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Cuba

La cyberdissidence (3/3)
Salim Lamrani


Salim Lamrani

Mercredi 2 décembre 2009 

            En avril 2007, Yoani Sánchez décide d’intégrer l’univers de l’opposition à Cuba en créant son blog Generación Y. Oubliant la magnanimité des autorités à son égard lors de son retour à Cuba en 2004, elle devient ainsi un farouche détracteur du gouvernement de La Havane. Ses critiques sont acerbes, peu nuancées et à sens unique. Elle présente un panorama apocalyptique de la réalité cubaine et accuse les autorités d’être responsables de tous les maux. Pas un seul instant, elle n’évoque le contexte géopolitique singulier dans lequel se trouve Cuba depuis 1959. Des centaines de blogs existent à Cuba. Un certain nombre d’entre eux dénoncent de manière incisive certaines aberrations de la société cubaine. Mais le point de vue est beaucoup plus nuancé et l’information moins parcellaire. Cependant, les médias occidentaux ont choisi le blog manichéen de Sánchez27.

            Selon la bloggeuse, à Cuba, « le processus, le système, les expectatives, les illusions ont subi un naufrage. Il s’agit d’un naufrage total », annonce-t-elle, avant de conclure sur cette métaphore lapidaire : « le bateau a coulé ». Pour elle, il est évident que Cuba doit changer d’orientation et de gouvernement : Il faut changer le « timonier et tout l’équipage28 » afin de mettre en place « un capitalisme sui generis29 ».

Sánchez est une personne sagace qui a parfaitement compris qu’elle pouvait rapidement prospérer en tenant ce genre de discours apprécié des médias occidentaux, qui sauraient récompenser cette fidélité. Elle a d’ailleurs passé ce marché tacite avec les transnationales de la communication et de l’information. Car pour être considéré comme un « bloggeur indépendant » par la presse occidentale et donc bénéficier d’une certaine aura médiatique, il faut impérativement se prononcer contre le système et le gouvernement et exiger un changement radical, et non pas se contenter de dénoncer certaines aberrations du système.

            Comment corroborer l’affirmation de collusion entre Sánchez et les puissances médiatiques ? A la lumière des faits. Quelques semaines à peine après la naissance de son blog, les médias occidentaux ont lancé une extraordinaire campagne de promotion à son sujet, la présentant comme étant la bloggeuse qui ose défier le régime ainsi que les limites à la liberté d’expression. Là encore, la presse occidentale n’est point effrayé par ses propres contradictions. D’un côté, elle ne cesse de répéter qu’il est absolument impossible pour tout Cubain de tenir des propos hétérodoxes à Cuba, qu’il lui est rigoureusement interdit d’émettre la moindre critique au sujet du gouvernement ou même de s’écarter de la ligne officielle sous peine de prison. De l’autre, elle vante l’ingéniosité de Yoani Sánchez dont la principale activité est de fustiger les politiques gouvernementales avec une liberté de ton qui ferait pâlir de jalousie les opposants du monde entier, sans que pour autant être inquiétée par les autorités30.

Ainsi, en à peine un an d’existence, alors qu’il existe des dizaines de blogs plus anciens et non moins intéressants que celui de Sánchez, la bloggeuse cubaine a obtenu le prix de Journalisme Ortega y Gasset, d’un montant de 15 000 euros le 4 avril 2008, décerné par le quotidien espagnol El País. D’habitude, ce prix est accordé à des écrivains et journalistes prestigieux ayant une longue carrière littéraire. C’est la première fois qu’une personne du profil de Sánchez l’obtient31. De la même manière, la bloggeuse  a été sélectionnée parmi les 100 personnes les plus influentes du monde par la revue Time (2008), en compagnie de George W. Bush, Hu Jintao et le Dalaï Lama32. Son blog a été inclus dans la liste des 25 meilleurs blogs du monde de la chaîne CNN et la revue Time (2008) et elle a également obtenu le prix espagnol Bitacoras.com ainsi que The Bob’s (2008)33. Le 30 novembre 2008, le quotidien espagnol El País l’a inclus dans sa liste des 100 personnalités hispano-américaines les plus influentes de l’année (liste dans laquelle n’apparaissaient ni Fidel Castro ni Raúl Castro)34. La revue Foreign Policy a fait mieux en décembre 2008 en l’incluant parmi les 10 intellectuels les plus importants de l’année35. La revue mexicaine Gato Pardo en a fait de même pour l’année 200836. La prestigieuse université étasunienne de Columbia lui a décerné le prix Maria Moors Cabot37. Et la liste est encore longue38.

Pourtant, Yoani Sánchez est une véritable inconnue dans son pays, comme elle le reconnaît avec franchise : « La revue Time m’a inclus dans sa liste des personnes influentes en 2008 en compagnie de 99 autres célébrités. Moi, qui ne suis jamais montée sur scène, ni à une tribune, alors que mes voisins ne savent pas si ‘Yoani’, s’écrit avec un ‘h’ au milieu ou un ‘s’ à la fin […]. J’imagine que les autres inscrits se demanderont : Qui est cette bloggeuse cubaine inconnue qui nous accompagne39 ». Sans le vouloir, Sánchez a mis la revue Time face à son énorme contradiction : Comment une bloggeuse inconnue de ses propres voisins peut-elle être incluse parmi les 100 personnalités les plus influentes du monde ? Ici, il est indéniable que la revue étasunienne a privilégié les critères politiques et idéologiques en intégrant Sánchez, ce qui jette une ombre sur la crédibilité du classement. Le raisonnement est valable également pour les autres distinctions.

Les conditions de vie de Yoani Sánchez

            Enième contradiction. Les médias, relayant les propos de Sánchez, ne cessent de répéter que les Cubains n’ont pas accès à Internet, sans expliquer pour autant comment la bloggeuse peut écrire quotidiennement sur son blog à Cuba. Grande fut la surprise des quelque 200 journalistes internationaux accrédités à la Foire internationale du tourisme à Cuba, ce mercredi 6 mai 2009, lorsqu’ils ont aperçu Yoani Sánchez tranquillement installée dans le salon de réception du plus luxueux établissement de tourisme de l’île, l’Hotel Nacional, en train de naviguer sur Internet, alors que le coût de connexion est prohibitif y compris pour un touriste étranger40.

            Deux questions surgissent inévitablement : Comment Yoani Sánchez peut-elle se connecter à Internet à Cuba, alors que les médias occidentaux ne cessent de répéter qu’elle n’y a pas accès ? D’où vient l’argent qui lui permet de mener un train de vie qu’aucun Cubain ne peut s’offrir, alors qu’elle ne dispose officiellement d’aucune source de revenus ?

            En 2009, le Département du Trésor des Etats-Unis a ordonné la fermeture de plus de 80 sites Internet en rapport avec Cuba qui fomentaient le commerce, violant ainsi la législation sur les sanctions économiques. Curieusement, le site de Yoani Sánchez a été épargné alors que ce dernier propose l’acquisition de son livre en italien, de surcroît à travers Paypal, système qu’aucun Cubain vivant à Cuba ne peut utiliser en raison des sanctions économiques (qui interdisent, entre autres, le commerce électronique). De la même manière Sánchez dispose d’un Copyright pour son blog « © 2009 Generación Y - All Rights Reserved ». Aucun autre bloggeur cubain ne peut en faire autant en raison des lois de l’embargo. Comment s’explique ce fait unique41?

            D’autres questions nécessitent également une réponse. Qui se cache derrière le site de Sánchez desdecuba.net dont le serveur est hébergé en Allemagne par l’entreprise Cronos AG Regensburg (qui héberge également des sites d’extrême droite), et enregistré au nom de Josef Biechele? On découvre également que Sánchez a enregistré son nom de domaine à travers l’entreprise étasunienne GoDaddy, dont la principale caractéristique est l’anonymat. Le Pentagone l’utilise également pour enregistrer des sites de manière discrète. Comment Yoani Sánchez, une bloggeuse cubaine vivant à Cuba, peut-elle enregistrer son site auprès d’une entreprise étasunienne alors que cela est formellement interdit par la législation portant sur les sanctions économiques42 ?

            Par ailleurs, le site Generación Y de Yoani Sánchez est extrêmement sophistiqué, avec des entrées pour Facebook et Twitter. De plus, il reçoit 14 millions de visites par mois et est le seul au monde à être disponible en pas moins de… 18 langues (anglais, français, espagnol, italien, allemand, portugais, russe, slovène, polonais, chinois, japonais, lituanien, tchèque, bulgare, néerlandais, finlandais, hongrois, coréen et grec). Aucun autre site au monde, y compris ceux des plus importantes institutions internationales comme par exemple les Nations unies, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’OCDE, l’Union européenne, ne dispose d’autant de versions linguistiques. Ni le site du Département d’Etat des Etats-Unis, ni même celui de la CIA ne disposent d’une telle variété43.

Un autre aspect est surprenant. Le site qui héberge le blog de Sánchez dispose d’une largeur de bande qui est 60 fois supérieure à celle que dispose Cuba pour tous ses utilisateurs d’Internet ! D’autres questions surgissent inévitablement à ce sujet : qui administre ces pages en 18 langues ? Qui paye les administrateurs ? Combien ? Qui paye les traducteurs qui oeuvrent quotidiennement sur le site de Sánchez ? Combien ? De plus, la gestion d’un flux de plus de 14 millions de visites par mois coûte extrêmement chère ? Qui paye tout cela44 ?

            Yoani Sánchez a parfaitement le droit de s’exprimer librement et d’émettre des critiques virulentes à l’égard des autorités de La Havane – ce dont elle ne se prive pas – au sujet des difficultés quotidiennes réelles à Cuba. Elle ne peut pas et ne doit pas être critiquée pour cela. Par contre, elle commet une grave imposture intellectuelle lorsqu’elle se présente comme une simple bloggeuse et affirme que son seul et unique but est d’exercer honnêtement son devoir de citoyenne.

Son acharnement méticuleux à noircir systématiquement la réalité, à n’évoquer que les aspects négatifs, à décontextualiser les problématiques, à ignorer méthodiquement l’environnement géopolitique dans lequel se trouve Cuba, notamment dans sa relation avec les Etats-Unis et l’imposition implacable de sanctions économiques qui conditionne la vie de tous les Cubains, à recourir à des contrevérités comme cela est aisément constatable pour le cas de la supposée « agression », tendent à la disqualifier. Son rôle est d’abord et avant tout de courtiser une certaine audience, résolument opposée au processus révolutionnaire cubain, et non pas de représenter fidèlement la réalité cubaine dans sa complexité.

            Autre fait unique, le président étasunien Barack Obama a répondu à  une interview de Yoani Sánchez. Ainsi, alors que les Etats-Unis sont plongés dans une crise économique sans précédent, que la bataille en faveur de la réforme du système médical fait rage, que les dossiers afghan et irakien sont de plus en plus brûlants, malgré l’agenda extrêmement chargé de la présidence, le dossier extrêmement sensible des sept bases militaires étasuniennes installées en Colombie qui suscitent la réprobation continentale, le coup d’Etat au Honduras dans lequel Washington est gravement impliqué, et les centaines de demandes d’interviews des plus importants médias du monde en attente, Barack Obama a mis tous ces dossiers de côté pour répondre aux questions de la bloggeuse cubaine45.

Lors de son interview, pas une fois Sánchez ne demande la fin des sanctions économiques qui affectent toutes les catégories de la société cubaine à commencer par les plus vulnérables (femmes, enfants et personnes âgées), qui constituent le principal obstacle au développement du pays et qui sont rejetées par l’immense majorité de la communauté internationale (187 pays lors du vote aux Nations unies en octobre 2009) pour leur caractère anachronique, cruel et inefficace. Au contraire, elle reprend exactement la rhétorique de Washington à ce sujet : « La propagande politique nous dit que nous vivons dans une forteresse assiégée, d’un David face à Goliath et de ‘l’ennemi vorace’ prêt à nous attaquer46 ». Les sanctions économiques, qu’elle qualifie de simples « restrictions commerciales », sont « si maladroites et anachroniques », non pas en raison des conséquences dramatiques qu’elles ont sur la population cubaine, mais parce qu’elles sont « utilisées pour justifier aussi bien le désastre économique que la répression à l’encontre de ceux qui pensent différemment47 ». Il s’agit là exactement des mêmes arguments évoqués… par la représentante des Etats-Unis aux Nations unies en octobre 2009 pour justifier le maintien de l’état de siège que Washington impose à Cuba depuis 1960, sans pour autant expliquer pourquoi 187 pays du monde se prêtent chaque année depuis 18 ans à ce qu’elle qualifie de « propagande politique48 ».

            Au vu de tous ces éléments, il est impossible que Yoani Sánchez soit une simple bloggeuse cubaine qui dénonce les difficultés d’un système. De puissants intérêts se cachent derrière le rideau de fumée que constitue Generación Y, qui représente une formidable arme dans la guerre médiatique que mènent les Etats-Unis contre Cuba. Yoani Sánchez a parfaitement compris que l’allégeance envers les puissants était généreusement récompensée (près de 100 000€ au total49). Elle a donc choisi d’intégrer le commerce de la dissidence et couler des jours heureux à Cuba.

Retour sur le phénomène Yoani Sánchez (2/3)
Les contradictions de la bloggeuse cubaine Yoani Sánchez (1/3)

Notes

26 Correspondance avec son Excellence Monsieur Orlando Requeijo, Ambassadeur de la République de Cuba à Paris, 18 novembre 2009.

27 Libertad Digital, « Yoani Sánchez : ‘Hemos naufragado ; hace rado que estamos bajo el agua’ », 12 novembre 2009. http://www.libertaddigital.com/mundo/yoani-sanchez-desde-que-comence-a-escribir-el-blog-vivo-un-thriller-de-accion-1276375966/

28 Ibid.

29 Mauricio Vicent, « "Los cambios llegarán a Cuba, pero no a través del guión del Gobierno" », El País, 7 mai 2008.

30 Yoani Sánchez, Generación Y.

31 El País, « EL PAÍS convoca los Premios Ortega y Gasset de periodismo 2009 », 12 janvier 2009.

32 Time, « The 2008 Time 100 », 2008. http://www.time.com/time/specials/2007/0,28757,1733748,00.html (site consulté le 25 novembre 2009)

33 Yoani Sánchez, « Premios », Generación Y. 

34 Miriam Leiva, « La ‘Generación Y’cubana », El País, 30 novembre 2008.

35 Yoani Sánchez, « Premios », op. cit.

36 Ibid.

37 Ibid.

38 El País, « Una de las voces críticas del régimen cubano, mejor blog del año », 28 novembre 2008.

39 Yoani Sánchez, « ¿Qué hago yo ahí », Generación Y, 3 mai 2008.

40 Guillermo Nova, « Bloguera cubana Yoani Sánchez descubierta escribiendo sus artículos desde el wi-fi de hoteles », Rebelión, 11 mai 2009.

41 Norelys Morales Aguilera, « Si los blogs son terapéuticos ¿Quién paga la terapia de Yoani Sánchez? », La República, 13 août 2009.

42 Ibid.

43 Yoani Sánchez, Generación Y.

44 Norelys Morales Aguilera, « Si los blogs son terapéuticos ¿Quién paga la terapia de Yoani Sánchez? », op. cit.

45 Yoani Sánchez, « Respuestas de Brack Obama a Yoani Sánchez », Generación Y, 20 novembre 2009.

46 Yoani Sánchez, « Siete preguntas », Generación Y, 19 novembre 2009.

47 Yoani Sánchez, « Made in USA », Generación Y, 18 novembre 2009.

48 Yoani Sánchez, « Siete preguntas », op. cit.

49 Yoani Sánchez, « Premios », Generación Y.

Salim Lamrani est enseignant chargé de cours à l’Université Paris-Sorbonne-Paris IV et l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée et journaliste français, spécialiste des relations entre Cuba et les Etats-Unis. Son nouvel ouvrage s’intitule Cuba. Ce que les médias ne vous diront jamais (Paris : Editions Estrella, 2009).

Contact : lamranisalim@yahoo.fr



Source : Salim Lamrani


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