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Opinion
Le « Printemps de
Tunis »
Robert Bibeau
Lundi 24 janvier 2011
Après le « Printemps de
Prague », voici le « Printemps
de Tunis ». Ils pavoisent, les intellectuels maghrébins
planqués; ils éructent les journalistes occidentalisés, quelle
aubaine, la « Révolution tunisienne », le « Mal-vivre
algérien », les « Marches jordaniennes », alors pourquoi pas le
« Printemps arabe » ? Et ces analystes se muent en
prophètes à la petite semaine dans les souks embués par les
fumées du narguilé. Lisez plutôt :
« Nous
sommes certains que tous les régimes arabes,
qui partagent la même situation mais avec des ingrédients
différents, sont désormais ébranlés
parce que la même situation produit les mêmes résultats. Nous
sommes également certains que tous les régimes arabes, tous les
impérialistes, tous les
révolutionnaires sont en train d'étudier les causes de la
réussite de l'expérience tunisienne. Tous
se demandent pourquoi les Tunisiens ont réussi à expulser
leur gouvernement tandis que d'autres soulèvements similaires
ont échoué. De notre point de
vue, partout dans le monde arabe, il y a la même situation et le
même désir de changement et de se débarrasser de ce modèle ;
la seule différence est que
la révolte tunisienne a été spontanée et non-idéologique. »
(1)
L’apologie de l’inconscience révolutionnaire
est le leitmotiv de la petite
bourgeoisie pédante qui ne souhaite pas que le peuple
s’aventure dans les sphères étranges de la conscience politique.
Elle se réserve ce domaine l’intelligentsia petite-bourgeoise
arabe. Observez-la à l’œuvre et ne la distrayez pas de ses
élucubrations épistémologiques. Elle ronronne la
petite-bourgeoisie arabe, elle stigmatise les contradictions de
classes et les oppositions tribales et elle psalmodie de gros
mots comme « impérialisme » et « classe sociale ». Hier, elle
prêchait en faveur de la mondialisation, aujourd’hui elle
reconnaît que son salaire dépendra de la dénonciation de la
mondialisation et de l’apologie de la « démocratie ». Mais de
quelle démocratie parle-t-elle, la petite-bourgeoisie arabe ?
Auriez-vous noté qu’aucun de
ces analystes n’a pris la peine de vraiment expliquer les
événements tunisiens ? Pour notre gouverne résumons ces
événements (2). Le
peuple tunisien subit l’oppression économique, idéologique et
politique de la part de la grande-bourgeoisie tunisienne qui
obtient depuis des années ses parts de marchés et son droit
d’exploiter ce peuple patient par le fait qu’elle livre les
ressources nationales tunisiennes sur le marché de la
concurrence monopolistique internationale.
La grande bourgeoisie française, les bourgeoisies
canadienne, italienne et belge font des affaires d’or en Tunisie
et exploitent des hôtels luxueux aux plages sablonneuses avec la
complicité de sous-traitants locaux qui jusqu'à tout récemment
entouraient le dictateur Ben Ali. L’eau coulait à flots sous les
douches des hôtels d’Hammamet pendant que la femme tunisienne
devait marcher des kilomètres pour transporter son maigre pot à
l’eau. Ben Ali et ses amis se déplaçaient en limousines pendant
que le marchand du souk fouettait son canasson pour qu’il tire
son wagon. On nous décrit cette réalité un peu comme une
fatalité où l’on ne discerne pas très bien qui gouverne et qui
obéit dans toute cette fourberie. Lisez plutôt.
« De
l’indifférence bienveillante-complicité dont fait preuve
l’Occident (durant les évènements de Tunisie, le Canada n’a pipé
mot, la France s’enlise en explications alambiquées pour
avoir fait de Ben Ali un «grand démocrate», et proposé le
«savoir-faire» de ses troupes la veille de sa fuite…),
de l’ingérence systématique dans la mise en place et le maintien
de dictateurs-pilleurs un peu partout au tiers- monde et en
particulier là où il y a régions de pétrole (…) de la voracité
des multinationales complices de ces régimes, et bras
armés de politiques néocolonialistes (…) » (3).
Fait étonnant, après avoir
fustigé la « bienveillante complicité de l’Occident » et son
ingérence dans la mise en place de dictateurs-pilleurs à la
solde des multinationales (non pas complices, mais bien maîtres
d’œuvre de ces abréactions), voilà nos intellectuels arabisants
qui implorent l’intervention des puissances coloniales
occidentales, c’est à n’y rien comprendre.
Lâchez du lest, quémandent-ils aux dieux de la peste;
sinon vous serez balayés si vous ne permettez pas à une nouvelle
couche de petits-bourgeois au vernis « démocratique » de prendre
la relève pour tromper la rue révoltée. Ils rêvent tous de
devenir calife à la place du calife ces « Iznogouds » petits
bourgeois afin d’enfermer la colère populaire dans l’urne de la
pseudo démocratie, et elle recommence la danse du « Printemps
arabe », elle se danse les yeux bandés, à la filée, jusqu’aux
isoloires pour voter, puis chacun rentre fumer le narguilé
faute de pain à manger.
Comme tant d’autres, un jeune
homme chômait dans la Tunisie de Ben Ali; il se mua en vendeur
itinérant pour faire vivre sa famille décemment. Un jour, un
potentat local s’interposa et exigea un pot-de-vin pour
autoriser le désoeuvré à poursuivre son commerce fruitier. Le
jeune homme s’objecta et refusa de payer cette rançon mafieuse.
Il fut aussitôt arrêté et admonesté par l’agent impudent,
représentant local de la hiérarchie corrompue d’une structure
sociale décadente. Le jeune homme contrit s’immola publiquement.
Réaction inattendue, comme il en arrive parfois parmi ces
peuples dépourvus, des milliers de témoins, d’exploités,
d’aliénés comme lui, prirent spontanément la rue et protestèrent
pour le droit au pain, le droit à l’eau, le droit au logement,
le droit au travail, le droit au commerce quand il ne reste que
ce geste.
Aussitôt, comme à l’accoutumée, les autorités brandirent
la panoplie usuelle… police, armée, répression sauvage des
affamés. Le plein poids de la loi s’écrasa sur le dos du peuple
désemparé. Ceux qui ne comprenaient pas pourquoi ces dépenses
militaires et sécuritaires somptueuses auront compris en une
nuit (4). La
petite-bourgeoisie ébaudie regardait dans l’expectative le
peuple sans perspective mourir dans les rues, car il donnait ce
qu’il possédait ce peuple, sa vie, pour que d’autres obtiennent
l’usufruit de ce combat pour la survie, le droit de manger, de
boire, de se loger, de travailler et de vivre convenablement.
Rien ne les arrêtait ces
enragés, ils étaient prêts à mourir ces va-nu-pieds; de fait,
ils savaient qu’ils mourraient de faim ou de chômer; alors
autant en découdre maintenant avec le potentat et ses
représentants. Au vu de cette révolte farouche qui ne déparait
pas le pouvoir se ravisa et jeta du lest, le chef des brigands,
Ben Ali, fut éjecté muni d’un parachute doré pour s’échapper
vers une contrée amie en attendant que les révoltés se calment
ou se replient. Un thuriféraire, premier ministre complice de
l’intimé, vient proposer un compromis à la petite bourgeoisie
pour qu’encore une fois jouant son rôle de courroie elle apaise
le jeu et rétablisse les maîtres dans leurs lieux au nom de la
« démocratie ». Quelle « démocratie », celle des élections
truquées ou celle du pain…celle des riches ou celle des pauvres
?
Une fraction de la petite-bourgeoise intellectuelle
tunisienne, qui en rêvait depuis des décennies, accepta le
« deal » des urnes et se proposa, servante servile, pour
rétablir la loi et l’ordre des ploutocrates. Trop vite en
besogne, cette couche de traîtres apprécia mal la colère
populaire. Ces petit-bourgeois de la capitulation furent
balayés, discrédités par les ouvriers excédés.
Le peuple tunisien en est là
aujourd’hui. Voilà qu’entre en scène une nouvelle fraction
d’intellectuels arabes, des occidentalisés mieux avisés.
Maintenant que le premier groupe de compromis s’est cassé le
nez, eux s’avancent et proposent une tactique différente; ils
souhaitent détourner le mouvement; d’une lutte sur le front
économique, idéologique et politique, ces intellectuels arabes
suggèrent de faire une lutte pour la « démocratie ». La
« démocratie » qui nourrit comme aux États-Unis, mais pas les
gagne-petits, elle nourrit la petite-bourgeoise – auto de
luxe et studio dans la Cité – vous comprenez…c’est le prix
qu’elle fixe pour gagner son pari et engranger son profit, la
petite-bourgeoise, le pari de diriger le conflit de Tunisie vers
la « démocratie » du désespoir, de la faim et du mépris.
« Peut-être les
forces adverses du peuple tunisien, de manière à sauvegarder
leurs intérêts, vont tenter de contenir le mouvement par un
changement de visages, mais la situation continuera à être
explosive jusqu'à ce qu'il y ait une réconciliation entre
l'intérêt du peuple et l'État dans lequel il vit.
C'est ce qu'on appelle la démocratie
et l'indépendance où le peuple et l'État sont maîtres de
leur présent et de leur avenir. » (5)
Demain, un étudiant de
polytechnique et ses amis chômeurs pourront vendre leurs
fruits sur le parvis des mosquées pendant que les représentants
honteux de la petite- bourgeoisie s’amuseront à jouer au
ministre du travail, de l’enseignement supérieur ou du
développement régional jusqu'à ce que la grande-bourgeoisie
rassurée les retourne à leurs billevesées et qu’elle reprenne en
main la rue agitée et l’écrase sous la botte de l’armée
grassement payée.
Pour que la « révolution »
tunisienne sorte victorieuse, le peuple tunisien doit mener une
guerre consciente pour la prise du pouvoir d’État par les
partisans. C’est la seule façon de « réconcilier » les intérêts
du peuple travailleur et ceux de l’État du travail. Ce doit être
leur État à eux, pas celui des brigands au pouvoir qui doivent
tous être chassés : que la rue tunisienne ne laisse pas la
petite-bourgeoise opportuniste lui voler sa première victoire.
Si la petite-bourgeoise excitée souhaite contribuer à la
libération, qu’elle commence humblement par analyser et
comprendre la vraie nature de la révolte populaire tunisienne,
qu’elle se mette au service des travailleurs tunisiens et
qu’elle cesse de dicter les objectifs stratégiques de cette
révolte qui n’est pas un « Printemps arabe » mais un « Hiver
tunisien » où les travailleurs et les travailleuses cherchent la
voie vers le développement, le pain, l’eau, le travail, la
dignité et le pouvoir… Pas d’illusion, la lutte populaire n’a
pas encore triomphée dans la Tunisie dépossédée, le « Printemps
de Tunis » n’est pas terminé.
Robert Bibeau gère le site
Samidoun
à Montréal.
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