Opinion
Leçons
sud-africaines
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 12 novembre
2012 L’Afrique du Sud ne laisse jamais
personne indifférent. Son histoire, sa
population, ses paysages, ses cultures,
tout y parle au visiteur, à l’étudiant,
à l’ami de l’Afrique. Des mémoires
mêlées, des horizons politiques indécis
et un destin particulier qui fait de ce
pays un symbole, un espoir, où se
terrent quelques doutes également.
Le système de l’apartheid
institutionnalisé depuis 1948 – mais qui
représentait la traduction légale des
traitements discriminatoires bien plus
anciens – fut l’expression de la honte
dans la conscience humaine
contemporaine. Il régulait et stipulait
la différence des « races », des
couleurs, des statuts humains et des
pays dits démocratiques, des
multinationales du monde libre et des
banques qui acceptaient de soutenir et
de traiter avec un tel régime. Une honte
normalisée, légalisée. Nous étions des
centaines de milliers à nous mobiliser
et à soutenir depuis l’étranger, la
lutte légitime de l’ANC contre le
gouvernement raciste jusqu’au début des
négociations et à la libération de
Nelson Mandela en 1990. Un symbole, une
victoire. Ce dernier devient Président
en 1994 et les lois de l’apartheid
tombent une à une : l’Afrique du Sud se
libère enfin. Il y a 18 ans, déjà, et
tout a changé. Pour autant, en 2012,
cette Afrique du Sud de tous les
symboles est-elle vraiment libérée ?
Il y a mille leçons à tirer de cette
récente expérience historique, et à
plusieurs niveaux. Sur le plan de la
lutte contre les discriminations, la
route est longue encore. L’apartheid est
mort mais le racisme reste bien vivant.
Comme me le disait un activiste à
proximité de Soweto, « la lutte des
Noirs – et pauvres - est loin d’être
finie ». La politique urbaine et la
répartition géographique, la marche de
l’emploi, le système scolaire (à la
limite de l’implosion) confirment et
renforcent les injustices sociales :
l’Afrique du Sud peine à trouver les
chemins de sa révolution et le pays dit
de l’arc-en-ciel culturel réserve son
soleil aux classes aisées. Les couleurs
de cet arc-en-ciel ne se mélangent pas
de surcroît, les élites bourgeoises
(blanches, noires ou indiennes)
connaissent une ségrégation de fait : on
est riche entre soi… et pauvres et
marginalisés entre soi, de la même
façon. Troublant.
Ce pays où s’étaient unies les forces
de tous horizons contre le régime inique
de l’apartheid voit aujourd’hui
apparaître des enfermements religieux,
culturels et sociaux de plus en plus
prononcés. Sortis des ghettos physiques,
on voit poindre des ghettos
intellectuels et psychologiques qui ne
promettent rien de bon. Le phénomène
touche toutes les catégories de la
population. Il est notamment curieux, et
triste, de voir par exemple les
sud-africains musulmans, dont certains
furent au premier rang de la lutte pour
la liberté (pas tous, car des leaders
musulmans ont malheureusement soutenu le
régime de l’apartheid), se poser des
questions quant à leur identité de
Sud-africains. Pendant des années, ils
se sont sentis très majoritairement de
cette nation, de ce destin commun avec
la lutte contre l’injustice et la
répression, et voilà qu’en temps de
relative paix sociale et de
démocratisation, ils s’auto-isolent, se
renferment et développent même un
discours victimaire associé à une
interprétation de l’islam de plus en
plus littéraliste. La nouvelle liberté a
nourri la peur et ébranlé la confiance
en soi, en ses valeurs, en son
appartenance. Troublant et révélateur
encore : l’Afrique du Sud, dans toutes
ses composantes culturelles et
religieuses, vit une crise d’identité
profonde. Sous la répression, on y
savait « contre qui » on se définissait
; avec la liberté, on peine à
déterminer, « pour soi », ce qui nous
définit et nous lie. La crise d’identité
est bien le mal du siècle des sociétés
libres et plurielles.
Reste la corruption qu’il faudra
regarder en face. Du sommet de l’Etat
jusqu’au citoyen ordinaire, l’Afrique du
Sud est gangrenée par la corruption,
l’absence de transparence et les
pratiques les plus douteuses. L’état de
la vie politique, et des transactions
économiques, est plus que perturbant :
ce qui avait été la particularité de la
présidence de Nelson Mandela, par son
seul prestige personnel, historique et
symbolique, semble avoir déserté les
arcanes des pouvoirs politiques et
financiers. Certains tirent profit de
leur passé de résistants et d’activistes
pour s’enrichir ; d’autres exploitent et
maltraitent avec la noble justification
d’avoir été exploités dans le passé ;
d’autres enfin ne connaissent plus la
définition de l’éthique, ni ne près ni
de loin. Les victimes d’hier ne sont pas
toujours nobles, aujourd’hui, en
situation de pouvoir.
Les leçons de l’Histoire. Il faut du
temps pour libérer un pays, vivre une
triple révolution politique,
intellectuelle et psychologique.
L’Afrique du Sud est un extraordinaire
exemple sur le continent, comme d’un
point de vue international. Son
potentiel est immense et les
Sud-Africains eux-mêmes ne sont pas
toujours conscients du caractère
exceptionnel de leur destinée et du
formidable pouvoir symbolique de leur
Nation. A tous les opprimés, ils ont
rappelé qu’il ne fallait jamais
désespérer et que la lutte pour la
justice et la liberté, contre toutes
apparences, finit par terrasser les plus
puissants. Un message que les
Palestiniens, vivant sous un régime
d’apartheid plus retors et plus cruel
aujourd’hui, ont entendu avec force et
détermination, en sachant qu’ils auront
un jour ou l’autre raison de leurs
oppresseurs. Les femmes sud-africaines
sont partout présentes, avec un
dynamisme dont le pays a et aura grand
besoin. Elles sont l’espérance que le
pays se réconciliera avec ses idéaux de
liberté, de justice et d’égalité.
Présentes dans les écoles (jusqu’aux
universités), les structures sociales et
les medias – et de plus en plus sur le
marché de l’emploi, elles sont désormais
incontournables et participent, au
premier chef, à la reconstruction lente
de l’Afrique du Sud. Une leçon à retenir
pour tous les pays du Moyen-Orient où
les masses se sont mobilisées pour leur
dignité, leur liberté et la justice.
L’Afrique du Sud reste un pays riche,
de promesses et de potentiels
économiques. Sa position politique et
géostratégique sur la scène
internationale est des plus importantes
: la volonté du gouvernement de se
démarquer des diktats du Nord et de
devenir une force centrale du « Sud
Global » est à saluer. Les nouvelles
relations Sud-Sud et le déplacement du
centre de gravité de l’économie mondiale
vers la Chine et l’Inde – sans oublier
le Brésil, le Venezuela, l’Indonésie ou
la Malaisie – offre à l’Afrique du Sud
un rôle de première importance dans le
nouveau monde multipolaire. La route est
longue et les défis nombreux mais la
transition est à ce prix. L’icône
Mandela partira bientôt et il restera
l’Afrique du Sud loin des symboles, face
à ses réalités. La lutte pour la justice
et la liberté n’est effectivement pas
finie, et si tout est possible, rien
n’est encore gagné.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 12 novembre 2012
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