|
Cuba
Bruxelles, La Havane et les droits
de l’homme
Salim Lamrani
28 juillet 2007
Le 12 juin 2007, Christine Chanet, la représentante du
Haut-commissariat des droits de l’homme pour Cuba, a essuyé un
sérieux revers à Genève, lors de la réunion du Conseil des
droits de l’homme des Nations unies. Après avoir présenté son
rapport sur la situation des droits de l’homme à Cuba, cette
dernière a été l’objet une salve de critiques l’accusant de
partialité. Fait sans précédent, pas moins de 26 pays membres
sur 47 se sont succédés à la tribune pour désavouer la représentante
française et faire l’éloge de l’aide humanitaire fournie par
le gouvernement cubain au Tiers-monde1.
En
effet, Cuba dispose actuellement de plus de 40 000 médecins,
infirmières et enseignants qui travaillent gratuitement et bénévolement
dans plus de 100 pays différentes. Les membres du Conseil ont également
rappelé que plus de 700 000 personnes ont retrouvé la vue
après avoir été opérées gratuitement par les médecins
cubains, et que près de 30 000 étudiants internationaux
suivent des études gratuites à Cuba2.
L’ambassadeur cubain à Genève, Juan Antonio Fernández,
a fustigé le rapport de Chanet. « L’mage de Cuba
qu’elle présente est l’image médiatique que les
transnationales de désinformation projettent, celle qui se
fabrique artificiellement dans les laboratoires de la CIA et de la
Maison-Blanche », a-t-il souligné. « Mais la réalité
[…] est autre. C’est
celle qui n’apparaît pas dans ses rapports. C’est
celle d’une Cuba […] qui envoie des légions de médecins pour
sauver des vies et atténuer les souffrances, depuis les hauts
sommets de l’Himalaya et les plaines africaines, jusqu’aux
collines de Caracas », a-t-il ajouté. « C’est
celle qui apporte la lumière de l’éducation à ceux qui ne
savent ni lire ni écrire, depuis la Haïti voisine jusqu’à la
lointaine Océanie ». Puis, en guise de conclusion, il a
dénoncé le double standard de la représentante qui « aurait
beaucoup de choses à dire sur Cuba, mais préfère ne pas le
faire pour ne pas incommoder les puissants3 ».
La performance de Chanet a été qualifiée de « farce »
par de nombreux membres. Elle a été si peu appréciée que dès
le 19 juin 2007, le Conseil a décidé de révoquer définitivement
son mandat, malgré les énormes pressions de Washington – dont
des appels personnels du président Bush. Cette décision met un
terme à près de 20 ans d’hypocrisie de la part du monde
occidental. En effet, fortement influencée par les Etats-Unis,
l’ancienne Commission des droits de l’homme – dont le discrédit
et la politisation lui avaient valu de passer de vie à trépas
– avait imposé ce mandat discriminatoire à l’égard de l’Île
des Caraïbes. La stigmatisation du gouvernement de La Havane pour
de supposées violations des droits de l’homme permettait à
Washington de justifier l’imposition de sanctions économiques
inhumaines contre la population cubaine. La majorité des 47 pays
membres du Conseil a ainsi décidé d’en finir avec près d’un
quart de siècle de duplicité4.
Cette décision n’a pas été du goût des Etats-Unis
qui, d’ailleurs, n’avaient même pas réussi à se faire élire
comme membres du Conseil en avril 2006 (alors que Cuba avait
obtenu 135 voix), tant ils sont frappés de discrédit au niveau
international. Le porte-parole du Département d’Etat, Sean
McCormack, a fait part de sa « déception » et
a dénoncé le choix du Conseil. Le dernier prétexte qui
permettait à Washington de justifier sa politique irrationnelle
à l’égard de Cuba vient de disparaître5.
Du
côté de Cuba, le ministre des Affaires étrangères, Felipe Pérez
Roque, s’est félicité de l’initiative. « Il
s’agit d’une victoire retentissante, indiscutable et
historique qui a mis à mal les manipulations des Etats-Unis
contre Cuba à Genève ». La prise de position de la
communauté internationale à l’égard de la nation caribéenne
démontre, une fois de plus, que l’administration Bush est isolée
sur cette question. Même l’Union européenne, pourtant si fidèle
à Washington, n’a pas osé s’opposer à la décision ;
opposition qui aurait été de toute façon vaine puisque la résolution
disposait d’une majorité de 25 membres6.
L’Union européenne
Le 18 juin 2007, le Conseil des Affaires étrangères de
l’Union européenne a adopté plusieurs « conclusions
sur Cuba » et a proposé un « dialogue
politique intégral et ouvert avec les autorités cubaines […]
sur des bases réciproques, d’intérêt mutuel et non
discriminatoires ». Il convient de rappeler que sous la
pression des Etats-Unis, l’Union européenne avait adopté une « position
commune » à l’égard de Cuba en 1996, toujours en
vigueur, et des sanctions politiques et diplomatiques en 2003,
officiellement à cause de la « situation des droits de
l’homme ». Ce revirement de la politique étrangère
de l’Europe s’explique de manière très simple : la
stratégie européenne, calquée sur celle de Washington, a
lamentablement échoué. Le gouvernement de La Havane ne comprend
pas le langage de l’intimidation et de la menace7.
Bruxelles évoque un dialogue « sur des bases réciproques
[…] et non discriminatoires » concernant les droits de
l’homme, faisant une nouvelle fois preuve de duplicité. En
effet, la base « non discriminatoire » est
impossible à mettre en place puisque le seul pays d’Amérique
latine châtié par l’Europe – continent où pourtant les
violations des droits de l’homme sont terrifiantes – est Cuba.
Cette discrimination est d’autant plus surprenante que selon le
rapport annuel 2006 de la plus prestigieuse organisation
internationale des droits de l’homme, Amnesty International,
Cuba est le pays qui respecte le mieux les droits de l’homme sur
le continent américain, du Canada jusqu’à l’Argentine8.
C’est la raison pour laquelle le gouvernement cubain a déclaré
que de nombreux obstacles subsistaient avant que ne soit possible
une normalisation des relations entre Cuba et l’Europe. « Avec
Cuba, seul sera possible un dialogue entre pays souverains et égaux,
sans conditions ni menaces en suspens », a déclaré le
Ministère des Affaires étrangères cubain. « Si l’Union
européenne désire un dialogue avec Cuba, elle doit éliminer définitivement
ces sanctions qui depuis lors sont inapplicables et insoutenables ».
Le gouvernement cubain a également regretté « la
persistante et humiliante subordination » de Bruxelles
à Washington, qui l’a amené à recevoir officiellement Caleb
McCarry, le proconsul officiellement désigné par George W. Bush
et chargé d’orchestrer le renversement du gouvernement de La
Havane. Cuba a souligné par la même occasion l’hypocrisie de
l’Europe qui ne dit mot « sur les tortures nord-américaines
dans la Base navale illégale de Guantanamo, qui usurpe un
territoire cubain », pour conclure diplomatiquement :
« C’est l’Union européenne qui doit rectifier les
erreurs commises envers Cuba9 ».
Pour
ce qui est de la base « réciproque », le
second rapport de la Commission des questions juridiques et des
droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de
l’Europe permet d’évaluer l’autorité morale de Bruxelles
à s’ériger en juge. Le rapport en question, rendu public le 7
juin 2007, porte sur les « détentions secrètes et
transferts illégaux de détenus impliquant des Etats membres du
Conseil de l’Europe10 ».
Le rapport, présenté par le rapporteur suisse Dick Marty,
est accablant et évoque des enlèvements, des disparitions et des
actes de torture contre des individus, en flagrante violation des
normes internationales :
« Ce
qui n’était auparavant que des allégations est désormais une
certitude : de nombreuses personnes ont été enlevées de divers
endroits un peu partout dans le monde pour être remises à des
pays où elles étaient persécutées et où il est notoire que
l’on pratique couramment la torture. D’autres ont été détenues
arbitrairement, sans accusations précises à leur encontre,
soustraites à tout contrôle judiciaire - dans l’impossibilité
de se défendre. D’autres encore ont tout simplement disparu de
la circulation pendant des périodes indéfinies et ont été
enfermées dans des prisons secrètes, y compris dans des Etats
membres du Conseil de l’Europe, dont l’existence et les
activités ont été cachées depuis lors11 ».
De nombreuses victimes de cette opération étaient en réalité
totalement innocentes, et n’avaient strictement rien à voir
avec les réseaux terroristes, note le rapport :
« Ailleurs, d’autres personnes ont été
transférées à des milliers de kilomètres dans des prisons dont
elles ne connaîtront peut-être jamais la situation géographique,
soumises à des interrogatoires incessants, abusées physiquement
et psychologiquement, avant d’être relâchées car elles ne
correspondaient tout simplement pas aux individus recherchés. Ces
dernières, après le calvaire subi, ont été libérées sans un
mot d’excuse, ni aucune indemnité12 ».
L’Union européenne, souligne le rapport, est responsable
de ces actes de barbarie à grande échelle car sans « sa
collaboration », la stratégie mise en place par
l’administration Bush n’aurait jamais été rendue possible. « Parmi
ces partenaires, comme nous l’avons déjà illustré dans le
rapport du 12 juin 2006, [se trouvent] plusieurs Etats membres du
Conseil de l’Europe ».
En plus de leur participation avérée à ces actes d’enlèvement,
de disparition et de torture, « beaucoup de gouvernements
ont tout fait pour masquer la vraie nature et l’ampleur de leurs
activités et persistent dans leur attitude non coopérative13 ».
Marty rapporte également que ces actes sont « inadmissibles
aux yeux des lois des pays européens qui, pourtant, les ont tolérés,
voire ont activement collaboré à leur mise en oeuvre». Le
rapport dénonce l’« apartheid juridique » créé
par Washington et Bruxelles car les mesures extrêmes sont prévues
« seulement pour des personnes non américaines »,
ce qui « témoigne d'une mentalité de supériorité
exaspérée ». Là encore, « la responsabilité
n’est pas seulement du côté américain, mais aussi et surtout
des gouvernants politiques européens qui ont sciemment accepté
cet état des choses14 ».
Pour occulter leur implication dans ces crimes, des nations
comme l’Allemagne et l’Italie ont fait « obstacle à
la recherche de la vérité en invoquant la notion de ‘secret
d’Etat’ », ce qui est « inacceptable dans
une société démocratique fondée sur le principe de la prééminence
du droit ». Les centres de détentions, « gérés
par la CIA », ont bien existé « en Pologne et
en Roumanie », avec l’accord des « plus
hautes autorités de l’Etat15 ».
Marty conclut que les « violations des droits de
l’homme commises sur le territoire des Etats membres du Conseil
de l’Europe […] constituent une violation de la Convention
européenne des droits de l’homme », et de la plupart
des normes internationales. Il met directement en cause « le
Conseil de l’Europe, l’Union européenne et l’OTAN ».
De plus, il ne subsiste plus aucun doute au sujet de l’existence
et de l’ampleur de ces opérations illégales : « les
éléments qui démontrent l’existence de violations des droits
fondamentaux de l’homme sont concrets, sérieux et concordants16 ».
Le rapport, tout en soulignant que « le recours à
l’abus et à l’illégalité constitue en réalité un échec
cinglant de notre système », récuse également
l’argument de la nécessité de la lutte contre le terrorisme
pour justifier de tels actes :
« Le recours systématique à des actes illégaux,
la violation massive des droits fondamentaux de la personne et le
mépris des règles de l’Etat fondé sur la prééminence du
droit ne peuvent être justifiés par la lutte contre le
terrorisme. Non seulement parce que de tels moyens sont contraires
à l’ordre constitutionnel de tout pays civilisé et sont éthiquement
inadmissibles, mais aussi parce qu’ils ne sont pas efficaces
dans l’optique d’une véritable réponse durable au phénomène
du terrorisme17 ».
Marty condamne enfin un « inquiétant
processus d’érosion des libertés et des droits fondamentaux »
qui touche les citoyens européens eux-mêmes et critique
l’hypocrisie dont fait preuve Bruxelles :
« Les gouvernements profitent de la peur
suscitée par la menace terroriste pour restreindre arbitrairement
les libertés fondamentales. En même temps, ils ignorent des phénomènes
bien plus meurtriers dans d’autres régions, ou font preuve
d’une passivité déroutante. Pensons seulement à la traite des
êtres humains ou au trafic d’armes (comment est-ce possible,
par exemple, que des avions chargés d’armes continuent
d’atterrir régulièrement au Darfour où se consomme une tragédie
humanitaire avec des dizaines de milliers de victimes ?)18 ».
Comme l’illustre le second rapport présenté par Dick
Marty, Bruxelles est totalement dénuée de légitimité morale et
éthique pour disserter sur la question des droits de l’homme.
L’Union européenne souffre d’un discrédit tellement
important à ce niveau qu’elle ne peut pas être prise au sérieux
dès lors que, se référant à Cuba, elle évoque fallacieusement
les principes inscrits dans la Déclaration universelle de 1948.
En réalité, tel un valet fidèle et zélé des Etats-Unis, elle
utilise ce prétexte car elle a du mal à accepter l’indépendance
de la patrie de José Martí.
L’Europe souffre d’un énorme complexe d’infériorité
à l’égard de Cuba. En effet, elle n’a jamais été capable
de traiter les Etats-Unis comme l’a fait Fidel Castro depuis
1959. Bruxelles a toujours fait preuve d’une subordination peu
glorieuse à l’égard de Washington et n’accepte pas le fait
que le gouvernement de La Havane ose tenir tête à la première
puissance avec tant de constance et d’irrévérence. C’est ce
mélange de frustration, de veulerie et de honte qui explique
pourquoi le Vieux continent est incapable d’adopter une position
rationnelle et indépendante dans ses relations avec Cuba.
Notes
1
Fausto Triana, « Abrumador respaldo a Cuba en COnsejo de
Derechos Humanos », Granma, 13 juin 2007 ; Felipe Pérez
Roque, « Veamos si la UE mantiene su postura contra Cuba
tras recharzarla en el COnsejo de Derechos Humanos », Rebelión,
22 juin 2007.
2
Ibid.
3
Juan Antonio Fernández, « Texto íntegro de la intervención
del jefe de la misión permanente de Cuba ante organismos
internacionales, en el V período d Sesiones del CDH », Granma,
13 juin 2007.
4
Felipe Pérez Roque, « Veamos si la UE mantiene su postura
contra Cuba tras recharzarla en el Consejo de Derechos Humanos »,
op. cit.
5
Will Weissert, « Cuba Cheers End to U.S. Abuse Monitoring »,
The Associated Press, 20 juin 2007.
6
Ibid.
7
Ministère des Relations extérieures de la République de Cuba,
« Déclaration du sur les conclusions du Conseil des
Relations extérieures de l’Union européenne sur Cuba. C’est
l’Union européenne qui doit rectifier les erreurs commises
envers Cuba», Granma, 22 juin 2007.
8
Salim Lamrani, Cuba, l’Union européenne et les droits de
l’homme (Pantin : Le Temps des Cerises, 2007), à paraître.
9
Ministère des Relations extérieures de la République de Cuba,
« Déclaration du sur les conclusions du Conseil des
Relations extérieures de l’Union européenne sur Cuba. C’est
l’Union européenne qui doit rectifier les erreurs commises
envers Cuba», op. cit..
10
Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de
l’Assemblée parlementaire, Détentions secrètes et
transferts illégaux de détenus impliquant des Etats membres du
Conseil de l’Europe : 2e rapport, Conseil de l’Europe, 7
juin 2007.
11
Ibid., p. 3.
12
Ibid., p. 3.
13
Ibid., p. 3.
14
Ibid., p. 3.
15
Ibid., p. 4.
16
Ibid., p. 4.
17
Ibid., p. 5.
18
Ibid., p. 5.
Salim
Lamrani est enseignant, écrivain et journaliste français, spécialiste
des relations entre Cuba et les Etats-Unis. Il a notamment publié
Washington contre Cuba (Pantin : Le Temps des Cerises,
2005), Cuba face à l’Empire (Genève : Timeli,
2006) et Fidel Castro, Cuba et les Etats-Unis (Pantin :
Le Temps des Cerises, 2006).
|