Syrie
L'affaire de Houla
illustre le retard du renseignement
occidental en Syrie
Thierry Meyssan
Samedi 2 juin 2012
Les
Occidentaux n’ayant jamais tort, il est
peu probable qu’ils reconnaîtront s’être
trompé à propos du massacre de Houla.
Mais l’important n’est pas de savoir
s’ils rectifieront ou non l’image
mensongère que leur propagande fabrique
de la Syrie. L’important, c’est
l’évolution du rapport de forces entre
l’OTAN et l’OCS. Or, l’affaire de Houla
montre que les Occidentaux sont
incapables de savoir ce qui se passe sur
place, tandis que le renseignement
militaire russe n’ignore rien du
terrain.
108 corps ont été
exposés par l’Armée « syrienne » libre [1]
dans une mosquée à Houla. Selon les
rebelles, il s’agissait des dépouilles
de civils massacrés le 25 mai 2012 par
des miliciens pro-gouvernementaux,
désignés sous le terme de « Shabbihas
».
Le gouvernement syrien est apparu
complètement déstabilisé par la
nouvelle. Il a immédiatement condamné la
tuerie qu’il a attribuée à l’opposition
armée.
Alors que l’agence de presse
nationale, SANA, ne parvenait pas
à donner des précisions avec certitude,
l’agence de presse catholique syrienne,
Vox Clamantis, a publié sans
délai un témoignage sur une partie des
événements accusant formellement
l’opposition [2].
Cinq jours plus tard, la chaine russe
d’information continue Rossiya 24
(ex-Vesti) a diffusé un reportage
très circonstancié de 45 minutes qui
reste à ce jour l’enquête publique la
plus détaillée [3]
Les États occidentaux et du Golfe,
qui œuvrent à un « changement de
régime » en Syrie et ont déjà
reconnu l’opposition comme interlocuteur
privilégié, ont adopté la version des
événements fournie par l’ASL sans
attendre le rapport de la Mission
d’observation des Nations Unies
(UNSMIS). À titre de sanction, la
plupart d’entre eux ont mis en œuvre une
mesure préparée en cas de besoin :
l’expulsion des ambassadeurs syriens de
leurs pays respectifs. Cette mesure
politique ne vaut pas rupture des
relations diplomatiques, le reste du
personnel diplomatique syrien restant
accrédité sur place.
Le Conseil de sécurité des Nations
Unies a adopté une déclaration
présidentielle condamnant le massacre
sans désigner de coupable. Il a en outre
rappelé le gouvernement syrien à ses
responsabilités, à savoir protéger sa
population avec des moyens
proportionnés, c’est-à-dire sans recours
à des armes lourdes [4].
Au contraire, le Haut-commissaire aux
Droits de l’homme, Navi Pillay, a
rapporté les allégations accusant les
autorités syriennes et a demandé que le
dossier soit transmis à la Cour pénale
internationale.
Le président français François
Hollande et son ministre des Affaires
étrangères Laurent Fabius ont exprimé
leur intention de convaincre la Russie
et la Chine de ne pas faire obstacle à
une résolution du Conseil de sécurité
autorisant le recours à la force. Tandis
que la presse française accuse la Russie
et la Chine de protéger un régime
criminel.
Répondant à ces mises en cause, le
vice-ministre russe des Affaires
étrangères, Andreï Denissov, a regretté
que la position française soit une «
simple réaction émotionnelle »,
dénuée d’analyse. Il a souligné que la
position constante de son pays, dans ce
dossier comme dans les autres, n’était
pas de soutenir un gouvernement, mais un
peuple (étant entendu que le peuple
syrien a plébiscité le président el-Assad
lors du dernier référendum
constitutionnel).
À la demande du gouvernement de
Damas, la Mission d’observation des
Nations Unies s’est rendue sur place.
Elle a été accueillie par l’opposition
qui contrôle cette zone et a pu établir
divers constats destinés à l’élaboration
de son rapport d’étape.
Lors d’une conférence de presse à
usage intérieur, le président de la
Commission d’enquête syrienne sur le
massacre a lu un bref communiqué
dévoilant les premiers éléments de
l’enquête en cours. Selon lui, le
massacre a été perpétré par l’opposition
dans le contexte d’une opération
militaire de l’ASL dans la zone.
Conscients que le rapport de la
Mission d’observation de l’ONU pourrait
se retourner contre eux, les Occidentaux
ont fait créer une Commission d’enquête
supplémentaire par le Conseil des Droits
de l’homme de Genève qu’ils contrôlent.
Celui-ci pourrait rendre rapidement un
rapport pour imposer une version avant
que la Mission d’observation ne rende
ses conclusions.
Comment
savoir ce qui s’est passé à Houla ?
Immédiatement et sans enquête les
agences de presse et les chancelleries
occidentales
attribuaient au gouvernement syrien la
responsabilité de la tuerie.
Deux obstacles principaux entravent
les enquêteurs : le gouvernement syrien
a perdu le contrôle de Houla depuis
plusieurs semaines. Les magistrats
syriens ne peuvent donc pas se rendre
sur place et si des journalistes y
parviennent, ce ne peut être qu’avec
l’accord et sous la surveillance
rapprochée de l’ASL. Il y a cependant
une exception : une équipe de Rossiya
24, la chaîne d’information continue
russe, a réussi à circuler dans la zone
sans escorte et a y réaliser un
reportage exceptionnellement
circonstancié.
La Commission officielle syrienne
affirme avoir recueilli de nombreux
témoignages, mais déclare qu’elle ne les
présentera à la presse qu’une fois le
rapport définitif établi. Jusque là,
l’identité de ces témoins est protégée
par le secret de l’instruction.
Cependant, la télévision publique a
diffusé plusieurs témoignages, le 1er
juin.
Les enquêteurs disposent également de
vidéos exclusivement fournies par l’ASL.
Enfin l’ASL ayant regroupé les corps
dans une mosquée et ayant commencé les
inhumations le lendemain même, il n’a
pas été possible aux observateurs de
l’ONU de procéder aux constatations
médico-légales sur nombre de dépouilles.
Les
conclusions du Réseau Voltaire
Les
victimes de la tuerie de Houla.
Houla n’est pas une ville, mais une
zone administrative regroupant trois
localité d’environ 25 000 habitants
chacune, aujourd’hui en grande partie
abandonnées. Le bourg sunnite de Tal Daw
était sous contrôle rebelle depuis
plusieurs semaines. L’Armée « syrienne »
libre y avait imposé sa loi. L’Armée
nationale sécurisait les voies de
transport en tenant plusieurs postes sur
des routes de la zone, mais ne
s’aventurait plus hors de ces routes.
Des individus ont enlevé des enfants
et ont tenté en vain d’extorquer des
rançons [5].
En définitive, ces enfants ont été tués
quelques jours avant le massacre de
Houla, mais leurs corps ont été apportés
par l’Armée « syrienne » libre pour être
exposés avec les autres.
Le 24 mai au soir, l’Armée « syrienne
» libre a lancé une très vaste opération
pour renforcer son contrôle sur la zone
et faire de Tal Daw sa nouvelle base.
Pour ce faire, 600 à 800 combattants,
venus de districts plus ou moins
éloignés, se sont rassemblés à Rastan et
Saan, puis sont allés attaquer
simultanément les postes militaires.
Pendant ce temps, une équipe fortifiait
Tal Daw en y installant cinq batteries
de missiles anti-tanks et épurait la
population en éliminant quelques
habitants.
Les premières victimes à Tel Daw
furent une dizaine de personnes
apparentées à Abd Al-Muty Mashlab —un
député du parti Baas fraîchement élu,
devenu secrétaire de l’Assemblée
nationale— ; puis la famille d’un
officier supérieur, Mouawyya al-Sayyed.
Les cibles suivantes furent des familles
d’origine sunnite qui s’étaient
converties au chiisme. Parmi les
victimes figurent la famille de deux
journalistes de Top News et
New Orient News, des agences de
presse membres du Réseau Voltaire.
Plusieurs personnes, y compris des
enfants, ont été violées avant d’être
tuées.
Seule une des positions de l’Armée
nationale étant tombée, les assaillants
ont changé de stratégie. Ils ont
transformé leur défaite militaire en
opération de communication. Ils ont
attaqué l’hôpital Al-Watani, qu’ils ont
brûlé. Ils ont transporté des corps pris
à la morgue de l’hôpital et ceux de
diverses victimes à la mosquée, où ils
les ont filmés.
La théorie d’un massacre unique
commis par des miliciens
pro-gouvernementaux ne résiste pas aux
faits. Il y a eu des combats entre
loyalistes et rebelles, ainsi que
plusieurs massacres de civils
pro-gouvernementaux par des rebelles.
Puis, une mise en scène a été organisée
par l’Armée « syrienne » libre en
mélangeant des cadavres d’origine
différentes, correspondants à des décès
survenus durant plusieurs jours.
Au demeurant, l’existence des «
Shabbihas » est un mythe. Il y a
certainement des individus favorables au
gouvernement qui se sont armés et
peuvent commettre des vengeances, mais
il n’existe aucune structure, aucun
groupe organisé qui puisse être qualifié
de milice pro-gouvernementale.
Implications
politiques et diplomatiques
L’ambassadrice de Syrie Lamia Chakkour.
L’expulsion des ambassadeurs syriens
par les États occidentaux est une mesure
qui a été préparée bien à l’avance pour
être coordonnée. Les Occidentaux
attendaient un massacre de ce type pour
la mettre en œuvre. Ils ont ignoré les
très nombreux massacres précédents car
ils savaient qu’ils avaient été commis
par l’Armée « syrienne » libre, et ils
se sont emparés de celui-ci en croyant
qu’il avait été perpétré par des
miliciens pro-gouvernementaux.
L’idée d’une expulsion coordonnée n’a
pas été imaginée à Paris, mais à
Washington. Paris avait donné son accord
de principe sans examiner les
implications juridiques. Dans la
pratique Lamia Chakkour est également
ambassadrice de Syrie près l’Unesco,
elle ne peut donc être expulsée du
territoire français en vertu de l’Accord
de siège. Et même si elle n’était plus
accréditée à l’Unesco, elle ne pourrait
être expulsée car elle a la double
nationalité franco-syrienne.
Les expulsions ont été coordonnées
par Washington pour créer l’illusion
d’un mouvement général, de manière à
faire pression sur la Russie. En effet,
les États-Unis cherchent à tester le
nouveau rapport de force international,
à évaluer les réactions russes, et à
savoir jusqu’où ils peuvent aller.
Toutefois le choix du massacre de
Houla est une erreur tactique.
Washington s’est saisi de cette affaire
sans en vérifier les détails et en
pensant que personne ne pourrait les
vérifier. C’est oublier qu’en quelques
mois, Moscou a investi le pays. Plus de
100 000 Russes résident désormais en
Syrie. Ils n’ont bien sûr pas simplement
déployé un système high tech de
protection anti-aérienne pour décourager
l’OTAN de bombarder la Syrie ; ils ont
aussi installé des unités de
renseignement incluant des militaires
capables de se déplacer dans les zones
rebelles. En l’occurrence, Moscou est
parvenu à faire la lumière sur les faits
en quelques jours. Ses spécialistes ont
réussi à identifier les 13 membres de
l’ASL coupables de cette tuerie, et ils
ont transmis leurs noms aux autorités
syriennes. Dans ces conditions, non
seulement Moscou ne s’est pas laissé
impressionné, mais a durci sa position.
Pour Vladimir Poutine, le fait que
les Occidentaux aient voulu faire du
massacre de Houla leur symbole montre
qu’ils ne maîtrisent plus la réalité de
terrain. Ayant retiré les officiers qui
encadraient au sol l’Armée « syrienne »
libre, les Occidentaux ne disposent plus
que des renseignements de leurs drones
et de leurs satellites pour observer ce
qui se passe. Ils deviennent vulnérables
aux mensonges et aux vantardises des
mercenaires qu’ils ont envoyés sur
place.
Vu de Moscou, ce massacre n’est
qu’une tragédie parmi bien d’autres que
les Syriens endurent depuis un an. Mais
son instrumentation hâtive par les
Occidentaux montre que ceux-ci n’ont
toujours pas élaboré de nouvelle
stratégie collective depuis la chute de
l’Émirat islamique de Baba Amr. En
définitive, ils avancent au jugé et ont
donc perdu l’avance qui permet au joueur
d’échec de l’emporter.
[1]
Le Réseau Voltaire a choisi de
transcrire ASL en plaçant «
syrienne
» entre guillemets pour souligner que
cette milice est largement composée
d’étrangers, et que son commandement
n’est pas syrien.
[2]
« Fractionnements irréversibles en Syrie
? », Vox
Clamantis,
26 mai 2012.
[3]
Global Research a traduit en anglais la
retranscription d’extraits de cette
émission. Voir : “Opposition
Terrorists "Killed Families Loyal to the
Government"”,
Voltaire
Network,
1er juin 2012.
[4]
«
Syrie : que dit le
Conseil de sécurité ?
», par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire,
28 mai 2012.
[5]
C’est actuellement le principal problème
sécuritaire dans le pays. Beaucoup de
voyous qui avaient été recrutés pour
grossir les rangs de l’Armée « syrienne
» libre ont été démobilisés faute de
poursuite du financement. Restés en
possession des armes fournies par les
Occidentaux, ils se livrent à du grand
banditisme, principalement des
enlèvements contre rançon.
Thierry
Meyssan, Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Il publie des
analyses de politique étrangère dans la
presse arabe, latino-américaine et
russe. Dernier ouvrage en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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