Moyen-Orient
L'OTAN tourne le
dos à sa mission
Thierry Meyssan
Tripoli, le 10
août 2011
A 150 jours de
bombardements, l’OTAN a rasé de
nombreuses infrastructures, mais n’a
toujours pas obtenu le moindre résultat
militaire probant. Cet échec est
imputable à l’absence de réflexion
stratégique préalable. L’OTAN a cru
pouvoir appliquer en Libye les méthodes
standard qu’elle avait conçues pour
d’autres environnements. Elle se trouve
désemparée face à un cas particulier. La
plus grande alliance militaire de
l’Histoire, qui avait été conçue pour
affronter l’URSS puis avait rêvé de
devenir le gendarme du monde, n’a pas
réussi sa reconversion.
Une victoire ou
une défaite militaire se juge par
rapport aux buts de guerre que l’on
s’était fixés. Dans le cas de
l’intervention de l’OTAN en Libye,
il y avait un mandat des Nations
Unies, la protection des civils, et
un but tout aussi officiel bien que
hors mandat, changer le régime
politique du pays.
A presque 150 jours de guerre,
l’OTAN n’est pas parvenue à ébranler
les institutions libyennes. Compte
tenu de la disproportion des forces,
il faut admettre l’échec militaire
et se poser des questions sur la
stratégie choisie.
L’Alliance partait d’une analyse
erronée selon laquelle les tribus de
l’Est et du Sud, hostiles à Mouammar
Khadafi, prendraient facilement
Tripoli dés lors qu’elles
disposeraient d’un appui aérien. Or,
ces tribus ont au contraire
considéré les bombardements comme
une agression étrangère et se sont
ralliées au « Frère Guide »
pour repousser « l’invasion
croisée ».
Dès lors, l’Alliance n’a pu
compter que sur deux composantes au
sol : d’une part les 3 000 soldats
aguerris que le général Abdel Fatah
Younes avait emmené avec lui
lorsqu’il avait fait défection, et
d’autre part les centaines,
peut-être milliers, de combattants
arabes issus des réseaux du prince
saoudien Bandar Bin Sultan et connus
sous le nom de « nébuleuse Al
Qaida ».
Après l’assassinat dans des
conditions particulièrement atroces
du général Younes par des jihadistes
d’Al Qaida, les forces rebelles se
sont effondrées : les soldats de
Younes se ralliant au colonel
Kadhafi pour combattre Al Qaida et
venger leur chef. Le commandement
opérationnel a échu dans les mains
de Khalifa Haftar, c’est-à-dire sous
les ordres des forces spéciales de
la CIA. L’Agence n’a pas hésité à
recruter d’urgence n’importe quel
combattant, y compris des
enfants-soldats.
Cette armée improvisée, aux
effectifs fluctuant, annonce un jour
sur deux une victoire, mais ne fait
qu’essuyer des défaites. Chaque
bataille reproduit le même
scénario : les bombardements de
l’OTAN contraignent la population à
fuir leurs maisons. La localité est
immédiatement investie par les
forces rebelles qui annoncent avoir
gagné du terrain. C’est seulement
alors que la bataille commence.
L’armée libyenne entre la ville et
massacre les rebelles. Puis, la
population, sauve, retourne dans la
localité partiellement détruite.
L’Alliance atlantique pourrait
interpréter la résolution 1973 d’une
manière extensive et considérer que
bien que ce texte interdise
explicitement le déploiement de
troupes étrangères au sol, un tel
déploiement est légitime s’il a pour
but de « protéger les civils ».
L’OTAN devrait alors affronter une
population armée jusqu’aux dents et
prête à en découdre. La Jamahiriya a
en effet distribué une kalachnikov à
chaque adulte et mis en place un
système populaire de distribution de
munitions. Même si la population
libyenne n’est pas entraînée en
comparaison des soldats de
l’Alliance, elle dispose d’une nette
supériorité sur eux, en ce qu’elle
est prête à accepter de lourdes
pertes quand les soldats de l’OTAN
ne sont pas prêts à mourir pour
Tripoli.
Depuis le début du conflit, les
stratèges de Washington ont
considéré que tout cela n’était pas
très important puisqu’ils détiennent
le pouvoir suprême : la domination
aérienne.
Cette doctrine, indiscutée aux
États-Unis, s’étend progressivement
dans les académies militaires des
États membres de l’Alliance, alors
qu’elle y était jusqu’ici très
critiquée. Elle trouve son origine
dans les leçons tirée par le général
Giulio Douhet de la guerre
italo-ottomane, c’est-à-dire la
guerre de Libye de 1911. À l’époque,
les Italiens expérimentèrent le
premier bombardement aérien de
l’Histoire à Tripoli. Effrayé par
cette arme nouvelle, l’Empire
ottoman céda sans combattre. Les
troupes italiennes prirent
possession de Tripoli sans avoir à
tirer un seul coup de fusil. Douhet
en conclua qu’il était possible de
gagner une guerre avec la seule
aviation. Cette analyse est fausse,
parce qu’elle confond le fait
d’arracher la propriété de la Libye
aux Ottomans avec le fait de
contrôler la Libye. Les vrais
combats n’eurent lieu que plus tard
avec l’insurrection populaire
libyenne.
Certains penseront qu’il existe
une malédiction libyenne. En tous
cas, c’est sur cette terre
qu’exactement un siècle plus tard
l’erreur conceptuelle se reproduit.
La dominance aérienne a permis
d’arracher la légalité libyenne à la
Jamahiriya et de la confier au
Conseil national de transition, mais
cela n’a aucune importance sur le
terrain. Pour contrôler le pays,
l’OTAN devrait envoyer des troupes
au sol et, à l’instar des Italiens
dans les années 1912-14, exterminer
plus de la moitié de la population
de Tripoli, ce qui n’est pas
exactement l’esprit de la Résolution
1973.
L’Alliance atlantique avait
jusqu’à présent conçu ses
bombardements en fonction de la
doctrine de Douhet et des
perfectionnements qui y ont été
apportés, notamment la théorie des
cinq cercles de John A. Warden III,
qui fut expérimentée en Irak. L’idée
est que les cibles ne doivent pas
être choisies pour détruire les
forces armées ennemies, mais pour
paralyser les centres de
commandement, notamment en coupant
les moyens de transmission et de
circulation.
L’OTAN découvre alors que la
Jamahiriya n’est pas un slogan, mais
une réalité. Le pays est gouverné
par des Congrès populaires et
Mouammar Kadhafi a réduit la plupart
des administrations à leur plus
simple expression. Ici pas de grands
ministères régaliens, juste de
petits bureaux. Les ministres ne
sont pas des personnalités de
premier plan, mais plutôt des chefs
d’équipe. Ce sont les conseillers
dont ils s’entourent pour leurs
compétences qui sont puissants. Le
pouvoir est dilué, insaisissable. Ce
qui était un casse-tête pour les
hommes d’affaire qui venaient en
Libye : trouver les bons
interlocuteurs, devient une énigme
pour les stratèges de l’OTAN : qui
faut-il cibler ? Cinq mois de
bombardement n’ont pas permis de
trouver la réponse.
La seule tête qui dépasse est
celle de Mouammar Kadhafi.
L’Alliance atlantique fait une
fixation sur lui. N’est-il pas le
père de la Nation ? En l’éliminant,
on détruirait le principe d’autorité
dans la société libyenne. Celle-ci
serait instantanément « irakisée »
et plongerait dans le chaos. Mais,
contrairement au précédent irakien,
la structuration tribale et
l’organisation horizontale du
pouvoir perdureraient. Même déchirée
par des conflits internes, la
population libyenne resterait une
entité organique face à l’invasion
étrangère. Non seulement aucun
problème militaire ne serait résolu,
mais plus rien ne délimiterait le
théâtre des opérations ; la guerre
ne manquerait pas de déborder aussi
bien en Afrique du Nord qu’en Europe
du Sud. Finalement, tuer Kadhafi
serait peut-être la pire des choses.
En l’absence de toute stratégie
adaptée à la situation, l’Alliance
atlantique se replie sur les vieux
réflexes de la culture militaire US,
ceux des guerre de Corée et du
Vietnam : rendre la vie de la
population impossible pour que
celle-ci se désolidarise de son « Guide »
et le renverse. Depuis le début du
Ramadan, l’OTAN a donc renforcé le
blocus naval pour couper
l’approvisionnement en essence et en
denrées alimentaires ; elle bombarde
les centrales électriques et les
stations de maintenance
d’approvisionnement d’eau ; elle
détruit les coopératives agricoles,
les petits ports de pêche et les
halles.
Bref, l’Alliance atlantique fait
exactement le contraire du mandat
que lui ont donné le Conseil de
sécurité et les différents
parlements des États membres : au
lieu de protéger la population
civile contre un tyran, elle
terrorise les civils pour qu’ils se
rebellent contre le leader qu’ils
soutiennent.
Cette stratégie devrait durer
jusqu’à la fin du ramadan Il restera
alors trois semaines à l’Alliance
pour tenter d’emporter une victoire
significative avant ne sonne le
gong : le 19 septembre, l’Assemblée
générale des Nations Unies se
réunira à New York. Elle pourrait
demander des explications sur
l’opération en cours, prendre acte
de l’incapacité du Conseil de
sécurité à rétablir la paix, et
imposer ses propres recommandations.
En vue de la reprise des combats
au sol, début septembre, l’OTAN arme
les rebelles de Misrata et nettoie
la route qu’ils devront utiliser
pour prendre Zlitan. La France ayant
refusé de livrer une fois de plus
des armes, c’est le Qatar qui a
envoyé un avion pour opérer les
livraisons, malgré l’embargo
onusien. Dans la nuit du 8 au 9
août, l’Alliance a nettoyé la
colline de Majer qui pourrait servir
d’avant-poste pour défendre Zlitan.
Elle a bombardé des fermes et des
tentes qui abritaient une vingtaine
de famille de déplacés, tuant 85
personnes dont 33 enfants.
Thierry Meyssan,
intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Il publie des
analyses de politique étrangère dans la
presse arabe, latino-américaine et
russe. Dernier ouvrage en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
Article sous licence creative commons
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