Tribune
Et si l'Iran
privait les « Occidentaux » d'ennemi ?
Philippe Migault
© Philippe
Migault
Vendredi 18 octobre 2013
Source:
RIA Novosti
"Polemos pater panton" par
Philippe Migault
L’élan d’ouverture qui se manifeste
en Iran depuis l’élection d’Hassan
Rohani a été favorablement accueilli par
les « Occidentaux ».
La conversation téléphonique du
Président iranien avec Barack Obama,
premier contact direct entre les chefs
d’Etats des deux pays depuis la
révolution islamique de 1979, a suscité
l’optimisme sur la scène internationale.
L’esprit résolument moderniste de ce
religieux qui fait le buzz sur Twitter,
les pistes de négociations proposées par
Téhéran sur son programme nucléaire, ont
déclenché une vague de commentaires et
d’analyses qui ne sont pas sans rappeler
les premiers mois de la Perestroïka :
enthousiasme d’une part, profond
scepticisme de l’autre.
Du point de vue israélien, les choses
sont claires : Rohani est un « loup
déguisé en mouton » assure Benyamin
Netanyahou. Le Premier ministre de
l’Etat juif est persuadé que ce
séducteur n’est qu’une ruse persane,
dont l’objectif est de gagner du temps
afin de permettre à l’Iran d’achever la
mise au point de sa bombe atomique.
Côté américain, on se veut prudent.
Parce qu’une hirondelle ne fait pas le
printemps, on rappelle qu’il faudra que
Téhéran donne des garanties sur son
programme nucléaire.
Pourtant, l’hypothèse d’une énorme
entreprise de désinformation iranienne
n’est peut-être pas ce qui inquiète le
plus les Israéliens et leurs alliés
américains. « Nous allons vous faire ce
qu’il y a de pire, nous allons vous
priver d’ennemi», déclarait en 1989
Alexandre Arbatov aux Américains. A
Washington et à Tel-Aviv, bien des
personnes redoutent que Rohani fasse de
même.
Imaginons un Iran qui accepte la
transparence sur l’atome, un Iran qui
s’ouvre, qui convainque « l’Occident »
de sa bonne volonté et obtienne la levée
des sanctions.
Quel épouvantail brandiront les
Israéliens pour poursuivre leur coûteux
programme de bouclier antimissiles ?
Pour les entreprises d’armement
israéliennes qui ont développé une
génération de matériels très onéreux,
qu’elles proposent à l’export, une telle
perspective serait catastrophique.
Car l’enjeu est colossal. Les
systèmes antimissiles sont parmi les
produits les plus convoités du marché
mondial de l’armement. De nombreux Etats
sont prêts à investir lourdement pour
s’en doter. La vague de protestations
ayant accompagné la décision turque
d’acheter des missiles HQ-9 à la Chine
ne se justifie pas seulement par le
choix d’un matériel chinois par un Etat
membre de l’OTAN. Elle s’explique
surtout par la perspective de voir 4
milliards de dollars échapper à l’un des
missiliers occidentaux et la Chine
réussir une entrée fracassante sur ce
segment juteux.
Les sociétés israéliennes espèrent
secrètement greffer leurs systèmes sur
un bouclier antimissiles européen, dont
elles représenteraient la première ligne
de défense vis-à-vis des menaces venues
du Moyen-Orient, tenant le rôle que
l’OTAN refuse à la Russie. Pour
Tel-Aviv, cela permettrait de faire coup
double : rapprochement militaire et
diplomatique avec les Européens, accès à
un marché des plus lucratifs, au
détriment des entreprises européennes de
défense, essentiellement françaises sur
ce segment…Que Téhéran fasse des
concessions et tout s’écroule.
Le même problème se pose aux
Américains. Comment justifieront-ils
leur propre projet en Europe ? En
évoquant les missiles pakistanais ou
nord-coréens ? Ou bien Washington
ressuscitera-t-il la menace russe,
ultime recours pour justifier la
pérennité de l’OTAN ?
Les groupes Boeing, Raytheon,
Lockheed-Martin ont eux aussi tout à
perdre…Lourdement impliqués dans les
programmes antimissiles israéliens, ils
seraient doublement impactés : en Israël
et, beaucoup plus grave, en Europe.
Car l’objectif commun de ces
entreprises et de la Maison-Blanche sur
le Vieux Continent est limpide. Il
s’agit de renouveler le coup du
programme d’avion de combat F-35.
Celui-ci monopolise déjà une bonne
partie des fonds que les Européens
peuvent investir dans la R&D en matière
d’aéronautique de défense, sans aucun
transfert de technologie américaine en
retour. Un désastre tel que les Etats de
l’UE n’ont plus les moyens de financer
les études nécessaires au développement
de la prochaine génération d’avions de
combat. En faisant de même sur le
segment des missiles et de
l’électronique de défense au sens large,
l’Amérique donnerait le coup de grâce.
Elle siphonnerait le gros des ressources
restant à l’Union européenne pour sa
défense, neutralisant son industrie de
l’armement, la réduisant au rang de
junior partner, nous privant d’un
instrument indispensable à notre
autonomie stratégique.
La mutation esquissée à Téhéran est
susceptible, dans une certaine mesure,
de remettre en cause la pérennité de
l’OTAN, principal instrument d’influence
américain en Europe sous sa forme
actuelle.
Elle peut aussi rebattre les cartes
sur le marché de l’antimissile où les
entreprises européennes, faute de
soutien politique, peinent à imposer
leurs atouts face à leurs rivales
américaines et israéliennes.
Espérons que l’éclaircie Rohani
tourne au grand beau temps.
Philippe Migault est Directeur de
recherche à l'Institut de Relations
Internationales et stratégiques (IRIS).
Ses principaux domaines d’expertise sont
les questions diplomatiques et
stratégiques, les conflits armés et
industries de l'armement.
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