Opinion
Crise de la
Conscience Islamique Contemporaine
Tariq
Ramadan
© Tariq Ramadan
Mardi 2 avril 2013
De l’Asie au continent américain, en
passant par le Moyen-Orient, l’Afrique
et l’Europe, le constat s’impose de
lui-même à l’esprit de l’observateur et
du chercheur : la conscience islamique
contemporaine traverse une crise
profonde. Comment être un musulman
aujourd’hui ? Comment être fidèle à ses
principes tout restant ouvert sur le
monde ? Les musulmans ont-ils les moyens
de gérer leur diversité et de dépasser
les multiples divisions qui les minent ?
Que peut-on espérer dans les sociétés
majoritairement musulmanes en termes de
nouveau modèle de développement, de
projet éducatif, de justice sociale et
d’alternative économique ? Quelles
contributions originales la civilisation
islamique millénaire peut-elle apporter
au coeur du concert des civilisations et
des cultures ? Partout les musulmanes et
les musulmans, les individus comme les
sociétés, se posent ces questions
lancinantes. La crise dure depuis si
longtemps et les réponses tardent à
venir : la lumière au bout du tunnel
semble n’être encore qu’une vue de
l’esprit.
L’essence du message spirituel,
religieux et philosophique de l’islam
est à la fois claire et exigeante.
L’être humain est un être libre qui doit
assumer avec responsabilité cette
liberté, en se recherchant
spirituellement et intellectuellement la
paix (as-salam). L’islam est une quête
de paix : la paix du coeur comme la paix
sociale, la paix entre les citoyens
comme la paix entre les Nations. En cela
son message est bien exigeant et nous
invite à ne négliger aucune condition de
la paix et à garder constamment à
l’esprit l’ordre et la priorité des
finalités. Si la fin ultime est de
répondre au Créateur et de l’aimer, si
l’espérance essentielle dépasse
l’horizon de la vie d’ici-bas, il n’en
demeure pas moins que le respect de la
vie d’ici-bas ("N’oublie pas ta part [de
bien et de bien-être] dans la vie
d’ici-bas"), le savoir (un message "pour
ceux qui sont doués d’intelligence"), la
dignité ("Nous avons octroyé la dignité
aux êtres humains"), la liberté ("Pas de
contrainte en matière de religion") et
la justice ("Dieu commande la justice et
l’excellence") sont des valeurs et des
principes qui sont des objectifs à
atteindre, ici et maintenant. Les fins
sont claires et imposent aux croyants,
avec leur cœur, leur intelligence et
leur être, de participer à ces jihad de
l’humanité, de la dignité et de la
conscience : libres, ils sont invités à
s’engager à agir, avec toute l’intensité
de leur foi, et à réformer leur être et
le monde. L’espérance en l’Unique exige
qu’ils ne perdent jamais espoir parmi
les Hommes.
Les signes les plus manifestent, et
les plus graves, de la crise de la
conscience islamique contemporaine
relèvent d’un double phénomène général
qui s’exprime dans l’inversion des
moyens et des fins, de même que dans le
renversement de l’ordre de l’essentiel
et du secondaire. Cette inversion et ce
renversement résument les contours de la
crise dans à peu près tous les domaines
de l’agir humain ; voire même, en amont,
dans le message spirituel de l’islam
lui-même. Les croyants sont invités à
vivre en étant nourris de cette présence
de l’Unique, en agissant en conscience
"comme s’ils le voyaient" ; or voilà que
certains agissent en Son nom et oublient
pourtant cette finalité pour finir par
être obsédés par leurs propres actions,
leurs organisations, leurs mouvements,
voire le pouvoir ou l’argent. Les moyens
se sont substitués aux fins et l’essence
même de l’édification spirituelle de
l’action s’est perdue : comme un être
qui finirait par fixer son attention sur
le rituel des gestes de son corps et en
négligeait l’élévation de son cœur. Face
à cette réalité, d’aucuns ont cherché
dans les enseignements spirituels, ou
dans des cercles mystiques, des moyens
de résister à ces dérives. Certains ont
trouvé un réel équilibre mais on voit
chez d’autres des excès inquiétants.
Alors que la spiritualité devait aider à
changer la vie, les voilà vivant leurs
expériences spirituelles à côté de leur
vie, laquelle reste peu influencée par
les enseignements et spirituels et
éthiques. D’autres encore décident de
livrer presque entièrement leur cœur et
leur être à des guides et des maîtres
qu’ils idéalisent, tout en
s’infantilisant dangereusement, alors
que le but ultime du message islamique
consiste à former des êtres libres,
responsables et autonomes dans leur
relation à Dieu et aux Hommes. Voici
venir l’époque dangereuse d’une
spiritualité musulmane quelque peu
pervertie qui enfante des êtres
potentiellement schizophrènes et/ou
gravement assistés. L’éducation des
cœurs qui devait rappeler aux êtres
humains les finalités de leur existence
finit par négliger l’enseignement
essentiel. L’exil spirituel est un moyen
dont l’objectif ultime est la
réconciliation de l’être avec son cœur
dans l’humilité et la paix. S’exiler
pour s’exiler pourrait bien en ce sens
être un piège de l’ego qui devait être
maîtrisé et qui pourtant,
malicieusement, triomphe encore. Une
inversion pernicieuse.
C’est cette même inversion que l’on
retrouve lorsque l’on étudie la question
des règles islamiques (le licite et
l’illicite, le halal et le haram) dans
le monde contemporain. Qu’il s’agisse de
la pratique personnelle et des règles
sociales, voire des législations
appliquées, on fait face au même
phénomène : une hypertrophie de la norme
qui limite, interdit et accuse dans
l’oubli des objectifs supérieurs pour la
réalisation desquelles ces règles et ces
lois ont été établies au premier chef.
Au-delà même des courants les plus
littéralistes, on perçoit ce réflexe
chez un grand nombre de juristes (fuqaha)
et de croyants ordinaires confondant le
respect d’une norme - sans tenir compte
du contexte et des objectifs - avec la
fidélité à sa finalité. La règle devait
être un moyen, la voilà transformée en
but en soi. Il faut dire et répéter que
des règles claires et immuables
(pratiques, devoirs, interdits) existent
et qu’il faut les respecter. Il faut
néanmoins ajouter que certaines
prescriptions nécessitent la
compréhension du contexte si on veut
rester fidèle à leur raison d’être. Des
questions de fond sont ainsi négligées :
la surdétermination des normes permet de
légitimer des attitudes, licites
légalement, qui ne respectent pas
l’éthique islamique en matière de
comportement. Le traitement des animaux
est un exemple parmi d’autres : la
focalisation sur le caractère licite de
la viande égorgée selon les strictes
règles islamiques amène à négliger, et à
ne pas remettre en cause, l’inacceptable
traitement des animaux de leur vivant
(et ce même chez les musulmans). Les
exemples de la sorte sont légions : le
caractère licite de la règle n’offre pas
forcément la garantie du fondement
éthique du comportement. Cela est vrai
dans le domaine de la justice sociale,
des relations hommes-femmes, du racisme,
du pluralisme, etc. L’obsession de la
norme transforme cette dernière en
finalité et non plus en moyen, et
inverse les priorités : l’essentiel
s’oublie et se perd. Le Messager (PBDL)
avait pourtant clairement traduit le
sens de sa mission, au moyen des règles
et au-delà de celles-ci : "J’ai été
envoyé pour parachever [accomplir], les
bons comportements [les comportements
éthiques]". Une règle ne vaut que par la
finalité qui lui donne sens : prier sans
se souvenir de l’Unique n’est plus
prier.
La crise est profonde et exige un
réveil, un renouveau, une révolution -
au sens littéral - de la pensée. Ce que
révèle ces confusions et ces inversions
tient, en amont, à un état d’esprit, à
une psychologie collective, qui, depuis
des générations, a intégré - jusqu’à en
faire une seconde nature - cette idée du
dominé qui doit se protéger au moyen des
règles, des prescriptions, des
interdits, au point de dénaturer le sens
même des enseignements islamiques.
Façonné par cette psyché du dominé sur
la défensive, la norme est effectivement
pensée comme un objectif en soi, une
limite, un cadre à affirmer pour
prévenir la perte de soi, l’aliénation,
voire la dissolution. Cette attitude,
naturelle comme un premier réflexe de
survie, ne peut que produire une crise
de confiance et de sens si l’on s’y
enferme. On le constate aujourd’hui.
Nous assistons à la fin d’un cycle
comme l’histoire de la civilisation
islamique en a connu de nombreux.
D’autres savants et penseurs, de
nouvelles générations, vont émerger et
accompliront cette réforme fondamentale
des esprits qui lisent les Textes sacrés
et l’Univers de façon renouvelée, fidèle
et courageuse. Des femmes et des hommes
qui portent le projet d’une réforme des
consciences, qui résistent à la
déshumanisation de leur être spirituel,
qui refusent le monde tel qu’il est et
s’engagent à réformer les cœurs et les
sociétés, non pas pour s’adapter à ce
qu’ils sont devenus dans leur malaise et
leurs errances, mais pour les
transformer et les mener à ce qu’ils
devraient être, dans la liberté, la
dignité, et la paix.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 2 avril 2013
Le sommaire de Tariq Ramadan
Le dossier religion musulmane
Les dernières mises à jour
|