquêteurs de l’ONU et le Tribunal
spécial se grandiraient en examinant la piste Cheney avec
l’acharnement dont ils ont fait preuve pour la piste syrienne et
qu’ils retrouvent pour la piste iranienne.
Thierry Meyssan, analyste politique,
fondateur du Réseau Voltaire. Dernier ouvrage paru :
L’Effroyable imposture 2 (le remodelage du
Proche-Orient et la guerre israélienne contre le Liban).
[1]
« Dick
Cheney aurait commandité l’assassinat de Rafic Hariri »,
Réseau Voltaire, 7 mai 2009.
[2]
« New
Evidence Points to Hezbollah in Hariri Murder », par Erich
Follath, Spiegel Online, 23 mai 2009.
[3]
Das Auge Davids. Die geheimen Kommandounternehmen der
Israelis, par Erich Follath, Goldmann Wilhelm éd, 1985.
Ouvragé réédité, en 1989, par le groupe Bertelsmann.
[4]
Sur cette intox, lire « Washington
veut réécrire les attentats de Buenos-Aires », par Thierry
Meyssan, Réseau Voltaire, 13 juillet 2006.
[5]
« La
Fondation Bertelsmann au service d’un marché transatlantique et
d’une gouvernance mondiale », par Pierre Hillard, Réseau
Voltaire, 20 mai 2009. Pour approfondir :
La Fondation Bertelsmann et la « gouvernance » mondiale,
par Pierre Hillard, François-Xavier Guibert éd., 2009, 160 pp.
[6]
Reconnaissons au Spiegel l’honnêteté d’avoir au moins
essayé de contre-enquêter, ce qu’aucun autre grand médias n’a
tenté de faire. Observons au passage que certains auteurs m’ont
reproché de ne pas avoir fait ce qu’ils n’ont pas fait et que le
Spiegel a constaté qu’il était impossible de faire :
investiguer sur les lieux des attentats dont l’accès est
interdit aux médias au nom du Secret-Défense.
[7]
« Utilisation de cartes téléphoniques prépayées » (§148 à 152 et
§199 à 203) in
Premier rapport de la Commission Detlev Mehlis sur
l’assassinat de Rafic Hariri.
[8]
« Affaire
Hariri : l’ONU clôt la piste syrienne et libère les quatre
généraux libanais », Réseau Voltaire, 29 avril 2009.
[9]
« Rapport
du Groupe de travail de la Commission des droits de l’homme de
l’ONU sur les détentions arbitraires », 29 janvier 2008.
[10]
« La
commission Mehlis discréditée », par Talaat Ramih ; « Attentat
contre Rafic Hariri : Une enquête biaisée ? », entretien de
Jürgen Cain Kulbel avec Silvia Cattori, Réseau Voltaire,
9 décembre 2005 et 15 septembre 2006.
[11]
L’AIPAC se définit comme le lobby ro-israélien aux USA. Voir
Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine,
par John J. Mearsheimer et Stephen M. Walt, La découverte éd.
(2009), 500 pp.
[12]
« Un
étrange enquêteur nommé au Tribunal spécial de l’ONU pour le
Liban », Réseau Voltaire, 22 décembre 2008.
[13]
« Kouchner
a « perdu » le témoin-clé de l’enquête Hariri », par Jürgen
Cain Külbel, Réseau Voltaire, 21 avril 2008.