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Ha'aretz
L'implosion
Sayed Kashua*
[Sayed
Kashua, journaliste et écrivain arabe, est bien "intégré"
dans la société israélienne de Tel-Aviv où il vit. Mais il lui
arrive de craquer.
Là, c'est un lion qui va prendre. Mais cette histoire, cette allégorie,
ne concerne-t-elle pas, au fond, tous les Israéliens, juifs comme
arabes?]
http://www.haaretz.com/hasen/spages/776990.html
Ha'aretz, 20 octobre 2006
Trad. : Gérard pour La Paix Maintenant
J'essaie très fort. En général, ça marche et je réussis à
l'oublier, mais parfois, ça me revient en pleine figure, une
sorte de sentiment de paralysie qui m'empêche de penser
lucidement. Je n'arrive pas à le décrire par des
mots, mais ce samedi matin, j'ai senti que j'allais avoir une
grave attaque.
Je suis incapable de rester dans ma chambre, ni devant
l'ordinateur, il faut que je m'occupe, que je me distraie,
autrement ça pourrait me submerger.
Bien qu'ayant appris par expérience que ce sont des incidents
passagers, malgré tout, à chaque fois, j'ai peur que cette
attaque dure toujours, et qu'elle fiche complètement ma vie en
l'air.
"On y va", me suis-je retrouvé à crier, pour cacher le
tremblement de ma voix qui me prend en de pareilles circonstances.
"Allons quelque part au zoo. Hein? Qu'est-ce que vous en
dites?"
Il est important de prendre une profonde respiration. Oui, le plus
important, c'est de respirer. J'essaye de partager la joie des
enfants, d'être vraiment là tout en les habillant, de me
concentrer totalement sur la
préparation des sandwiches. Il faut que j'oublie ce qui m'arrive,
mes pensées ne doivent pas pénétrer la chose physique que je
suis en train de faire. J'attache des lacets, ces lacets sont mon
monde entier.
Je vais conduire lentement, ne me concentrer que sur la route. Je
vais respirer profondément, peut-être fredonner sur une chanson
gaie à la radio. Je vais serrer plus fort le volant, ainsi je
vais contrôler mon tremblement. J'ai les paumes moites, mais
j'arrive presque à les tenir immobiles. Je dois changer les
images qui défilent dans ma tête pour d'autres. Ah oui, je me
rappelle, le zoo. Les éléphants, les tigres et les lions.
"On va voir l'éléphant?", demandé-je au bébé.
"Tu veux voir l'éléphant?" L'éléphant, je dois me
concentrer sur l'éléphant. "Oui, un gros éléphant avec
des énormes oreilles un éléphant avec une trompe. Dis : 'éléphant'.
Très bien. Un éléphant avec de jolies défenses blanches."
"Tu te sens bien?"
"Très bien, pourquoi? Je suis pâle?"
"Non, je posais la question comme ça."
"Ca va. J'ai la tête un peu... Je n'ai pas très bien
dormi. Je me sens un peu étourdi."
Les bruits des animaux (les cris des singes, je crois) me
perturbent. Je sens que mon pouls, déjà rapide, bat des records
et que les images floues défilent dans ma tête à un rythme étourdissant.
"Comme c'est triste", entends-je ma femme chuchoter près
de la cage du lion pour que les enfants n'entendent pas. "Il
est déprimé, ce lion."
"Et pourquoi es-tu déprimé, dis-moi?", m'entends-je
crier au lion. Les visiteurs me dévisagent. J'essaie de m'arrêter,
je sais que je me conduis comme un fou, mais je n'y arrive pas, et
ma voix ne fait que s'amplifier.
"Tu fais semblant d'être déprimé? Tu veux changer de place
avec moi? OK, allez, on change de place , espèce de
pleurnicheur!"
"Qu'est-ce que tu fais? Qu'est-ce qui t'arrive?" dit ma
femme qui se colle à moi, les larmes aux yeux.
Mais je grimpe sur la barrière en ciment face à la cage, je me
tourne vers le lion, puis vers le public qui a commencé à
s'amasser. "Quoi? Quelque chose te fait mal, hein? T'es si
mal ici? Avant, j'avais vraiment pitié des animaux enfermés au
zoo, voilà pourquoi je n'y allais pas. Mais maintenant, je
comprends qu'ils sont bien ici. Ils sont bien ici, tu m'entends,
le lion?
Je suis comme toi. La liberté était pour moi une valeur
essentielle, mais qu'est-ce que ça veut dire de circuler en
pleine sauvagerie avec les membres de son espèce? La liberté,
mon cher lion, signifie aussi la jungle et ses
lois. Alors, la cage ne vaut-elle pas mieux? Au moins, ici, tu te
sens en sécurité."
De plus en plus de gens commencent à se masser autour de la cage
du lion. Très vite, la rumeur a circulé : il se passe quelque
chose, et les parents se dépêchent de faire approcher leurs
enfants qui s'ennuient, et poussent pour se faire une bonne place
devant moi.
Et je crie au lion : "je voudrais bien me sentir comme toi en
sécurité, sans parler des autres animaux de la jungle plus
faibles que toi. Prends le zèbre, par exemple. Ici, une clôture
vous sépare et, excuse-moi, mais vous avez tous deux l'air d'être
satisfaits. Les zèbres et les autres animaux moins chanceux ne
survivraient pas comme toi, mais toi aussi, tu dois remercier ta
bonne étoile. Même toi, si tu étais dehors, tu aurais à te
battre contre d'autres lions pour ton territoire. Et même, un caïd
de lion te pourrirait la vie et t'attaquerait. Tu n'es pas mieux,
ici, dans ton espace protégé, sans guerres et avec une épouse
qui t'est garantie pour le restant de tes jours?"
Le public applaudit. Je fais un léger signe de tête et je
continue : "Tu penses à t'échapper, mais pour aller où? De
toute façon, que ferais-tu exactement dans un pays étranger? Il
faut beaucoup d'argent pour émigrer avec sa famille. Parfois, je
pense que je suis trop vieux pour émigrer, je n'ai plus la force
de m'intéresser à un nouveau pays, de comprendre sa culture. Si
j'émigrais, je me sentirais sûrement comme ces Turcs qui
refusent de parler allemand, pas par idéologie, mais par manque
d'intérêt. Et si je déménageais à Londres, il est probable
que ce serait la seule ville que je serais capable de situer sur
une carte d'Angleterre."
Ma femme pleure près de moi et me supplie : "S'il te plaît,
arrête, s'il te plaît."
"Attends une minute", lui dis-je, et je me retourne vers
le lion : "Ecoute une histoire. Ce matin, je me suis levé..."
Et soudain, je me rappelle comment l'attaque a commencé.
"J'ai allumé mon ordinateur et qu'est-ce que j'ai vu? Des
musulmans et des chrétiens qui se battent au Nord, des victimes
d'une guerre de gangs dans le Triangle de Galilée, la Police des
frontières qui photographie des Arabes en train d'entrer dans un
centre commercial à Kfar Saba, et une petite fille, le visage en
sang, qui pleure dans un hôpital de Gaza. Qui sont-ils, chers
animaux, pour être traités ainsi? Qui sont-ils, des animaux,
pour se traiter les uns les autres comme cela? Excusez-moi, je
demande pardon à tous les animaux, ce n'est qu'une métaphore. Je
n'avais aucune intention de vous insulter."
Je vois que le`lion accepte mes excuses en frémissant de la crinière,
et qu'il me fait signe de continuer. "Ici, c'est mieux, c'est
plus sûr. En fait, il est clair qu'un zoo en Angleterre serait préférable,
mais tu comprends ce que je veux dire. Au moins, dans un zoo, il
n'y a pas de hordes, pas de nations si tu préfères. Ici,
l'important, c'est l'individu, chacun dans sa cage. Il peut penser
ce qu'il veut et faire ce qu'il veut sans subir de pression de la
société."
"C'est effrayant de faire partie d'une horde, c'est effrayant
d'être une nation, c'est encore plus effrayant d'être une
majorité dans une nation, et d'être dans un régime démocratique.
La démocratie. Encore une valeur sur
laquelle j'ai été élevé, et qui est devenue une grave menace.
L'opinion majoritaire me fait peur. Avec le temps, j'ai compris
qu'il était presque impossible pour une opinion de masse d'être
morale. Une opinion majoritaire dictée par l'argent ou le
gouvernement est d'abord motivée par la domination économique.
Regarde-toi, regarde-nous. Le fait que les masses soient
convaincues de leur bon droit est la preuve absolue qu'elles ont
tort. Une majorité a toujours tort. Demandez au lion."
Le public applaudit, des enfants me lancent des cacahuètes. Je
les salue, puis je descends de la barrière en ciment.
"Rentrons à la maison", dit ma femme les yeux gonflés,
en me serrant le bras. "Viens, je vais te conduire à l'hôpital."
Je proteste : "Pourquoi? Qu'est-ce que j'ai fait? J'ai eu
raison. Tu as vu? La majorité était d'accord avec moi."
* Sayed Kashua fait partie de la jeune génération des romanciers
israéliens. Arabe et citoyen israélien, il est journaliste à
Tel-Aviv et écrit en hébreu. Derniers livres publiés en français
: "Les Arabes dansent aussi"
(éd. Belfond) et "Et il y eut un matin" (éd. de l¹Olivier,
février 2006). Autre article de Syad Kashua : "La piqûre"
: http://www.lapaixmaintenant.org/article1310 |